Militants des révolutions (2)

La révolution, les lois physiques et l'isolement

Mais c’est une manie ! dit l'observateur mal préparé. Non, ce n'est pas une fixation, c’est un clou qui doit être enfoncé à chaud et qu’il ne faut ensuite jamais faire refroidir parce que, pour rappeler encore Diderot, le personnalisme idéaliste naît du fait réel que l'individu existe, absorbe et fait sien le monde extérieur en le réfléchissant comme sa propre œuvre spécifique. Les questions de l'intuition, de l'instinct et du mythe de l'individu cadrent parfaitement avec le matérialisme historique et la dialectique ; il n'est pas vrai qu’elles ne font pas partie du bagage marxiste précédant la Gauche. Marx et Engels arrivèrent séparément aux mêmes conclusions en partant de prémisses tout à fait différentes. Le premier écrivait à son père des éclairs de sa conception nouvelle du monde quand, jeune homme, il étudiait encore à Berlin :

« Un rideau était tombé. Mon sanctuaire était détruit et de nouveaux dieux devaient être installés... je voulus encore une fois me plonger dans la mer, mais avec la ferme intention de trouver la nature spirituelle tout autant nécessaire, concrète et solidement achevée que celle physique. »

Il avait dix-neuf ans. Le second se convainquait, en travaillant pour la première fois dans l'usine du père, que la solution résidait dans la classe ouvrière. Il avait dix-huit ans. Peu d’années après, ils écrivaient ensemble le Manifeste du parti de la révolution prolétarienne et, après trois ou quatre autres années, ils erraient sans liens avec le parti éphémère, détruit par le reflux révolutionnaire et les disputes humaines. Aucune puissance n’aurait pu dévier le travail des "génies" de la nouvelle doctrine sociale et personne ne les écoutait. Une dizaine d’années après, ils étaient les chefs craints d’une organisation révolutionnaire internationale.

Ils n’étaient pas pressés, on ne pouvait pas violenter la nature spirituelle – lisons : politique – une fois établi que ses lois étaient comme celles de la physique. Ils n'étaient pas des activistes vulgaires enfin, et ils ne comptaient pas sur leur auguste personne pour faire en sorte que la révolution se mit en mouvement. Ecoutez ce que disait Engels dans une lettre à Marx du 13 février 1851 :

« Nous avons à nouveau enfin l’occasion – pour la première fois depuis longtemps – de montrer que nous n'avons besoin ni de popularité, ni du support d’un parti quelconque dans un pays quelconque et que notre position est totalement indépendante de ces petits et mesquins calculs. Dorénavant, nous n’avons de responsabilité que de nous-mêmes, et quand viendra le moment où ces messieurs auront besoin de nous, nous serons en mesure de dicter nos conditions. » (27)

L'isolement – et puis c'était un isolement relatif – durera jusqu'en 1864, quand Marx et Engels seront appelés à s'occuper de l’Internationale naissante. La phrase parait réellement arrogante pour les démocrates. Mais comment, et le débat ? Le moment viendra où ces messieurs auront besoin de nous et alors nous dicteront nos conditions. Le moment arrive certainement où la révolution a besoin de qui ne s'est pas laissé entraîner dans les bavardages de la politique courante et a établi les bases théoriques sur lesquelles agir, la tactique, le programme. La lettre continue :

« Que nous importe un ‘ parti’ à nous qui crachons sur la popularité, à nous qui commençons à ne plus savoir où nous en sommes dès que nous nous mettons à devenir populaires ? Que nous importe un 'parti', c'est-à-dire une bande d’ânes qui ne jurent que par nous parce qu’ils nous considèrent comme leurs égaux ? A vrai dire, ce ne sera pas une grande perte si nous ne passons plus pour être 'l'expression juste et adéquate' de ces chiens bornés avec lesquels on nous a confondus ces dernières années. »

Il ne s’était pas passé beaucoup de temps depuis que s'était formée la Ligue des Communistes et les mouvements de 1848 l’avaient déjà décrétée comme dépassée. La révolution ne s'arrête pas aux premiers résultats mais tente toujours d’aller au fond des choses. Après que le mouvement réel eut exprimé ses instruments, voilà que le même mouvement réel décrète que leur déchéance était arrivée. Des hommes qui pouvaient être valides pour la révolution démocratique s'étaient montrés inférieurs aux événements mêmes et ne pouvaient plus être définis comme révolutionnaires. La lâcheté de la bourgeoisie allemande avait certainement des racines matérielles et Bismarck pensera à accomplir du haut la révolution avortée par le bas, mais l'inconsistance des représentants auto proclamés de la révolution n'avait pas d’excuses. Pourquoi alors – comme Marx et Engels le pensaient – se laisser entraîner dans le tourbillon d’un parti qu’ils n’avaient jamais prétendu être l'instrument apte à la révolution ?

« Une révolution est un phénomène purement naturel qui obéit davantage à des lois physiques qu’aux règles qui déterminent en temps ordinaire l'évolution de la société. Ou plutôt, ces règles prennent dans la révolution un caractère qui les rapproche beaucoup plus des lois de la physique, la force matérielle de la nécessité se manifeste avec plus de violence. Dès que l’on intervient en qualité de représentant d’un parti, on est entraîné dans ce tourbillon, emporté par cette nécessité naturelle irrésistible. Ce n’est qu’en restant indépendant, en étant objectivement plus révolutionnaires que les autres, qu’on peut, au moins pour un temps, préserver son indépendance vis-à-vis de ce tourbillon. »

La consigne est donc : résister à l'activité à tout prix, conserver sa propre indépendance devant le parti formel en se maintenant fidèle au parti historique. Comme le disent les Considérations citées plus haut, il se trompe celui qui tourne les talons au parti formel en se croyant en règle avec le seul parti historique. Quiconque, bien que se trouvant en toute indépendance face aux bêtises des hommes, n’est cependant pas indépendant de la nécessité de travailler de manière organisée finira de toute façon par être entraîné dans des problèmes d’organisation, comme Engels le dit dans la même lettre. L'important est qu'il soit entraîné avec la froideur nécessaire pour lui permettre de ne pas assumer les positions d’autrui. Une chose est d’être entraîné consciemment dans tel processus en le connaissant et le dominant ; une tout autre chose est de se laisser entraîner et voila tout, en assumant les positions d’autrui par manque des siennes.

«  […n’assumer] aucune responsabilité pour des ânes, critiquer impitoyablement pour tout le monde, conserver par-dessus le marché cette sérénité que toutes les conspirations de ces imbéciles ne nous ferons pas perdre. Et ça nous le pouvons. Nous pouvons objectivement être toujours plus révolutionnaires que ces phraseurs, parce que, nous, nous avons appris quelque chose et eux non, parce que nous savons ce que nous voulons et eux non, et parce que, après ce que nous avons vu au cours des trois dernières années, nous le supporterons avec plus de calme que n’importe quel individu intéressé à l'histoire. »

Ils suivent, suivant le cas, les indications sur les uniques choses qui puissent se faire quand la situation historique est défavorable aux révolutionnaires, l'approfondissement théorique, le développement de l'analyse, la diffusion des résultats au moyen de la presse :

«  pour le moment, l’essentiel c'est d’avoir la possibilité de faire imprimer nos travaux ; soit dans une revue trimestrielle où nous attaquerons directement et où nous assurerons nos positions vis-à-vis des personnes; soit dans de gros ouvrages où nous ferons la même chose, mais sans avoir même besoin de mentionner l’une quelconque de ces sales bêtes. Les deux solutions me conviennent […] Que restera-t-il de tous ces ragots et racontars que toute la populace de l’émigration colporte sur ton compte le jour où tu y répondras par ton économie ? »

Le militant sait ce qu'est le communisme

Comme on le voit, Marx et Engels ne furent pas tendres avec la "bande d’ânes" qui voulaient être sur la crête du flot à tout prix ; ils cherchèrent l'isolement en se jetant sur l’unique travail à faire quand la situation est historiquement défavorable : conserver l'avenir de la ligne de classe du parti. Pourtant, on ne niera pas qu'ils aient été militants communistes révolutionnaires. Le fait est que le militant de la révolution échappe à une description selon laquelle, comme on le dit aujourd’hui avec une phrase horrible, "il veuille entrer dans le mérite". C'est vrai que la définition de militant citée au début ne répond pas aux questions "pratiques", mais au fond on ne peut même pas répondre de manière achevée à la question de ce qu'est un militant de la révolution sans se placer du point de vue du processus total qui prépare une révolution.

La seule manière pour répondre est aussi de re-parcourir, au-delà des étapes que nous avons déjà parcourues par nécessité, l'histoire du développement du parti. Est militant communiste celui qui agit en syntonie avec le parti historique et se conduit en conséquence vis-à-vis du parti formel. Toutes les bêtises qui se disent d’habitude dans les milieux soi-disant révolutionnaires sur le dévouement de chacun, sur le nombre de réunions fréquentées, sur la mesure du travail distribué ou sur le degré de compréhension des textes sacrés, toutes sont à jeter. Nous avons entendu quelques anecdotes savoureuses sur la conception du parti comme milieu de marketing politique (28). Il est évident que doit naître une relation naturelle entre ce que l’on entend être et ce que l’on fait, mais il doit aussi être évident que ne peut pas exister un communisto-mètre à appliquer aux camarades pour en mesurer le degré de révolutionnarité. Le communisme capture ses militants comme les lois physiques de la nature capturent les hommes de science qui les rendent explicites et les utilisent. Avant tout, donc, il faut reprendre la définition classique de Marx et Engels sur le communisme qui renverse la conception idéaliste-utopique qui fait du militant un activiste avec la velléité d’un faiseur d’histoire :

« Le communisme n’est pour nous ni un état des choses qui doive être instauré, un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état de choses présent. Les conditions de ce mouvement résultent de la présupposition qui existe actuellement. » (29)

Si le communisme n'est pas un idéal des hommes auquel devrait se conformer la réalité, il est exclu que les hommes "fassent" la révolution selon leur conscience, il est donc exclu que les hommes "choisissent" de devenir communistes, c'est-à-dire instruments de la révolution. Les hommes sont "choisis" par la révolution et jetés dans la lutte selon des critères déterminés seulement par les faits réels qui arrivent indépendamment de leur volonté. Engels confirme l'idée dans l'écrit que nous avons mis en ouverture de notre brochure de présentation (30). Nulle part, nous ne trouvons la volonté individuelle comment explication des événements révolutionnaires dans leur devenir et, de même, nous ne trouvons pas davantage à la base de la révolution une petite école de militants qui, réunis en groupe ou parti, représente avec sa volonté le détonateur du processus révolutionnaire, la possibilité de s'agrandir jusqu'à englober les masses, la capacité préconstituée de "créer" un mécanisme d’organisation bien huilé et discipliné :

« Le communisme n'est pas une doctrine mais c'est un mouvement ; il n’agit pas des principes mais de faits. Les communistes n'ont pas comme fondement telle ou telle philosophie, mais toute l'histoire passée et spécialement ses résultats réels actuels en les pays civils. Le communisme est né de la grande industrie et de ses conséquences, de l'instauration du marché mondial, de la concurrence libre d’obstacles que cela comporte, des crises commerciales de plus en plus violentes et générales, qui maintenant sont déjà devenues des crises complètes du marché mondial, de la création du prolétariat et de la concentration du capital, de la lutte de classe – qui en dérive – entre prolétariat et bourgeoisie. Le communisme, pour ce qu'il est théorique, est l'expression théorique de la position du prolétariat en cette lutte et le compendium théorique des conditions pour la libération du prolétariat. » (31)

Voilà, pour être militants communistes, il faut être en syntonie avec le contenu de cette conception du monde en devenir. Avec n'importe quelle autre conception du mouvement historique qui fait agir les hommes vers une société différente, on n'est pas communiste révolutionnaire. Vous seriez anarchiste, syndicaliste, utopiste de n’importe quelle nuance, stalinien, mais pas communiste. Il ne peut pas y avoir d’autres définitions matérialistes du parcours révolutionnaire et des passages qui le marquent. Ce ne semble pas une exagération. Ces choses sont à la disposition de tous. Il y a des montagnes de matériel vivant où le militant peut puiser à pleines mains. L’immense majorité de ceux qui se sont auto définis communistes depuis des années n'ont pas digéré la grande leçon qui a été écrite dans le processus révolutionnaire incessant. Il ne s'agit évidemment pas d’analphabétisme politique, il s’agit de forces matérielles qui imposent des lunettes déformantes, quand ce n’est pas des lentilles imperméables à la lumière. La cécité théorique est dérivée de manière directe d’une pratique qui a éloigné la classe prolétarienne de ses devoirs historiques et réduit à une quantité négligeable les continuateurs de la tradition marxiste. Parce que le communisme est l'expression théorique de l'attitude du prolétariat en tant que classe et, si le prolétariat n'agit pas en tant que classe pour soi, son expression théorique n’en sera pas touchée, mais son expression pratique est nécessairement celle que nous vivons.

Les communistes n'ont donc pas comme fondement telle ou telle philosophie. Pourquoi ? Parce que, depuis que l'humanité a dépassé les anciennes cosmologies qui faisaient de la religion, de la science et de la philosophie un tout, toute philosophie est devenue la prérogative de la pensée individuelle qui se prend le bon plaisir de donner une explication là où n’arrivent à rien la religion et la science. La philosophie n'est plus recherche et explication mais construction idéale, interprétation, et cela ne nous intéresse pas, c’est à mille lieux de notre parcours. On ne peut plus dire, aujourd’hui, philosophe matérialiste. Celui qui est aujourd’hui un matérialiste historique et dialectique n’est plus philosophe mais révolutionnaire. Mais pourquoi s'acharner contre la philosophie ? Elle n'est peut-être pas un produit inoffensif de la pensée individuelle ? Quel dommage cause-t-elle ? Si nous voulons parler d’impuissance de la philosophie actuelle, en effet le discours finit là. Le fait est qu'elle reste le produit inférieur d’une conception qui voit l'individu comme moteur de l'histoire conçue dans le cerveau et ceci produit des dommages immenses aussi dans nos rangs, parce qu'à la fin le maudit organe circonvenu ne se transforme pas en prétendu moteur d’histoire, mais en moteur de rapports sans fondement entre les hommes, en déchaînant tous les misérables circonstances qui concernent le parcours tourmenté du parti formel.

Les hommes existent et ils ont un cerveau réel qui fonctionne comme il fonctionne, on ne peut donc pas faire abstraction des dégâts qu'il provoque. Mais les révolutions enseignent et les enseignements doivent rester. Dans le long arc historique, pendant des millions d’années, l'individu se confondit avec le groupe social, avec l'espèce ; pendant dix mille ans, il eut besoin de mythes et de dieux personnalisés ; pour deux ou trois mille ans, il eut besoin de héros.

Réformisme, conformisme, anti-formisme

La nouvelle révolution se reliera au cycle de l'espèce par la libération du lien avec la nature due au procédé technique et social, elle n'aura plus besoin de mythes et de héros. Une fois, une camarade écrivit à Amadeo :

« Tu dis bien qu'un marxiste doive s’en tenir aux principes et pas aux hommes... nous disons que les hommes ne comptent pas et nous les laissons dehors, mais jusqu’à quel point peut-on le faire ? Si ce sont les hommes qui déterminent en partie les faits ? Si les hommes sont en partie la cause qui détermine le bouleversement, nous ne pouvons pas complètement les oublier. » (32)

La question est cristalline et la réponse n'a pas besoin de la reformuler en termes marxistes. En tant que militants révolutionnaires, nous nous occupons de faits sociaux produits par des hommes et ainsi, sans l'élément humain, notre construction ne tiendrait pas. Les non marxistes croient que l'homme pense d’abord et puis agit ; de là dérivent tous les effets qui se traduisent dans les rapports visibles de la vie matérielle. Les marxistes disent que, d’abord, il y a les rapports matériels, qu’ils soient animaux et physiques ou économiques, déterminés par les événements précédents, il y a ensuite la rationalisation théorique ou, plus souvent, idéologique. Il y a, en effet, trois manières de poser le problème qui peuvent se schématiser à travers le langage : les faits sont réalisés par l'homme untel ; les faits sont réalisés par les hommes ; les faits sont réalisés par des hommes. Ceci est la succession historique de comment se trouve posé le problème une fois dépassé le stade dans lequel l'homme est étroitement lié à la nature, stade qui produit les conceptions qui furent appelées animisme et totémisme. Et Amadeo continue :

« Les systèmes religieux ou autoritaires traditionnels disent : un grand Homme ou un Illuminé par la divinité pense et parle : les autres apprennent et agissent. Les idéalistes bourgeois plus récents disent : la partie idéale, même si elle est commune à tous les hommes civilisés, détermine certaines directives en vertu desquelles les hommes sont conduits à agir. […] Puis les marxistes disent : l’action commune des hommes, ou si l’on veut, ce qu’il y a de commun et de non accidentel et de particulier, réside dans l'action des hommes, naît de poussées matérielles. La conscience et la pensée viennent après et déterminent les idéologies de chaque temps. Et alors ? Pour nous comme pour tous, ce sont les actes humains qui deviennent facteurs historiques et sociaux : Qui fait une révolution ? Des hommes, c’est clair.[…] Mais le fait nouveau est qu’à la future révolution ne sont pas indispensables, autrement qu’aux révolutions précédentes, ni même avec le but de symboles, des hommes déterminés, avec une individualité déterminée et un nom. »

On pourrait y objecter qu'il s'agit d’un problème que l'humanité porte en elle et qu'il n'est pas en nos possibilités d’éliminer en en décrétant simplement l'inutilité. Ceci est exact. Mais alors, pourquoi ne pas tourner à notre service cet élément, l'utiliser, vu que la suggestion pour le Chef, sa fonction peuvent encore être des éléments entraînants, favoriser les dispositions, être déterminants dans les batailles ? La réponse est :

« Le fruit des dures leçons de tant de décennies est celui-ci : il n'est pas possible de renoncer à secouer les hommes et à gagner à travers les hommes. C’est justement pourquoi nous de la Gauche, nous avons soutenu que la collectivité des hommes qui luttent ne peut pas être toute la masse ni même la majorité de celle-ci ; ce doit être le parti pas trop grand, et les cercles d’avant-garde dans son organisation. Mais les noms qui galvanisent les foules, pour dix hommes qu’ils ont galvanisés, en ont porté mille à leur perte. Freinons donc cette tendance et supprimons, dans la mesure du possible, certes pas les hommes mais l'Homme doté de ce Nom et avec ce Curriculum vitae précis. »

Si la forme est le sédiment, l'incrustation qui se dépose sur la substance, nous devons savoir que les hommes tendent subjectivement à privilégier la forme visible et palpable par rapport à la substance qui est, par contre, à découvrir pour ce qu’elle est par les procédés scientifiques. De tels procédés nous amènent à exclure que la croyance traditionnelle dans la fonction des battilocchi puisse être plus utile que nuisible et cela vaut aussi pour les infimes niveaux des rapports entre les gens qui composent un groupe ou un parti.

La personnalisation des fautes, les "fautes", les processus, la recherche des causes de victoires ou défaites dans les actions des individus, doivent être bannies. Hésiter sur la personnalisation traditionnelle des événements banals eux aussi, ou mieux, surtout si banals, cela signifie respecter de manière tout à fait réactionnaire la forme par rapport à la substance. C’est un indice de conformisme délétère qui empêche le militant révolutionnaire de faire attention à son parcours, qui le distrait de ses tâches, en le faisant tomber dans le marécage de la lutte politique personnalisée, plus proche des discours de bar que de la recherche scientifique et de l'action conséquente. Comment ne pas voir que les attitudes minimales sont directement unies aux conceptions maximales ? Si le refus de la forme économique et sociale capitaliste est total, le refus des formes dérivées qui concernent le comportement devrait être aussi total. Bien que nous sachions que ceci sera une des choses les plus difficiles à atteindre, le problème ne doit pas pour autant être moins présent et donner lieu au moins à une tendance dans le travail commun.

évidemment, on ne peut pas éliminer par décision statutaire le conformisme induit dans l'individu qui vit immergé dans la réalité conformiste, comme on exige en certains groupes qui dictent les règles de comportement individuel dans les moindres détails. Il devrait être clair que quand ceci se produit, c’est parce qu'il y a une incapacité pratique pour eux d’atteindre le résultat et on tâche d’y suppléer avec des formalismes de plus en plus détaillés. Et il devrait être clair aussi que ceci est une voie sans issue dans laquelle il n’y a plus de limites comme l’a bien expérimenté la Gauche pour ce qui est de l'Internationale et du centrisme. Le grand résultat de la dépersonnalisation des problèmes est atteint par une autre voie, c'est-à-dire en faisant retomber sur le travail quotidien l'effet d’une conception générale des rapports sociaux. On atteindra ainsi cette méfiance saine vers les formes et les formalismes qui permet d’éviter le conformisme aux habitudes inculquées par la mode de vie bourgeoise.

La Gauche a créé le néologisme anti-formiste, en l'opposant au nom des courants réformistes, qui tendent à changer une forme graduellement sans en modifier la nature, et à des courants conformistes qui tendent à maintenir l'état de choses existant sans non plus tenter de le changer. Le militant communiste est soldat de l'anti-formisme parce qu’il ne cède rien à la forme actuelle et il ne voit pas non seulement l'heure de la rompre, mais il se conduit conséquemment, bien en sachant qu'il faut des armes, des troupes et de l’organisation pour arriver à un tel résultat. Si c’était tout, quelqu'un pourrait objecter qu’il suffit alors de se consacrer à l’action, au recrutement, à la préparation, à l’organisation, en intervenant où il y a n’importe quel "effervescence" et ainsi de suite en prêchant une morale révolutionnaire. Trotsky, qui s’y connaissait autant en révolution qu’en affaires militaires, et non seulement pour avoir dirigé tant les Soviets que l’Armée Rouge, mais parce qu'il avait bien assimilé les armes théoriques puissantes, disait qu’aucune révolution ne pourra jamais abattre l'ordre existant si celui-ci n'est pas déjà miné de l’intérieur.

L'arme la plus puissante que nous ayons à notre disposition est détenue par l'ennemi et travaille contre lui, à son insu. Inversement, l'arme la plus puissante dont dispose la bourgeoisie contre nous, nous la portons en nous-mêmes.

Militants des révolutions passées

Les combattants de Spartacus furent vaincus parce qu'ils n'eurent pas la possibilité historique de vaincre les deux éléments à peine rappelés : le système adverse était encore trop fort et les esclaves n'avaient pas encore réussi à concevoir pleinement un monde sans esclavage. Les premières bandes désorganisées avaient commencé leur révolte à Capoue et avaient appris de l'ennemi à se battre sur-le-champ pendant le combat lui-même. Après deux ans, après avoir battu trois armées romaines, ils avaient dominé la Vallée Padane et l'Italie du sud. Quelques sources parlent de cent mille hommes armés. Ce semblait être une armée invincible, soutenu par la force de qui n'a rien à perdre et de la capacité militaire acquise en unissant l'adresse individuelle aux techniques de l'ennemi. Pourtant Spartacus ne fut battu pas tant par les légions de Crassus que par le fait que Rome était au maximum de sa force et un chef d’esclaves, aussi adroit que l'on veut, était destiné à rester un chef d’esclaves. Spartacus ne pouvait pas retirer un avantage social après les victoires parce que le crépuscule de l’esclavage n'arrivait pas encore à l'horizon. Voila la tragédie qui s’acheva avec l'extermination. Mais Spartacus est un militant de la révolution humaine.

On rencontre une situation similaire avec celle où les paysans révolutionnaires eurent à leur tête Münzer, au XVIe siècle en Allemagne. Münzer fit aussi faillite, mais il reste un militant de la révolution humaine. Et puis qu’est-ce qui "fit faillite" ? C’est seulement sous la torture et avant d’être décapité qu’il prononça un programme communisant, alors qu’en vie et en bataillant il n’en n'avait pas une conscience claire. Révolution prématurée ? Coups de têtes de la part de chefs irresponsables ? Et quand donc une révolution est-elle prématurée alors que le communisme est le mouvement réel qui abolit l'état de choses présent ? Le communisme n'est pas un mouvement intermittent, maintenant il est là et maintenant il n’est pas là : quand n’agit pas la révolution réelle – celle qui peut être reproduite par l'esthétique des peintres ou d’autres moyens modernes, l’esthétique photographique ou cinématographique, celle avec épées et chevaux, celle avec drapeaux et canons – travaille l'autre face de la révolution, celle potentielle, celle du développement matériel de la société qui prévoit miliciens et soldats autant et peut-être plus que celle qui s'exprime avec héroïsme, bruit, poussière et sang. Quand s’agitent des masses d’hommes les héros ne sont pas responsables de leur mouvement mais ils en sont le produit ; ils appuient leurs exploits sur un fondement bien plus grand qu’eux-mêmes, fait d’énergies et d’actions de militants qui n'ont pas trouvé d’historiens salariés pour les nommer.

Peut-être Spartacus n'a-t-il jamais existé, ni même le Christ non plus ; ce sont peut-être un symbole mnémonique pour des révolutions anonymes, illustrations transmises par les survivants pour les batailles futures. La révolution peut être aussi "immature" que l’on veut, mais elle ne cesse jamais et ne ralentit jamais. La force de l'adversaire ne l’empêche pas de trouver des militants disposés à combattre jusqu’au dernier point pour une victoire crue possible, même sans qu'ils aient en poche le billet pour la gloire garantie. Regardez la Commune de Paris dont on ne se rappelle pas les noms sans forcer la mémoire ou aller consulter les livres.

La révolution chrétienne, elle aussi, n'eut aucune possibilité de s'imposer tant que Rome fut apte à tenir le contrôle de l'empire solidement. " Le mouvement qui porte le nom du Christ fut antiformiste et révolutionnaire par excellence. " est-il écrit dans notre Schéma d’Orientation (33). Et il indique les phases historiques traversées par un tel mouvement et ses propres phases : révolutionnaire, réformiste, conformiste. La révolution chrétienne ne nous a pas transmis de figures combattantes caractéristiques comme celles de Spartacus ou Münzer, mais elle possédait une force théorique éclatante vis-à-vis de l'ordre théocratique de Judée et surtout de l'ordre esclavagiste romain. Elle en perdit en fait, déjà dans les premières décennies, ses caractéristiques primitives et devint une révolution urbaine en se répandant dans le réseau des plus importantes métropoles de l'époque jusqu‘à Rome.

La force matérielle de l'organisation et de la solidarité remplaçait celle des armes, au moment où celles-ci n'étaient pas à disposition des chrétiens et n’auraient pas suffi en tout cas contre des légions dressées. Aussi, le christianisme développa pour la première fois dans l'histoire un parti politique de masse avec sa doctrine et sa structure précise (les lettres de Paul, qui furent écrites autour de 50-70, sont un traité sur le rapport théorie-praxis). Cela n'a aucune importance que ce ne fût pas un parti comme l'entend aujourd’hui la grande majorité des gens, de toute façon c’était un parti avant d’être une religion. Ceci ne se démontre pas tant avec sa structure hiérarchique et sa liturgie qu’avec sa capacité à répondre organiquement aux exigences de la révolution dont il fut porte-parole, avec la capacité et la possibilité de se doter d’un programme conséquent, en adoptant une "tactique" en ligne avec le moment historique.

Le christianisme était une religion parmi de nombreuses autres qui existaient à Rome, toutes importées par d’autres peuples. Vu ses origines, elle avait la même opportunité statistique d’émerger sur la religion officielle grecque que les cultes de Mitra ou d’Isis, de Manès ou de Zoroastre. Mais elle avait une puissance supérieure aux autres religions avec lesquelles elle entra en concurrence : elle n'était pas une fin en soi. C’était une religion militante qui promettait des résultats et agissait pour les obtenir ; elle ne se fondait pas sur la raison mais sur la foi ; elle ne demandait pas au cerveau d’accepter ses propres principes, mais elle demandait l'adhésion au transport de l'âme (34).

Il n’y a rien à faire : si nous lançons ce pont dont nous parlions auparavant à travers les millénaires, nous devons faire les comptes avec les autres partis de l'histoire, ces organisations avec lesquelles l'humanité même a dû faire les comptes dans son développement. Nous pouvons sourire, du haut de notre rationalité, d’un Saint Augustin qui lutte contre le rationalisme manichéen pour une foi sans adjectifs, nous pouvons trouver tout aussi ennuyeux son discours à propos de sa conversion qu'il veut transmettre peu modestement à la postérité et qu'il doit sonner faux aussi à un catholique. Mais ses mots sont restés les briques du parti historique et formel des chrétiens, avec ces briques leur église a été construite, indépendamment des "saints" qui ont parlé pour tous. Église veut dire assemblée ; catholique veut dire universel. Le parti de Dieu a fondé ses prémisses sur des arguments solides, il n’y a pas matière à rire. Ces arguments sont tellement solides qu'ils ont permis de puiser à tous les cultes en soudant en un tout organique ce que l'humanité avait encore besoin de conserver, quoique transformé : de la trinité à la déesse-mère, du fétichisme au langage symbolique.

La révolution cueille tout être humain disponible.

Quand l'humanité a besoin d’un nouveau parti pour la révolution, les militants de ce parti ont la caractéristique de se mettre totalement en dehors de la société mourante. Ils se jettent contre les formes phénoménales, dieux ou hommes ou institutions, mais ils sont agités par des causes profondes et ils finissent par saper les bases de la société. Cela n'a aucune importance de quelle classe ils viennent, ils agissent certainement dans le sens du mouvement de cette classe qui représente l'avenir, le transfert vers une nouvelle société. L'intelligence des faits arrive après que les hommes se soient mis en mouvement et ceux qui s’agitent en premier sont ceux qui ne connaissent pas, qui ne savent pas, qui ne comprennent pas. Pour le mouvement réel de la révolution, il suffit de l'instinct qui pousse vers une société nouvelle dont l’ancienne est déjà imprégnée. L'histoire du parti de Dieu nous enseigne aussi cela, quand il pointe ses forces sur les déshérités et sur les "pauvres d’esprit". Les défections des savants, des propriétaires, des nobles viendront après. Constantin représentera le dernier acte avec la proclamation du christianisme comme religion d’État.

Engels enregistre le parcours des chrétiens et de leur parti et il brode un peu en le comparant à celui des socialistes, mais il rappelle que la terrible "persécution" de Dioclétien ne servit à rien contre le développement irrésistible de cette religion, surtout dans l'armée, et que l'édit de Constantin ne fut promulgué que dix ans après. Au-delà de ce qui peut arriver aux hommes en tant qu’individus, l'avènement de chaque nouvel ordre est effectivement "irrésistible." Le parti formel peut subir des revers avec ses militants, mais les décisions des hommes ne peuvent rien contre le parti historique. Ceci est enregistré par toutes les révolutions.

Jack London, aussi, dans son Talon de fer, évoque la défaite du parti formel et la victoire définitive grâce à l'œuvre du parti historique après des siècles de domination d’une super bourgeoisie. Pas trop rose comme perspective, mais efficace en montrant l’inévitabilité de la révolution également dans le cas d’une force extrême de la réaction. Lénine, proche de la mort, demanda que lui fussent lues quelques pages de London et Trotsky notait comment l'écrivain avait su anticiper d’une vingtaine d’années la nature "du fascisme, de son économie, de la sa technique de gouvernement et de sa psychologie politique" pendant qu'il invitait à réfléchir "devant l'intuition puissante de l'artiste révolutionnaire". Artiste révolutionnaire ? Et quand il écrivait des personnages qui auraient plu à Nietzsche et aux nazis, aux amateurs du Moi et de la race, comment le qualifions nous ? La révolution grave dans le cerveau unique, mais parfois elle n’arrive pas à accomplir l'œuvre, elle laisse des traces que le militant doit découvrir par moments, dans une série de relations en rien linéaires. Cependant, elle ne s'arrête devant rien et porte jusqu'à leurs conséquences les plus extrêmes ses propres bouleversements.

Pour revenir aux chrétiens, nous pouvons avoir toutes les sympathies que nous voulons pour Julien l'Apostat (35) dont nous admirons la haine pour les prêtres qui lui en avaient fait voir de toutes les couleurs et qui, désormais, après peu d’années de pouvoir, étaient dégénérés presque comme nous les connaissons aujourd’hui. Mais le fait est que Julien était complètement contre l’histoire ; il était à contre-courant pas tant parce qu'il voulait réintroduire le paganisme dans un monde dans lequel tous étaient maintenant chrétiens que parce que la société fondée sur les rapports de production esclavagiste ne pouvait plus exister et qu’en elle ne pouvait plus survivre une religion apte au vieux mode de production. Contrairement aux réformes de Dioclétien avant la reconnaissance du christianisme, celles introduites par Julien purent avoir du succès : les réformistes n'ont jamais compris qu'on peut réformer seulement après que la révolution ait gagné en détruisant l’ancienne forme, pas avant. Avec l'introduction d’une nouvelle répartition des contributions au service des classes moins riches, accompagnée d’une politique monétaire qui n’était plus garantie par l'or, l'empereur tenait compte de la nouvelle économie qui était en train de décrocher de l'esclavage. Le retour à la vieille religion ne pouvait pas avoir de succès et, Julien à peine mort, les chrétiens revinrent dans les écoles et dans les places de gouvernement.

Nous pouvons, nous, regretter le tribut gigantesque que ce passage a comporté à l’égard de l'art ancien balayé par les chrétiens qui firent de montagnes de marbre gravé de la chaux pour les nouvelles églises, pendant que des livres, des parchemins, des papyrus et des tablettes furent réduits en cendres. Mais les révolutions ne se déroulent pas selon les désirs des descendants et elles emportent tout sur leur passage y compris leurs propres militants qui se montrent indécis dans l'action.

La naissance de la bourgeoisie n'est certainement pas constellée d’épisodes édifiants. Les républiques maritimes étaient des sociétés de corsaires et de marchands sans scrupules pendant que la lutte des Communes contre l'empereur qui anticipait de plusieurs siècles la bourgeoisie éclairée de la Révolution française s’appuyait sur l'Église et sur tous les symboles qui, aujourd’hui, représentent les "siècles obscurs" qui, au fond, n'ont guère été obscurs. La force du nouveau mode de production n'allait pas beaucoup de pour le mince dans le choix de ses instruments ; peut-être les révolutions n’arrivent vraiment pas à engendrer une esthétique tranquillisante. Dans sa mort précoce, en Italie, le vieux mode de production féodal – s'il y avait jamais été présent, surtout au Sud, comme l’affirme Bordiga – engendrait des échappées de classicisme et d’universalité opposées à la lourde mesquinerie des instruments du nouveau mode de production : empire contre communes et Église, vision laïque globale et universelle contre intérêts locaux et universalisme ecclésiastique. Pourtant la nouvelle effervescence des commerces et de la production passait à travers les armées de fortunes serrées autour du Carroccio plutôt qu'à travers les armées efficaces et tirées à quatre épingles de l'empereur. Les Communes firent faillite mais laissèrent la place aux Seigneuries qui furent à l’origine de la banque d’Europe, germe de l'accumulation originelle.

Et si les révolutions, au-delà de ne pas satisfaire à l'esthétique des historiens qui voudraient des événements dignes d’un scénario cinématographique, ne satisfaisaient pas non plus la logique ? La logique voudrait que les grands bouleversements voient comme protagonistes les intéressés immédiats au changement. Mais les faits matériels transforment en instruments d’histoire tout être humain disponible, indépendamment de ce qu’il croit être.

La révolution due aux fraîches énergies barbares abouties dans la féodalité mit un bon bout de temps à s'accomplir et se traduisit dans une collision entre deux conceptions de l'universalité de la domination, celle papale et celle impériale, toutes deux vaincues, après, dans l'avènement du mercantilisme et de la production capitaliste. Il est possible alors, pendant ce processus, qu'un souverain féodal, Frédéric de Souabe, devint un militant de la révolution bourgeoise déjà embryonnaire. Il est tout aussi concevable qu'un grand poète – Dante – chantre de la féodalité et de sa structure idéologique, se fit le porte-parole de cet embryon. Et de même que la structure matérielle de l'Église, pilier portant de la médiévalité, se chargeât de fournir l'administration et les armes à la révolution en dépit de la personne du Pape – Chevaliers Templiers et Teutoniques, système des abbayes, surtout cisterciennes. Et que toute cette puissance embryonnaire fut héritée par un grumeau d’intérêts commerciaux encore ignorés par la grande histoire, c’est-à-dire les Républiques Maritimes et les Communes. Et que la féodalité fut abattue plusieurs siècles avant d’être officiellement balayée – capitalisme commercial et agraire des premières seigneuries en Italie. Et que le résultat de tout ceci montra définitivement que les grands condottieres, juristes et penseurs sont apparus non pas pour faire ce qu'ils voulaient mais qu'ils furent portés à accomplir des actions qui obtirent une victoire aussi définitive sur les vieilles formes.

Certainement, ceci est un schéma. Arbitraire, si vous voulez. Mais nous savons maintenant déjà tout sur l'usage des schémas, même le plus téméraire. Essayons d’en développer quelques éléments.

Instruments de l'histoire, pas ses facteurs

Frédéric II de Souabe fut presque sanctifié par ses exégètes romantiques au panthéon des laïques et tout autant diabolisé par les prêtres. Mais il soutint aussi la vraie sainteté de l'Église en diabolisant le pape et en se sanctifiant soi-même. Il était indubitablement un personnage considérable et, si nous savons aussi en étudier les mouvements avec un regard matérialiste, nous nous laissons fasciner par l'universalité du milieu dont il s'était entouré, par ses œuvres, par sa tentative d’unir la grandeur de l'antiquité classique aux nouvelles forces productives, par sa guerre avec la papauté. Mais il représentait les contradictions d’une époque qui meurt et sur laquelle se superpose une nouvelle époque.

Il rêvait du classicisme païen mais, pendant qu'il éliminait la féodalité en Sicile, il promettait comme fief, aux chevaliers de l'ordre teutonique – qu’il soutenait – les terres qu’ils eussent su arracher aux païens du Nord. En Italie, il pratiquait un illuminisme courtisan en fondant des communautés de production avec un large emploi de travail salarié, mais les païens de la Baltique étaient massacrés et remplacés par des Allemands gouvernés par la discipline féodale de fer des puissants monastères de "son" ordre. Il fut plusieurs fois excommunié par le pape qui – comme dans son histoire légendaire – le représentait comme un Antéchrist, mais il était fermement résolu à se fonder sur la tradition de l'Église pour renvoyer à l'expéditeur son accusation. On dit qu'il ne fût pas croyant mais en se voyant à la fin de ses jours, il mit l'habit monacal de l'ordre cistercien auquel il avait voulu adhérer depuis son enfance. Dans sa guerre contre la papauté, il avait envahi les états pontificaux et fut accueilli par la population comme un libérateur "stupeur du monde" entouré par des légendes, mais en même temps il ne lâchait pas une guerre impitoyable pour subjuguer les communes libres qui, depuis le temps de Barberousse, son grand-père, luttaient contre l'empire. Hérétique, il inventa le bûcher public pour les hérétiques ; exterminateur de sarrasins rebelles en Sicile, il les protégeait et s’en fit le noyau fidèle de son armée en Italie ; ennemi de la bourgeoisie naissante, il en appliqua en grand l'économie ; universaliste en ayant hérité de l'Europe, il agissait en profondeur seulement localement en Sicile ; il prêchait la pauvreté de l'Église et il haïssait les franciscains qui le lui rendaient bien ; il rétablit comme langue officielle l'ancien latin de Cicéron et il parlait toutes les langues de l'époque, pendant qu'à sa cour la nouvelle langue vulgaire naissait ; il se proclama messie et voulut se transformer d’enclume en maillet pour la chrétienté officielle. Un superficiel dirait que ce fut un casanier ou un cas psychologique dédoublé, un schizophrène mais la meilleure définition il la donna lui-même en niant en premier sa propre fonction de battilocchio du Bien ou du Mal que les autres lui ont attribué : "nous sommes contraints à vouloir ce que nous ne voulons pas et à ne pas vouloir ce que nous voulons."

En réalité, il fut contraint à être ce qu'il ne voulait pas. Il voulait peut-être "faire" une histoire qui n'était pas encore prête. Il n’y arriva pas, avec toute sa puissance. Il ne pouvait pas y arriver parce que l'histoire est faite par les hommes et pas par l'Homme, Tel ou Untel, et les vainqueurs à la fin tâchèrent d’en effacer jusqu’au souvenir en exterminant non seulement sa famille mais aussi les communautés militaires et productives où cohabitaient Italiens, Arabes, Juifs, etc. Dante le jeta en enfer mais le Poète lui-même recueillit un héritage théorique dicté par les faits pour le transmettre à la Renaissance des Seigneuries et à Machiavel.

Comme on le voit, il y eut une confusion terrible de rôles, d’actions au service ou contre le nouvel ordre des forces productives. Où étaient les militants d’une révolution qui aurait dû rester en gestation pendant un demi millénaire ? L'Église était certainement alignée avec les forces opposées à l'empereur mais pour autant il ne représentait certainement pas la révolution qui avançait. Finalement, la révolution sera athée et illuministe, mais elle mûrissait à ce moment-là péniblement entre psaumes et cloches, entre prêtres et marchands, entre croisades et pogroms. L'empereur souabe était-il un représentant de la féodalité ? Sûrement. Mais il n'aurait certainement pas pu créer lui-même sa propre légende.

Autour de l’an mil, la force productive sociale qui s'exprima pendant trois cents ans avec la construction de milliers d’abbayes, couvents, cathédrales et châteaux explosa. Explosion est le mot juste, en tenant compte du fait que notre conception du temps s'est plutôt contracté. Le Bassin Méditerranéen romain comptait environ 60 millions d’habitants distribués sur quatre millions de kilomètres carrés. Mais "distribués" c'est un terme qui n’a rien à voir avec le mètre d’aujourd’hui. Il s'agissait d’unités urbaines postées au centre de plus larges unités agricoles séparées entre elles par de grands déserts et forêts, avec une liaison routière qui, bien que grandiose, représentait la seule dorsale entre les différents centres. Au fur et à mesure qu'on se déplaçait vers les limites de l'empire, on y trouvait seulement des réservoirs de production de blé inhabités, contrôlés militairement.

Au VIIIe siècle, la population était descendue à moins de dix millions et se répartissait sur deux millions de kilomètres carrés, donc avec une densité minime. Les dorsales de communication avaient pratiquement disparu, les immenses territoires africains, danubiens et allemands avaient été avalés par l'avance du désert, des forêts et des tribus barbares. Avant le XIVe siècle, la zone habitée s'était déjà étendue à deux millions et demi de kilomètres carrés mais ce qui compte le plus c’est que la population était remontée à 80 millions. L'étendue totale était inférieure à celle atteinte dans l'antiquité, mais la population était plus importante et plus diffuse. Pour la première fois dans son histoire, l'homme remplissait l’espace à sa disposition avec des milliers de villes et de bourgs reliés cette fois par des voies qui, bien que moins parfaites que celles des Romains, constituèrent un vrai réseau de communication. Il y n'avait pas de tour ou de clocher d’où on ne pouvait pas en voir d’autres et le paysage, y compris les forêts, était maintenant complètement placé sous réglementation. On comprend que le processus d’universalisation devait être différent de celui de la civilisation romaine. On comprend, par exemple, que dû naître un conflit entre deux tendances à l'universalité, celle impériale et celle de l'Église. Mais l'histoire matérielle joue des tours que les hommes n'imaginent même pas : empire et église perdirent leur universalité et laissèrent la place aux dominations locales. La politique des hommes devint particulière tandis que le réseau des clochers et des tours devint universel, comme l'économie qui pour la première fois en régissait les fondations. À sa mort, Frédéric II fut effacé de la mémoire et tous ses héritiers, y compris les enfants, effacés du monde des vivants ; mais la nouvelle révolution fit quand même trésor d’un legs anonyme qui revivra d’ici peu en d’autres noms plus ou moins importants, à commencer par Dante : la nouvelle économie, la nouvelle langue et le nouvel État.

Il plairait à tous et il serait plutôt confortable d’avoir à disposition une histoire où il y aurait les révolutionnaires d’une part et les contre-révolutionnaires de l'autre, en rangs bien nets et bien compréhensibles aussi aux enfants de l'asile. Mais, malheureusement, le militant communiste doit rechercher dans tout le matériel à disposition et discerner grâce à la méthode marxiste. Ceci lui enseignera à ne pas devenir indifférent devant un quelconque épisode et à évaluer à quel point la révolution est entrelacée avec la contre-révolution.

L'indifférentisme, bête noire des vrais marxistes

Aujourd’hui, nous nous trouvons devant le même ordre de problèmes. Contre-révolution ? Et pourquoi donc y aurait-il besoin d’une contre-révolution si n'était pas à l'ordre du jour la révolution ? Vous enlevez les brides au capitalisme et vous l'aurez la révolution. Ainsi le capitalisme s'empêtre tout seul et utilise l'État pour mettre en ligne les capitalistes isolés. État-providence, si vous voulez. Ou amortissement social. Nous acquérons une confiance solide en nos textes et en nos maîtres, mais cela ne nous autorise pas à nous arrêter de chercher, à être si indifférent vis-à-vis des problèmes que le monde capitaliste d’aujourd’hui nous met devant les yeux comme des faits arriérés, peu voyants, apparemment en dehors de la grande bataille pour la nouvelle société. Certains détails sont tels peut-être pour l’être superficiel, pas pour le militant de la révolution. Rien n'est assez insignifiant pour ne pas rentrer dans le champ d’intérêt du parti et de ses militants.

De même que le militant révolutionnaire n'est pas indifférent vis-à-vis de mouvements qui ne sont pas prolétariens, qu’ils soient de type anti-impérialistes, paysans, petits propriétaires etc., ou pourquoi pas, de boutiquiers ruinés, il n'est pas indifférent non plus vis-à-vis de la non-lutte du prolétariat urbain classique. Nous avons lu dans Facteurs de race et de nation (36) que dans l'Ouest développé peuvent exister aussi des couches sociales qui sont rendues barbares par leur propre manière d’être à l'intérieur de cette société. Eh bien ! elles peuvent être un des projectiles qui contribueront à la démolir. Il ne s'agit pas de faire des alliances avec elles – nous reviendrions aux problèmes de la tactique erronée du front unique et des systèmes d’alliance contre de supposées parties arriérées ou réactionnaires de la société. Il s'agit de comprendre quel symptôme elles représentent et si elles ont la possibilité d’évoluer dans le sens de la destruction de l'état de choses existant. Nous ne resterons pas à écouter ce qu'elles disent vouloir. Il nous suffit de savoir ce qu'elles démolissent à ce moment ou ce qu'elles ont la potentialité de démolir. Il s'agit de comprendre s'il y a des couches sociales objectivement alliées du prolétariat dans l'élimination de la bourgeoisie comme classe dominante, pas de leur lancer des lettres ouvertes ou des propositions d’action. Quand la société évolue vers le nouveau, le caterpillar de la révolution se fiche de chercher à connaître la classe d’appartenance du conducteur pourvu que le travail soit fait.

Grand effarement de qui a déjà oublié une paire de Fils du temps fondamentaux. Pourtant notre courant a écrit en abondance sur les voies qu'impose la révolution. Il a écrit clairement et nettement ce que signifie pour nous "fascisme", c'est-à-dire non un retour en arrière, mais un pas en avant de la domination capitaliste ; il a écrit clairement et nettement que la dernière révolution sociale n'a pas vu les bourgeois au premier rang à combattre pour la Liberté, l’égalité et la fraternité, mais en fait les prolétaires, les sans-culotte, les gens du peuple, les paysans et les boutiquiers ruinés. Y compris les féodaux qui avaient sauté le fossé et étaient passés du côté de la révolution contre leur classe.

Comme on l’a vu, les vies des saints ne nous font pas rire, nous ne rions pas quand parle le parti de Dieu avec le langage insupportable de la mystique et de la morale. Même si la lecture de Saint Augustin est quelque chose de terrible, nous savons profiter plus que d’autres de la chronique et, pourquoi pas, de la mystique. Même si l’on comprend à mille kilomètres que les Confessions veulent souligner l'importance que veut donner l’auteur à sa propre conversion et finalement à lui-même – tant il est vrai qu’il parle directement avec Dieu comme si ce fût son camarade de débauches assagi avant lui – nous savons remonter en amont du battilocchio et creuser avec la taupe de cette époque pour tirer des enseignements de la révolution de cette époque. Voltaire est pire qu’Augustin en prenant une attitude inverse quand il se moque de la mystique, des prêtres et qu’il se professe fidèle d'une religion personnalisée. Quelle commodité, trouverait-on à dire, camarades ; quelle solution géniale ont trouvé ces grands interprètes de la révolution bourgeoise, qui résolvent le problème de la religion dans leur cœur, comme si ce fût un fait personnel ; et ils se moquent de ces pauvres Egyptiens qui adoraient jusqu’aux chats momifiés. Diderot aussi, qui nous plaît bien plus que les autres philosophes des lumières, avait "sa" conception religieuse – d’accord, c’était une manie diffuse même avant, Leibniz, Galilée, Newton etc. avaient leur religion. Et nous raillerions à notre tour ces vieilles perruques !

Hé ! non. Nous sommes en train de parler du militant révolutionnaire et de son attitude face à l'indifférentisme. Voilà qu'alors la raison pour laquelle Voltaire est contraint à faire de l’ironie sur la religion passée et présente ne nous fait pas du tout rire, comme ne faisaient pas rire les soupirs de Saint Augustin en direct avec le bon Dieu. Imaginons-nous que ne nous font pas non plus sourire les positivistes – en général les matérialistes vulgaires – qui, quand ils jouent les athées, sont pires que tous les saints les plus plaintifs. Parce qu'il ne s'agit pas de railler, mais d’étudier le milieu dans lequel les outils vivants et leurs instruments théoriques et d’organisation ont agi et devront agir. Et il y n'aura aucun motif pour rire devant l'énergie immense qui sera libérée par la mort de la société bourgeoise face à l'assaut des représentants anonymes de la société future.

Moteurs des révolutions

Les révolutions, dans leur devenir, anticipent les caractères de la société future. Le christianisme anticipe l'abolition de l'esclavagisme en pratiquant la solidarité et l'égalité morale entre les adeptes, et ensuite en enregistrant la situation réelle dans laquelle l'esclavage est déjà décrété par les faits inutiles ; il n'existait pas dans son programme la revendication de libérer les esclaves.

L'esclave Spartacus n’avait pas davantage dans son programme l'abolition de l'esclavage : sa guerre fut l'expression d’un mode de production qui fondait sa propre économie sur la soif de surtravail ; la masse humaine destinée à la production était devenue trop élevée respectivement à l'exiguïté relative de la population libre et ceci créait une contradiction sociale stridente.

A notre époque, Lincoln n’avait pas non plus dans son programme la libération des esclaves. La collision entre unionistes et sécessionnistes fut l'expression d’une société industrielle déjà mûre pour un grand marché qui devait balayer les restes de la société arriérée, un hybride anti-historique parce que la société industrielle ne savait plus que faire des bas rendements du latifundium et des esclaves : elle avait besoin de terre libre pour le Capital et d’hommes libres pour le marché de la force de travail.

La même grande réaction hérétique à la dégénérescence de l'Église, souvent avec des nuances communisantes, n'est pas tant caractérisée par la revendication aprioriste de modèles d’organisation, que par la demande généralisée pour que des mouvements vinssent reconnus déjà formés sur la poussée de déterminations matérielles auxquelles on a donné une explication théorique a posteriori. L’histoire des hérésies est constellée de batailles sanglantes pour l'affirmation de ces résultats déjà atteints et la violence de la répression est égale à l’enracinement de la nécessité matérielle de l'hérésie. Ce n’est pas par hasard que l'histoire des hérésies à fond social commence à Milan au milieu du XIe siècle, dans la même période où se développa le phénomène des Communes et où l'Église devint une vraie puissance économique.

La bourgeoisie anticipe la libération des serviteurs de la glèbe pas tant en revendiquant dans un programme spécifique leur affranchissement juridique, qu’en assumant dans les manufactures la force de travail, en amorçant le besoin d’hommes libérés du lien avec la terre et avec le patron, en opérant une rupture dans le tissu social fermé du fief avec le besoin de la libre circulation des marchandises.

La société communiste est anticipée dans le capitalisme pas tant à travers la description d’un modèle et la revendication d’un but, qu’au travers de la démolition réelle des liens qui lient les forces productives, de l’extension de la production automatisée, de la "libération" exacerbée de la force de travail, de la répartition croissante de la survaleur dans la société ; et c’est le cas aussi dans la production réelle d’usine, dans laquelle existe un plan rationnel de production en antithèse à l'anarchie extérieure du marché, et existe la production sans échange de valeurs, où chaque élément produit sert à un but sans être marchandise et où aussi le produit final n'est pas marchandise tant que n’est pas franchie la porte extérieure de l’entrepôt.

Ainsi, le prolétaire anticipe dans son propre parti la communauté future pas tant en revendiquant un modèle utopique de communauté humaine mais en travaillant dans le système d’usine en symbiose avec le capitaliste, en vivant la contradiction de la collision entre la production selon un plan préétabli dans l'usine et l'anarchie sociale en dehors d’elle ; en transposant dans son parti son "éducation" à un "ordre" et vivant en lui la condition de membre de l'espèce humaine enfin libre des liens de classe, de métier, de langue ; libre de tout classement dans lequel l'individu peut être placé dans la société bourgeoise, parce que dans le parti il y a seulement des militants révolutionnaires, sans autre distinction.

Ces anticipations matérielles peuvent ne pas être immédiatement évidentes et c’est justement pour cela que c’est la tâche des militants révolutionnaires de le souligner. La connaissance collective au cours du travail de parti est une arme révolutionnaire, comme, à un moment donné, c'est le cas pour la possibilité de rendre générale telle connaissance à l'extérieur de celui-ci, avec la propagande, le prosélytisme, la mobilisation. La détermination des mécanismes de la révolution procède de la base matérielle, de l'économie, des processus productifs, mais on ne peut pas négliger les manifestations apparemment insignifiantes et extérieures, la politique courante, la vie quotidienne des hommes, l'esthétique, toutes manifestations que le militant saura évaluer en les réunissant dans un ensemble cohérent avec la base d’où elles jaillissent.

Dans l'article de la série Sur le fil du temps dont nous avons déjà parlé (37), Amadeo dédie quelques paragraphes aux Moteurs, aux Acteurs, aux Soldats et aux Styles des révolutions.

Le moteur de chaque révolution est le développement matériel des forces productives de la société. Il n'est pas possible de définir les caractères de la société communiste sans rechercher au fond les passages précédents, de la reproduction dans le communisme primitif à l'apparition de la propriété, de la société ancienne au capitalisme moderne ; c’est pourquoi nous avons toujours donné une grande importance à l'étude de la succession des formes économiques et sociales. Dans la marche de l'humanité vers des formes supérieures, il y a certainement eu des événements pas toujours cohérents à cause de l'instabilité des hommes, mais il faut souligner que le développement des forces productives ne s’arrête jamais ; l'histoire, enfin, a toujours marché en en avant, jamais à reculons. Ceci vaut aussi pour le transfert entre la société capitaliste et le communisme, maintenant mûr depuis longtemps, et est donc militant communiste qui sait déterminer quel est ce mouvement en avant, ou au moins le tente, avec les moyens mis à sa disposition par les révolutions passées. Comme cela a déjà été éclairci par Marx et Engels eux-mêmes, la base matérielle est le moteur de l’histoire, mais ceci ne signifie pas que nous épousons un mécanicisme anti-dialectique. Quelle fonction ont alors les hommes avec leur volonté, si nous leur nions une fonction comme facteurs d’histoire ? À plus forte raison, comment le militant révolutionnaire, en travaillant maintenant de manière organisée, mais certainement sans avoir d’influence visible, peut-il effectuer ce devoir en ayant un peu de volonté, c'est-à-dire en réalisant un renversement de la pratique locale, sans tomber dans des attitudes activistes-velléitaires, sans rien enlever à l'idée générale qui est liée par contre principalement au sort du parti dans les phases révolutionnaires ? Amadeo se demande si la volonté de chacun, parfois généreuse, ne pourrait pas être utilisée et il répond :

« Entre de sages limites, oui, en préférant être des disciples avec la suffisance plutôt que des maîtres d’opérette, en projetant non plus le déchaînement de l'Apocalypse mais un sain plan de sous-production des bêtises. » (38)

Un tel résultat, qui semble plutôt minimaliste, est en fait fondamental. Si l'économie est le moteur de l'histoire, donc de la révolution, il ne faut pas produire de minutieuses "analyses de la situation" qui changent avec le changement de rédacteur, mais il suffit de tenir présent que la base économique des grands renversements a été définie dans ses différents aspects par le marxisme une fois pour toutes, donc aussi pour l'avenir. Chaque révolution est causée par la nécessité de produire et distribuer les produits avec de nouvelles formes tout à fait différentes du passé. Le niveau de sous-production de bêtises de la part du militant consiste avant tout à déterminer le processus de changement dans le développement des forces productives et les effets qui en dérivent, c'est-à-dire la manifestation aussi à un niveau superstructurel, politique, social, de la nécessité de ces nouvelles formes de production et distribution. Les camarades qui nous suivent savent que nous cherchons constamment à établir, par exemple, quelle relation existe entre les formes phénoméniques de la politique interne et étrangère et les exigences matérielles des classes et des États, entre un Bossi (39) et l'usine automatique, entre Maastricht et le taux d’accumulation différent en des pays différents, entre les devoirs du militant et la dématérialisation du capital et des marchandises dans l’ère informatique. Avec bon sens, sans inventer des chevaux de bataille seulement parce qu'un jour nous lisons par exemple qu'il y a une usine Mazda avec 270 robots et aucun ouvrier, situation qu’en soi Marx résout déjà en parlant des métiers à tisser de l'usine automatique.

Acteurs des révolutions

En dépassant le sens théâtral ou cinématographique étroit, nous appelons acteur quiconque a une part active dans les événements. Sur la scène de la révolution en marche, évoluent des personnages différents. Chacun accomplit son devoir et, naturellement, il y a celui qui est embarqué dans le train-train habituel, celui qui dirige les mouvements d’autrui, celui qui enregistre ce qui arrive, celui qui détruit, celui qui fait le parasite et celui qui met simplement le bordel. Dans toute cette agitation, les hommes agissent, ils font l'histoire, même s’ils ne la font pas comme ils veulent, mais ils sont guidés par les forces matérielles du développement. Le texte cité dit que, pendant que nous n'admettons pas que l'histoire aille en avant par la volonté de quelque battilocchio, nous admettons volontiers l'existence d’hommes, penseurs, écrivains, agitateurs qui, entre tous les acteurs, fonctionnent non pas tant comme partisans qu'en détecteurs de l'événement historique et ils le fixent en textes et programmes plus ou moins fidèles ou foulés. L'énergie libérée par une révolution fixera avec clarté ces programmes et les rendra opérationnels pour la réalisation de résultats cohérents avec les buts de la révolution même. La puissance du choc entre classes en France et la clarté avec laquelle mûrirent les tâches de la révolution firent en sorte que les révélateurs en enregistrassent avec avance large les signaux, et fut donc produit le matériel magnifique qui gravita autour de l'Encyclopédie, vraie arme de démolition du vieil état de choses. Quand ce fut l'heure de la bataille sur les places et en champ ouvert, les soldats de la révolution eurent leur programme déjà prêt et ils agirent comme ses instruments.

Marx, Engels, Lénine et tous les détecteurs de la révolution communiste et prolétarienne future en ont préparé le programme, mais ils n'ont pas été les seuls acteurs sur la scène du communisme en devenir, il y a eu aussi les chercheurs dans le cadre du monde physique, biologique, les artistes et, pas moins importants, les agents de la contre-révolution qui ont fourni le matériel pour de puissants bilans. Tous ne furent même pas prolétariens, ils ne travaillaient pas en usine, pourtant ils furent sans aucun doute des acteurs de la révolution prolétarienne.

Soldats des révolutions

Qui furent les militants de la révolution bourgeoise ? Ce furent les d’Holbach, les Voltaire, les Rousseau, les Diderot, les d’Alembert ? Non, parce qu’ils étaient déjà morts à l'époque de la Bastille. Ce furent les théoriciens de la révolution bourgeoise mais, bourgeois, ils ne l'étaient pas.

C'est ici que se dresse le pont aux ânes pour ceux qui, malades d’activisme toujours à la recherche de l'homme partisan d’histoire, sortent du domaine marxiste pour s'aligner aux vieilles idéologies. Les militants de la révolution bourgeois furent nombreux, ils combattirent vaillamment mais ils n’étaient pas bourgeois. Ce furent les féodaux passés à la révolution, les seuls aptes à commander les actions militaires, qui combattirent; les garçons de boutique, les prolétaires des premières usines, les artisans abîmés, les soldats des armées désagrégées, les étudiants, les petits professionnels, quelques fonctionnaires, tous combattirent, rarement les paysans étant donné que les révolutions sont un fait généralement urbain. Le théorème de Pythagore était appelé le pont aux ânes : qui ne le comprenait pas ne pouvait pas aller plus en avant en mathématiques ; une chose est de donner une définition scientifique d’un mode de production dans lequel les intérêts des classes sont bien définis, c’est une autre chose la recherche velléitaire de la subdivision exacte des couches sociales pour les placer en schémas d’action supposés leurs propres, comme si seul le prolétaire pouvait être révolutionnaire dans sa tête et le bourgeois seulement réactionnaire, pendant que le boutiquier devrait s'adapter à un compromis.

En réalité, qui se casse la tête pour la soi-disant passivité des masses en cherchant des expédients pour y remédier n'a pas dépassé le pont fatidique parce que la description de la révolution comme lutte entre des classes bien définies n'est pas réfutée par l'existence pratique de classes bien peu définies et surtout bien peu activées, en des temps non révolutionnaires, selon leurs propres et clairs intérêts. La même bourgeoisie se donne aujourd’hui de grands coups de pioche sur les pieds en prêchant un retour libéral absurde et impossible. Aussi, il y n'a pas de contradiction entre le schéma et les fait réels

«  si on a compris que le marxisme ne met pas entre l'économie déterminante et l'explosion des actions collectives le fait de conscience et de volonté. Celui-ci n'est pas exclu ou vraiment renversé tête-bêche, mais seulement mis à sa place (…) Selon le déterminisme marxiste, ce sont les vieille formes de production qui reçoivent le choc des nouvelles et impétueuses forces de production. » (40)

La forme féodale entra en contradiction avec les nouvelles forces émergentes et fut balayée. Une fois disparue la domination de la monarchie et de la noblesse féodale, de telles forces explosèrent librement et la nouvelle forme se stabilisa, après avoir été rendue possible par le programme des précurseurs et le combat des soldats. La nouvelle forme ne correspondit pas aux descriptions idéales des premiers et aux expectatives des seconds mais correspondit aux lois du développement de l'époque, un stade de transition vers une forme encore plus élevée.

La nouvelle révolution procédera d’un cadre simplifié par rapport aux époques précédentes. Deux classes fondamentales sont restées et le prolétariat pourra seul plus combattre pour lui-même contre la bourgeoisie. Dans ce cas, le pont aux ânes est représenté par les conceptions tactiques des forces prolétariennes en place. Certainement la prochaine révolution, comme toutes les révolutions, ne nous fera pas le plaisir de ranger les classes avec les individus divisés en deux équipes enfilées rigidement à leur place comme dans un baby-foot et la confusion sera donc inévitable. C’est dans la confusion des dispositions et avec des objectifs faiblement définis que s’alimente la défaite, plus qu'avec les rapports de force quantitative.

Les éléments de la victoire ne sont pas à inventer, mais à cueillir de l'expérience historique précédente : plus de fronts uniques avec des forces interclassistes hybrides et sans buts clairs ; plus de compromis avec la démocratie représentative ; plus d’oscillations tactiques dues aux prétendues variations de la situation historique ; plus d’incertitudes programmatiques et de fédéralisme entre les partis prolétariens. La "situation historique" est définie, elle ne change plus depuis 1871 quand la Commune de Paris fut vaincue par les armées bourgeoises coalisées. Depuis lors : parti unique mondial.

Il faut que le militant se détache nettement de toutes les conceptions qui diminuent la fonction du parti dans la révolution. Il ne s'agit pas de diviniser la forme parti mais de comprendre qu'il faut un organe révolutionnaire représentatif du futur de la classe et donc apte à combattre sans affaissements devant les événements sociaux complexes de l'époque révolutionnaire. Le parti, en cela, n'est pas assimilable aux organisations que nous sommes habitués à voir agir. Le parti est un organisme vivant et vraiment, en tant que tel, il survit, comme une graine, pendant des décennies pour devenir ensuite une plante luxuriante en certains moments. Justement, un organisme vital a besoin du changement des cellules et les militants sont les cellules de l'organisme parti. Plus l'organisme métabolise, plus il est vivant, plus grand est l'apport et le rejet de cellules.

Comme en tous les systèmes complexes auxquels l'humanité a donné vie, la cellule unique n'arrive pas à avoir la connaissance de l'ensemble. C’est au contraire l'ensemble qui a connaissance de lui-même à travers l'action des cellules. Alors, dans une société où les acteurs de la révolution agissent sur la base de moteurs bien déterminés, comme nous l’avons dit, c’est seulement le parti – ensemble complexe – qui pourra évaluer et recueillir les forces qui furent dispersées dans les siècles passés. Les futurs Galilée, les futurs Frédéric de Souabe, les futurs Diderot, tous les futurs militants conscients ou inconscients, au lieu de consteller un parcours fatigant fait d’énergies individuelles en équilibre instable entre idéaux et action, sauts en avant ou arrêts effroyables, nouvelles connaissances et bûchers conservateurs trouveront enfin la manière de voir leurs énergies dirigées vers un but unique, énergies qui seront additionnées au lieu, peut-être, d’être élidées.

On ne peut pas parler du militant communiste – en chair et en os, conscient d’être un outil de la révolution – sans parler du parti communiste, de l'organisation qui le rend tel. Sans le parti qui en utilise les énergies, le militant communiste n'existe tout simplement pas. La difficulté qu’ont à surmonter les camarades, mais spécialement les jeunes générations, est que sur le problème du parti se sont superposées une infinité de mystifications et de conceptions qui n’ont rien à voir avec le type d’organisme dont nous parlons et dont nous avons besoin. Selon ce que l'on lit ou qui l’on fréquente, le mot parti devient une expression sans sens qui continue à indiquer des choses variables : de la monstruosité de masse accouchée par la Troisième Internationale aux petites sectes fermées, des noyaux paramilitaires au refus même de toute fonction d’organisation centralisée.

Les révolutions enseignent : une fois qu'elles ont pris leur essor, le parti de la révolution se forme, il se développe et il est entouré d’une zone d’influence qui en tire sa vitalité comme le parti tire son énergie du terrain dans lequel il a plongé ses racines. Comme Lénine le disait, le parti ne doit pas être compris seulement au sens étroit mais aussi au sens large, parce qu'il ne peut pas exister sans le milieu d’où il a jailli. Le Manifeste affirme que le parti et ses militants sont l'expression de rapports de fait. Ceci vaut pour le grand mouvement historique comme pour les conditions de travail du militant. S'il y a la contre-révolution, il n’y a rien à faire, les rapports de fait en sont l'expression ; c'est la fracture entre camarades, c'est la diatribe éternelle, c'est la prolifération et la disparition de groupes et de micro partis. Beaucoup ne le supportent pas, mais la donnée établie que la situation nous cuisine est que nous ne pouvons rien faire avec notre volonté. Encore pire serait de déduire de cette situation l'exigence de cours nouveaux et de changements de route, pratique malheureusement commune qui a mené à de terribles défaites.

La solution pour résister, y compris dans les pires périodes, et pour préparer les forces ne doit pas être inventée, elle existe. Ce n'est pas non plus une trouvaille des communistes, mais de n'importe qui a dû lutter pour la préservation d’une ligne future de sa propre foi, de sa propre idée ou de sa propre classe. Il y a toujours eu des groupes plus ou moins vastes d’hommes, organisés suivant des règles et disciplinés sur un programme commun. Nous l’appelons parti, mais la nature de ces organismes se rebelle à une simple définition avec des mots du langage courant. Marx utilise le mot Gemeinwesen pour indiquer une communauté d’hommes liés par un même objectif. Dans le parti, il y a seulement des communistes et il n'y a rien d’autre ; il n'y a pas de professeurs, il n'y a pas d’ouvriers, il n'y a pas d’employés, il n'y a pas d’intellectuels, ni de capitalistes ni de paysans ni de manœuvres. Le programme est commun, le but est commun, la discipline est un résultat de cette communauté et pas une imposition, voilà pourquoi le parti pour nous, en un certain sens, préfigure la société communiste, voilà pourquoi à son intérieur ne s’aménagent pas les débats, les comparaisons d’idées, les discussions sur des thèses différentes, voilà enfin pourquoi n'y existe pas la démocratie. C’est un peu comme quand nous parlons des anticipations existantes en l’usine, dont le cycle productif intérieur ne comporte pas de marchandise, ni d’argent, ni d’échanges d’équivalents, il n'y a pas d’anarchie. Un milieu dans lequel il y a une activité dirigée selon un plan central, finalisée pour un résultat précis, une comptabilité selon la quantité physique et pas selon les valeurs, où il n’y a pas de vote sur les éléments à produire, sur les idées de Tel ou Untel, ce milieu ne connaît ni fractions ni scissions politiques.

La tentation de renverser le rapport entre les déterminations matérielles et le fait politique est toujours restée grande. Les déterminations matérielles poussent quelques hommes à l'union sous la pression physique de leurs conditions de vie, d’abord en organismes immédiats puis avec la reconnaissance de l'autorité d’un programme révolutionnaire, dans un organisme politique au but de travailler pour une bataille dont on connaît les caractéristiques et les résultats futurs. Beaucoup pensent, en revanche, qu’il est sensé de créer une organisation qui réalise la communauté des hommes qui doivent adhérer et se plier à un programme et à des règles de fonctionnement. Tout militant qui aurait une semblable vision du parti serait certainement un corps étranger dans le mouvement révolutionnaire.

Dans les organisations qui reflètent une pratique comme celle mentionnée, on y théorise l’importance de l’individu, mais on y pratique son anéantissement. Dans le véritable parti révolutionnaire, chaque militant est un instrument de la révolution. Il est évident qu'il perd avec ceci la "liberté". Il n'a pas de liberté de pensée, évidemment, parce qu'il adhère à un programme. Il n'a pas la liberté de faire ce qu'il veut, parce qu'il adhère à un travail collectif dont il est une partie conditionnée. Il n'a pas de liberté d’élaboration, parce que l'élaboration se fait sur la base du travail passé en vue des objectifs de l'avenir. Même sa "personne" physique, tant idolâtrée par les campagnes publicitaires ultramodernes de produits pour le corps, est de sa libre propriété, étant donné qu’elle devient partie consciente d’un tout. Pourtant c’est vraiment dans un organisme résultant des faits matériels mûrs, miroir de la vie collective de l’espèce que la spécificité, la capacité, l'énergie de l’individu sont mises à profit en satisfaisant tant la partie que le tout.

Styles des révolutions

Chaque révolution bouleverse l'esthétique précédente et impose un nouveau style ou, comme il est peut-être mieux de le dire, elle libère les nouvelles possibilités d’expression esthétique qui mûrissent ou ne sont qu'un embryon dans la vieille forme. Font aussi partie du style de la révolution quelques formes de la pensée qui ne sont pas seulement art et "mode", mais aussi la manière de concevoir les événements et le monde environnant.

La libération des forces productives due à la Révolution Française explosa visiblement sur le terrain militaire à cause de l'exigence pratique de répondre aux attaques adverses. Alors que, par exemple, l'artillerie des armées dynastiques était composée de pièces uniques, chacune avec son histoire, signées par le fondeur, rappelant la devise du roi, les pièces des nouvelles armées furent, par la force des choses, anonymes et libres de fanfreluche, produites en série et donc avec des parties interchangeables. Un canon à l'affût endommagé n'était plus perdu mais pouvait être reconstruit avec les restes d’un autre canon au bronze détérioré. Bien qu'aujourd’hui elles semblent être une banalité, ce sont par contre des étapes importantes du développement productif qui eurent des retombées importantes dans les manufactures puis dans les usines de l'époque suivante.

L'art décadent et maniéré des Cours disparut définitivement, en laissant la place aux grandes compositions pleines de mouvement tant dans les arts figuratifs que dans la musique, pendant que changeait totalement la manière de s’habiller, de se conduire, de vivre. Les sciences de la nature explosèrent et l'empirisme magique de l'alchimie qui avait trempé pendant des siècles la recherche disparut pour toujours.

Encore à cheval sur la première guerre mondiale, les mouvements sociaux qui se jetèrent dans la période révolutionnaire européenne libérèrent les formes stylistiques liées au nouveau coup de fouet reçu par les forces productives et, par exemple, le futurisme exprima des rythmes liés à la vitesse, à la machine, à l'industrie et à une nouvelle urbanisation. En Russie, le mouvement se propagea sur le flot de la situation révolutionnaire et tenta aussi de donner une systématisation aux nouvelles expressions littéraires en les reliant à une théorie de l'évolution historique du langage. La victoire de la révolution fit adhérer le mouvement avec enthousiasme au nouvel ordre social – même si la contre-révolution, en reléguant les nouvelles formes expressives en un domaine encore ingénu et ronflant n’en permit pas un plein développement – pendant qu’à l’Ouest le futurisme finit pour être absorbé par la vague fasciste.

Lénine aussi utilise, en quelques formules d’agitation, le langage futuriste (ou est-ce le langage futuriste qui adopte les formules de la révolution ?) : qu'est donc le socialisme ? Soviet plus électricité, grande industrie plus contrôle ouvrier. Et Trotsky critique ainsi les insuffisances des "compagnons de route" :

« Tenter d’arracher la construction architecturale à l'avenir, c’est seulement faire preuve d’un arbitraire plus ou moins intelligent et individuel. Et un style nouveau ne peut être associé à l'arbitraire individuel. Les écrivains de Lef [Lev Front Iskousstv, titre d’une revue futuriste qui parut à Petrograd en mars 1923, fut dirigée de 1923 à 1925 par Maïakovski] eux-mêmes soulignent correctement qu’un style nouveau se développe là où l'industrie mécanique sert les besoins du consommateur impersonnel. L’appareil téléphonique est un exemple de style nouveau. Les wagons-lits, les escaliers et les stations de métro, les ascenseurs sont tous indiscutablement les éléments d’un style nouveau, comme aussi, d’autre côté, les ponts métalliques, les marchés couverts, les gratte-ciel et les grues. » (41)

Nous devons nous demander s'il existe et, si c’est le cas, quel est aujourd’hui le style anticipé de la future révolution, qu'est-ce qu'expriment et qu'est-ce que savent cueillir les militants éparpillés des expressions courantes, "stylistiques" d’aujourd’hui. Un aujourd’hui dans lequel les téléphones et les métros n'impressionnent plus personne, dans lequel il n'y a pas de cris, de canons, de masses en mouvement mais où continue l'accumulation des forces productives, où l'humanité progressive massacre ses propres enfants en les faisant mourir de faim ou en les massacrant dans cette institution sacrée qu'est la famille moderne, pas par la famine ou un danger extrême, mais par l’abondance de nourriture, de produits fabriqués et par le non-sens de la vie. Un aujourd’hui dont le style se révèle dans le crétinisme parlementaire, dans les philosophies du doute, dans les émissions débilitantes de la télévision, dans la nouvelle alchimie mercantiliste de la manipulation génétique, dans la virtualisation de la vie et tout une liste de monstruosités sans précédents. Nous nous demandons alors : où trouver le style d’une révolution qui ne peut pas ne pas être déjà en vigueur ? Qui anticipe l'avenir ?

Il n’y a pas de doute : l'avenir est représenté maintenant seulement et uniquement de l'avance inexorable des forces productives et de ses manifestations, de la légèreté qui dépasse la pesanteur, du Capital qui peut se passer des hommes et qui nous montre que les hommes peuvent se passer du Capital (42).

Tout le reste c’est le passé, le passé, le passé ; on ne voit pas et on n'entend rien d'autres que le passé dans les journaux et dans les discours de la bourgeoisie et des prétendus rebelles, et ces derniers expriment le maximum du "futurisme" avec l'exclamation typique : "Puisse un jour la classe ouvrière briser les chaînes qui la lient !". Point d’exclamation de règle. Variante au présent : "Réponde la classe ouvrière à l'attaque des maîtres !" (Évidemment avec un point d’exclamation). Il viendrait l’envie de crier : prolétaires du monde entier, assez de ce moralisme de boudoir, n'attendez pas que viennent, comme le craignent les ventres rassasiés, de nouvelles invasions barbares, ventres vides, colère atavique, à porter sang frais, énergie physique, coups de massue vitalisant cette civilisation de zombies ! Mais nous sommes toujours là, nous n'aurions rien fait d’autre qu’ajouter le énième point exclamatif en contribuant au style mourant.

Une fois, il nous est arrivé de participer à une assemblée tenue par de très jeunes gens en une école occupée : en répondant à un intervenant qui se demandait quel pourrait être l'avenir du mouvement – la Pantera ou quelque autre bête – un garçon de moins de vingt ans répondit en hurlant : je m’en fous de l'avenir, je veux savoir ce que je fais aujourd’hui ; et il conclut sa diatribe en proposant – peu importe que ce soit sous la suggestion de manipulateurs éprouvés – d’inviter un grand vieux de la résistance antifasciste à tenir une réunion dans l'école occupée. Le style de ces "avant-gardes" rappelle l'esthétique du monstre ravaudé de Frankenstein.

Certes, nous le savons, ces manifestations existentielles, sans même les prétentions anticonformistes que voulait avoir l'existentialisme philosophique et littéraire, sont le fruit d’une situation matérielle. Aussi, quand un homme serait conquis à la révolution et deviendrait son militant, ce n’est pas pour autant qu’il cesserait d’être soumis aux déterminations matérielles. Le militant n'a pas conquis cette position pour l'éternité. Il n'est pas étrange qu'il y ait des oscillations autour d’un courant, d’une école, d’un noyau, parti ou non, justement comme dans l'exemple de Diderot à propos des changements de moines dans le couvent. L'unité dans le temps est garantie. L'adhésion au parti comporte un refus de l'idéologie liée au moment, l'existentialisme est un produit délétère d’une société décadente, incapable de penser à l'avenir. Dans cette idéologie de l'instant fuyant, vraie antithèse du marxisme,

« d’une part on veut encore une fois affirmer l'impuissance de traiter en conclusions générales et sûres la réalité qui nous entoure, celle cosmique ou celle sociale, d’établir des rapports de causalité et de détermination susceptibles de lancer regards et programmes en direction de l'avenir. D’autre part, on tend encore et toujours à tromper l'individu humain sur sa possibilité de se dérober aux déterminations du milieu, à le reporter sur le plan de l’initiative et de la liberté, dans un temps où, comme jamais, il a été physiquement réduit à l’état d’un tolite et broyé, atomisé et écrasé vif dans les dolines, idéalement gavé et, comme jamais, abusé par une gamme complète de mensonges et de duperies, écrasé et succombant à l'étourdissement des colonnes imprimées et sonores, ivre d’illusionnismes optiques et acoustiques, manipulé et manœuvré sans ménagement de tout côté et par les parties qui semblent les moins préhensiles. […] L'existentialisme est la tentative de donner à l'opportunisme politique une décence philosophique. C'est comme le slip minimum pour la décence de l'opportunisme personnel ! » (43)

La solution ? Nous en sommes toujours là : être ni conformistes comme le garçon et la résistance, ni anticonformistes, étant donné que l'anticonformisme de masse est évidemment un nouveau conformisme ; nous sommes anti-formistes, destructeurs et négateurs de cette forme sociale. En n'acceptant même pas une des caractéristiques de cette société, le jeune qui sera capturé par le démon révolutionnaire lancera un défi à tous les faux militants :

« Tu veux aller voter ? Alors, tu te meus encore à l'intérieur du monde bourgeois. Est-ce que tu es pour la démocratie ? Alors, tu ne peux pas être communiste. Penses-tu dans ton cœur qu'un monde sans marchandises, sans argent et sans travail salarié soit impossible ? Alors, il ne faut pas parler de révolution. Tu es encore lié au sophisme (44) de l'éphémère ? Alors, passe au large, il y a beaucoup de place au-delà de l'abîme qui nous sépare. »

II. LES DÉFENSES IMMUNITAIRES DU MILITANT

OÙ ON ATTRIBUE UNE PERSONNALITÉ À LA RÉVOLUTION ET OÙ SE MONTRE VAINE LA RECHERCHE DE GARANTIES ET DE GARANTS SUR LES ORGANISMES QU’ELLE SE DONNE PARCE QUE L'UNIQUE GARANTIE RESIDE DANS LA SOUDURE PROGRAMME-TACTIQUE

Les anticorps contre les maladies individualistes et opportunistes du militant ne résident pas dans la personne mais dans le parti et, sur ce sujet, il existe une masse impressionnante de matériel. Beaucoup se demandent cependant quelles peuvent être les garanties pour ne pas retomber dans les fautes des organisations passées. Le parti défend, avec son activité fondée sur le programme révolutionnaire, la ligne de l'avenir d’une classe qui abolira toutes les classes. Mais le parti se défend lui-même aussi, comme l'individu défend ou devrait défendre son propre corps. Chaque parti de chaque révolution sait être entouré d’ennemis. Certainement, en quelque moment ils ne sont que potentiels mais, en d'autres moments, ils sont en mesure d'en détruire les manifestations formelles. Les partis des révolutions précédentes prêtaient beaucoup d’attention aux influences extérieures et les combattaient avec le recours à des règles et des structures qui ont changé dans le temps. Selon les situations, de tels partis durent être plus ou moins fermés et leurs adhérents être sélectionnés selon des règles de sûreté, la clandestinité des opérations fut nécessaire, et le travail, en rapport aux lois contingentes, dut être de type illégal. Ce n'est pas le cas de rappeler la situation des chrétiens à Rome, des hérétiques dans la chrétienté, des combattants des révolutions bourgeoises et nationales dans les situations d’absolutisme et colonialisme, des communistes en toute Europe dans le siècle dernier, des bolcheviks dans et hors la Russie, de notre courant frappé par le fascisme et le stalinisme.

Dans certaines situations, les organismes qui représentaient les forces révolutionnaires se sont développés à la lumière du soleil, en s’enracinant dans une société qui les tolérait ou qui finissait même par en utiliser la potentialité de contrôle sur les classes subalternes. De tels organismes développèrent des appareils puissants, véritables machines organisationnelles qui contrôlaient des millions d’hommes. Leur dégénérescence n'était pas, normalement, comprise par leurs militants, qui, au contraire, voyaient dans les puissantes manifestations extérieures un signe révolutionnaire favorable. Même quand on n’arrive pas à ces limites, les problèmes d’organisation doivent être traités avec un œil sévèrement fixé aux Thèses de Milan où il est dit qu'user de formalismes quand ce n’est pas absolument nécessaire, c'est toujours un danger suspect et stupide.

Nous ne traiterons pas ici de l’une ou l'autre forme d’organisation des groupes de militants ou du parti. Quand il y aura un développement de la lutte de classe, quand il sera nécessaire de penser à la guerre sociale, les instruments adéquats surgiront. Le vrai problème ne consiste pas à imaginer des expédients d’organisation. Il consiste à avoir la conscience que le parti, ou de toute façon le groupe ou les groupes de militants révolutionnaires sont une matière de l'autre monde par rapport à cette société. Dans les vieux partis, on comprenait la lutte politique comme un catalogue des méfaits des "ennemis" et on exploitait un tel sujet aux yeux du prolétariat pour ramasser des votes. Personne ne doute de l'efficacité de campagnes de propagande contre l'adversaire mais ce n'est pas là le but des révolutionnaires. L'étude des contradictions bourgeoises et des partis qui s'appuient au monde bourgeois sert à cultiver un milieu sain férocement anticapitaliste, comme le dictait déjà notre courant en 1912. S'il y n'a pas ce travail, on finit par ne se pas apercevoir que l’"ennemi" est plus intérieur qu'extérieur, qu'il est représenté par l'oscillation tactique, par la mauvaise interprétation du moment historique, par la diffusion du professionnalisme singé sur les institutions bourgeoises ; enfin, cela se révèle en tout ce qui est contraire à ce que nous entendons par militantisme, anonyme, sans contrepartie, sans carrières et sans récompenses matérielles. La mort du caractère organique, à la fin, réside dans la personnalisation des devoirs et des fonctions, exactement comme ce qui arrive dans les institutions bourgeoises.

C’est un fait qu'aucune organisation révolutionnaire n'ait jamais été détruite seulement par l'ennemi : c’est une constante historique que chaque défaite générale s’accompagne de carences intérieures aux forces révolutionnaires, dégénérescences, trahisons théoriques, incertitudes sur l'objectif à atteindre et sur la tactique à adopter. Les révolutions ne peuvent simplement pas s’arrêter. Quand elles se trouvent bloquées, c’est parce que ce sont seulement des révoltes et pas des révolutions, ou ce sont seulement des tentatives qui ont déjà en elles-mêmes le germe de la défaite. La Révolution d’octobre fut victorieuse, mais son caractère double, anti autocratique et en même temps anticapitaliste, bourgeois et en même temps prolétarien, la rendait fragile sans l'apport de la révolution en Occident. La grandiose révolution capitaliste survécut, celle prolétaire et communiste fut vaincue. Elle ne fut pas vaincue de l'extérieur, puisque les forces jointes de la bourgeoisie mondiale et de la réaction blanche n'eurent aucun effet militaire malgré la disproportion incroyable des forces. Elle fut vaincue parce que manquât la révolution occidentale, ce qui empêcha l'autonomie du parti révolutionnaire vis-à-vis de l'État russe qui en fit son appendice international.

La sauvegarde des forces du parti dépend d’une attitude collective vers le monde extérieur, qui est pour nous vraiment extérieur. Ceci vaut, comme nous l’avons vu, tant pour chacun que pour tout l'organisme. Si un parti développé existait, ceci signifierait une variation nette des rapports entre les forces en présence, une situation en mouvement dans lequel on ne pourrait pas agir différemment des grands partis révolutionnaires que l’histoire a produits.

Mais il y n'a pas de garanties statutaires, de règles écrites, de disciplines spéciales si non envers le programme, avec toutes les conséquences qui en dérivent. On n’arrive pas dans le parti en pointant comme à l’usine pour revenir ensuite à la maison en pensant à ses propres histoires. Si ceci arrive dans tous les organismes plus ou moins développés qui se réfèrent au communisme, il y n'a rien à faire et il est ardu dans ce cas de parler de Parti, parce que ceci signifie que la révolution ne croit pas que ce soit le moment d’avoir des militants à temps plein et maintient in vitro un bouillon de culture qui servira pour les développements futurs. Nous avons, sans le faire volontairement, donné une personnalité à la révolution. Profitons-en ou, mieux, comme le fait Trotsky, donnons-lui corps et voix (45).

La révolution scrute les individus qui émergent de l'homologation capitaliste et les compte, elle en mesure les potentialités, les sélectionne, les entraîne pour de meilleures occasions. Elle ne gaspille pas ses énergies en projetant sur la scène plus d’apparitions et de metteurs en scène que nécessaire. Elle connaît son monde et sait que dans une situation défavorable, quand chaque cerveau erre pour propre compte et n'est pas polarisé par le ferment social, il y a une grande prolifération de bavardages, de "confrontations", de "débats", en somme d’une montagne de merde démocratique. Elle tient sur le fil rouge tendu, inconfortable à parcourir et qui, justement pour ceci, est en soi un facteur de sélection, seulement le matériel strictement nécessaire pour maintenir vivante la continuité historique, seulement ce qui lui suffit pour une sélection continue, pour que du désordre et du bruit indistinct de tous ces atomes jaillissent des structures cohérentes pour des élaborations toujours plus proches des nécessités.

Dans cette intense activité, la révolution est vraiment impétueuse, elle fait agir individus et groupes, soi-disant génies et troupes d’assaut, sédimente et électrise les cerveaux, fait enrager et fait travailler à vide les imprimeries dans le seul but de maintenir intacte la tradition de la presse quand elle servira pour les masses et non seulement pour l'échange entre dirigeants révolutionnaires autoproclamés.

Entre temps, se forment et se détruisent des équipes humaines qui s'élèvent au-dessus de l'individu et qui, pour cette qualité, lui fournissent des réponses d’abord sur le plan immédiat et puis sur le plan théorique. Parce que chacun doit trouver dans le parti non seulement l'oxygène de la théorie, mais aussi un refuge pour se défendre de la intolérabilité des rapports en vigueur. Si nous sommes contre le capitalisme qui a atteint les limites de l'inhumanité et de l'égoïsme, le parti devra offrir le contraire, l'antidote, et plus tôt il pourra le faire mieux ce sera. Il ne s'agit évidemment pas de pronostiquer un ensemble de bons samaritains. Il s'agit d’arriver à la négation, de manière déterministe, des catégories de cette société en putréfaction. Dans cette optique, on ne doit pas théoriser ni les tours d’ivoires ni les citadelles imprenables mais défendre solidement et obstinément la particularité d’une plate-forme qui est une plate-forme pratique, s'il est vrai que le communisme est le mouvement réel qui abolit l'état des choses présent. Les communistes ne cachent pas leurs fins, dit le Manifeste, et ne se referment donc en aucune manière mais tentent par tous les moyens d’étendre au mieux leur influence. Si nous y réfléchissons bien, c’est une contradiction terrible, que seul le processus révolutionnaire peut résoudre : la défense acharnée de la différence par rapport à l'homologation capitaliste et la projection dans l'avenir sont en antithèse directe avec l'action à large rayon dans le présent, où la doctrine marxiste ne peut pas pour sa nature recevoir de la sympathie à première vue. Pourtant, la tâche des révolutionnaires, qui refusent de s’enfermer dans des tours d’ivoires ou des salons littéraires, est vraiment de souder leur incompatibilité totale par rapport au présent avec la conscience que l’actuelle homologation des individus ne sera pas éternelle et que s'étendra donc le réseau des contacts.

Certainement, ça et là, dans le passé, des théorisations communistes immédiates ont été faites et ont aussi été faits des essais de phalanstères communistes. Engels les prend en considération comme des faits qui montrent le besoin de communisme et en montre la potentialité en ce qui concerne l'épargne d’énergie vitale par rapport à la société dispendieuse du gaspillage capitaliste. Aujourd’hui, des phénomènes de type anarchiste de refus du train train capitaliste existent, mais il s'agit de fuites existentielles face à la réalité, de régimes et de pilules pour des estomacs délicats individuels.

La position de la Gauche vis-à-vis de la volonté individuelle de sortir de l'angoisse capitaliste est impitoyable. Nous sommes déterministes et nous nions qu'il puisse exister des solutions individuelles à un problème social. Toutes nos affirmations, toutes nos expressions vis-à-vis de l'extérieur, nos manifestations, nos réunions publiques, notre propagande, notre prosélytisme n'ont pas le sens de la publicité bourgeoise. Le militant communiste ne vend pas un produit, aussi fascinant soit-il et tout autant expression de l'histoire humaine qu’il soit. Nos rapports avec le prochain ne peuvent pas ressembler à un concours avec des prix, aux jeux télévisés, à l'interview ou à un quelque chose qui puisse être assimilé à l'action ou même seulement au style de vie de la bourgeoisie.

Nous ne sommes pas, chacun de nous, les auteurs du changement, c'est la révolution qui dirige, nous sommes les instruments de la conservation de son expression future. Pour cela, nous faisons un travail médité qui se fonde sur une méthode très précise, qui suit des critères déterminés sur la base d'une tactique qui est donnée historiquement et ne peut pas dériver du choix de chefs qui, tour à tour, pourraient la changer. De là découle notre méthode de travail. Nos actions jaillissent du résultat scientifique d’un travail précédent.

Il y n'a pas alors besoin d’un organisme formel à l'intérieur du groupe – ou du parti – spécifiquement prévu pour indiquer les comportements du militant unique dans les situations différentes qui pourraient, tour à tour, être l'usine, l'école, une assemblée de chômeurs, etc.

L'action cohérente doit naître de la méthode qui lie les camarades dans un travail commun et systématique sur les expériences passées et sur la prévision d’actions futures possibles. C’est seulement de cette manière qu’il n’y n'aura pas besoin de manuels élémentaires pour les comportements des camarades "dans les situations" spécifiques ; c’est seulement de cette manière que chacun sera conscient de l'existence des dangers intérieurs et extérieurs et sera porté à y faire front de manière tout à fait naturelle.

Paradoxalement, quand se manifeste le besoin de créer un règlement qui impose aux militants de se conduire d’une certaine manière, c’est parce qu'ils ne se conduisent déjà pas avec cohérence par rapport au programme. Et il sera toujours trop tard. La règle statutaire vient toujours après que les faits se soient révélés avec des conséquences non désirées et c'est une constante de l'histoire humaine de produire un corps juridique adapté aux situations, du code d’Hammourabi au droit Romain, de la Torah aux constitutions bourgeoises. Le communisme n'a pas de constitution et si Lénine accepta d’en écrire une pour la Russie des soviets, ce fut pour écrire un manifeste de la révolution, pas un règlement pour l'État-parti.

Relions-nous à une polémique classique entre deux grands révolutionnaires à travers une paire de leurs textes. Il s'agit de l'écrit de Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, et de la réponse de Rosa Luxembourg, Questions d’organisation de la social-démocratie russe à laquelle Lénine répondit à son tour. Dans le texte de Lénine, se pose un accent fort sur les problèmes de discipline et centralisme ; sur celui de Rosa Luxembourg, on trouve une critique à la discipline formelle et une tentative d’expliquer l'exigence d’un centralisme organique. Pendant que Lénine, comme d’habitude, ne se laisse pas intimider par quoi que ce soit et tire à boulets rouges sur les faiblesses en matière d’organisation, Rosa Luxembourg, elle, est préoccupée par la discipline et le centralisme de fer presque militaire évoqués par Lénine. Mais alors qu'en Lénine il n’y a pas d’affaissements théoriques, dans le texte de Rosa Luxembourg il y a des concessions pas tant à la démocratie, comme veulent le faire croire ses épigones tardifs, qu’à la conscience individuelle des militants et à l'autodiscipline qui en dérive. Formellement, la démocratie est plus présente dans le texte de Lénine qu'en celui de Rosa Luxembourg : on y parle de majorités et de minorités, de règlements et de détails d’organisation. Le texte de Lénine, cependant, ne peut en aucune façon être utilisé de manière opportuniste sinon en le contrefaisant totalement. Le texte de Rosa Luxembourg, par contre, peut être utilisé par les opportunistes tel qu’il est, étant donné qu'il contient, parmi beaucoup d’observations intéressantes en critique à la social-démocratie allemande, d’autres observations traduisibles en une critique démocratique contre le centralisme.

Rosa Luxembourg anticipe lucidement quelques ennuis qui se poseront aux structures de parti de l’époque ; elle sait que la tactique parlementaire portée à la perfection "ferme déjà des horizons plus vastes" ; elle sait que l'opportunisme et la théorie marxiste sont incompatibles et que leur affirmation ne dépend pas de la volonté des gens mais des processus sociaux, que donc

«  les articles d’un règlement peuvent dominer la vie de petites sectes et de cénacles privés, mais un courant historique passe à travers les mailles des plus subtils paragraphes. »

Le courant révolutionnaire est, lui aussi, un courant historique et, au moment de la polarisation sociale, chaque statut va en morceaux, dépassé par les événements. Rosa Luxembourg enregistre ce fait :

« L'inconscient précède le conscient et la logique du processus historique objectif précède la logique subjective de ses protagonistes. La fonction des organes dirigeants du Parti socialiste a, dans une large mesure, un caractère conservateur : comme l'expérience nous l’enseigne, chaque fois que le mouvement ouvrier conquiert un nouveau terrain, ces organes le labourent jusqu’à ses extrêmes frontières ; mais, en même temps, ils le transforment en un bastion contre des processus de plus grande ampleur. »

Très bien dit, mais "l'expérience nous enseigne" que ce souci se vérifie parce que les partis de la Seconde Internationale sont des partis au fonctionnement démocratique. Certes, Lénine, lui aussi, se déclare en faveur du centralisme démocratique et il y insiste, mais à propos du parti la supériorité de la vision de Lénine réside dans sa dialectique. Il dit : le parti a besoin d’une organisation. Cette dernière n'est pas le parti, ses principes, son patrimoine théorique et humain. Donc, les accessoires comme le statut, les commissions, les comités locaux, le congrès lui-même avec ses thèses et ses votes ne sont pas le parti, ce sont les formes de son organisation. Rosa Luxembourg, dit Lénine, croit incorrect d’avoir un penchant pour un "centralisme qui ne tient compte de rien", aussi elle pense

« que je défendrai un système d’organisation contre un autre. En fait, il n'en est cependant pas ainsi. Dans le cours de tout le livre, de la première à la dernière page, je défends les thèses élémentaires de tout système d’organisation de parti imaginable. Dans mon livre, je n’examine pas le problème de la différence entre tel ou tel système d’organisation mais le problème de la manière avec laquelle n'importe quel système doit être soutenu, critiqué et corrigé. »

Les accessoires sur lesquels Lénine s'étend sont la partie contingente due à la situation russe et au tourment du parti. Ce qui doit être défendu, ce n'est pas tant le "despotisme" d’un comité central que la lutte contre l'anarchie et l'individualisme, étant donné que ces derniers se traduisent en bavardages et démocratie. Lénine rappelle qu'une chose est de parler de l'organisation du travail dans une usine, facteur qui sera instrument aussi de la production non capitaliste, une autre chose est de parler du despotisme d’usine phénomène simplement capitaliste. N'importe quelle entreprise humaine qui comporte l'action coordonnée de beaucoup d’hommes pour atteindre un but est sujette à une organisation centralisée et ce type de centralisation n'a rien à voir avec la conscience de l'autodiscipline ou toute fantaisie du genre : elle est imposée par l’objectif affronté. En cas contraire, on ne peut simplement pas arriver à l'accomplissement de l'entreprise et même on ne peut pas l’affronter non plus.

Aucun de ces trois textes n'est aujourd’hui utilisable tel qu’il est. Du reste, ils ne représentaient pas des recettes mais des arguments pour une bataille qui s'est réellement déroulée et dont ils étaient, à la fois, résultats et facteurs. Ils sont utilisables ensemble, en les complétant et en même temps en les mettant en opposition comme exemple de problèmes non résolus, liés au parcours révolutionnaire. Est-ce qu'il a y eu ensuite une solution définitive ? Comme pour chaque problème de la science, la réponse est : non. Il a y eu, avec l'apport de la Gauche, l'addition d’un niveau dans la connaissance autour de la nature des instruments à la disposition des militants dans le cours révolutionnaire.

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