L'âpre heurt idéologique entre les soi-disant constructeurs du socialisme
LE RÉVISIONNISME MOSCOVITE
C'est depuis 1924 que la gauche communiste italienne, en soutenant sa directive organique sur les questions de tactique du parti communiste et donc de l'Internationale de Moscou, a indiqué dans le passage du mot d'ordre de " front unique " à celui de " gouvernement ouvrier " le symptôme d'une position de révisionnisme des principes programmatiques.
Le centre justifiait la pratique du front unique en disant que l'objectif indiscuté en était la destruction des partis opportunistes de la II° Internationale qui avaient trahi lors de la première guerre mondiale, et qu'il s'agissait de la " voie " pour anéantir, comme cela s'était produit dans la révolution russe, ces complices du capitalisme et de la contre-révolution. Etant donné que lors du premier après-guerre une partie de la masse prolétarienne (en réalité on avait commencé à s'écarter du droit chemin en comprenant dans le mot masse non seulement les travailleurs mais également les classes petites-bourgeoises, ce qui avait historiquement un certain sens en Russie avant 1917 mais ne pouvait pas s'appliquer à l'Europe) subissait encore l'influence de ces traîtres, on proposait – contre l'opposition de la gauche – que, pour détacher les masses de ces chefs, l'on convînt de les mettre au défi de donner leur accord à une action commune de défense immédiate des intérêts ouvriers contre la fameuse (une autre déviation théorique, et non la moindre, du véritable marxisme) réaction patronale. Une fois engagée une lutte de nature défensive (mais le social-patriotisme n'avait-il pas été une forme de défensisme de prétendus intérêts ouvriers coïncidant avec la victoire de la nation A ou de la nation B ?) les opportunistes auraient de nouveau trahi, indignant les masses et nous les aurions descendus. Toute notre polémique sur le front unique se synthétisa dans notre prévision qui affirmait que, attrapé avec ce système malheureux, ce serait l'ennemi opportuniste, instrument de la bourgeoisie (nous étions tous d'accord) qui nous aurait descendus, nous et l'énergie révolutionnaire prolétarienne.
Avec la consigne du gouvernement ouvrier on faisait un pas bien plus grave. Il ne s'agissait pas de proposer un accord avec les sociaux-démocrates à des fins défensives, pour repousser le patronat de certaines positions contingentes, mais de leur faire la proposition de constituer un gouvernement. Un tel gouvernement, dont on eut des exemples fameux par leurs fins ridicules, ne pouvait naître - quoique Grégoire Zinoviev pût ergoter sur les différents types de gouvernement ouvrier dont l'" un " est la dictature du prolétariat - que sur une base parlementaire : défaits en Saxe et en Thuringe, on comptait sur le fait que les députés communistes, plus les Indépendants, et les social-démocrates, formaient la majorité. On disait alors : formons le gouvernement et les masses lutteront pour la dictature ; en faisant un croc-en-jambe aux alliés s'ils s'y opposent. Mais il suffit de mesures policières pour renverser le fauteuil du président légal du cabinet et les masses, comme c'était certain, ne comprirent rien et ne bougèrent pas.
Gouverner, disions-nous alors, à moins de réviser de façon encore plus indécente que ceux de la II° Internationale les points cardinaux du marxisme et leur restauration de la part de Lénine, qui était alors notre gloire et notre orgueil suprême, ne signifie plus la défensive mais l'offensive. Les social-démocrates pouvaient-ils être appelés par nous au cœur de l'offensive révolutionnaire quand nous étions tous d'accord pour dire qu'ils étaient les complices de la bourgeoisie ? Dans la seule formule du gouvernement ouvrier – en laissant tomber les nauséabonds exemples pratiques dans lesquels la proposition fut acceptée et réalisée – est contenue la révision totale de nos principes et de notre programme pour qui le pouvoir se conquiert par une action offensive armée et se conserve par la dictature de classe et la terreur envers les partis ennemis.
L'histoire d'alors montra que l'Internationale, que nous dûmes abandonner à son triste sort, parcourut toute la route sur le chemin du révisionnisme, jusqu'à l'alliance avec les puissances impérialistes en guerre, et jusqu'à la participation à des gouvernements de coalition nationale qui n'étaient plus ouvriers mais avaient ouvertement partie liée avec la bourgeoisie, dans les funestes résistances et libérations.
La paix vint et ces gens s'en tirèrent en disant que ce qui importait était de se faire suivre par les " masses " (désormais les bourgeois, les commerçants et les industriels y étaient également entrés ; la formule des masses était devenue celle du peuple, on était allé bien plus loin que Bernstein, jusqu'au fameux millerandisme que Jaurès et Turati eux-mêmes avaient condamné), que ce n'était plus le moment d'entretenir les masses avec des " questions de principe " et de parler de théorie et de programme ; les masses répondaient bien à ce que l'on appelle l'idéologie libérale, risorgimentale , parlementaire, constitutionnelle ; et on leur parla ce langage.
RIEN N'EST VRAI, TOUT EST PERMIS
La formulation d'Edouard Bernstein (qui mastiquait le marxisme mille fois plus que cette engeance qui insulte l'immense Lénine en se faisant une première passerelle, pour en sortir, avec le terme mielleux de marxisme-léninisme du même calibre que celui de léninisme-stalinisme) était que " la fin n'est rien, le mouvement est tout ". Il voulait dire que si le mouvement était celui de la classe salariée le but aurait été le socialisme, mais il ne disait pas que le mouvement était celui des petits-bourgeois, des intellectuels, des prêtres, et même des possesseurs de grosse richesse et de capital. Aujourd'hui les misérables ont abattu toute limite et dissout l'ultime réserve : sur leur drapeau – ils affirmèrent avoir recueilli celui des bourgeoisies nationales dans la crotte dans laquelle il était tombé - est écrit le vieux mot d'ordre de la flibuste sociale : rien n'est vrai, tout est permis !
Où de tels gens ont-ils déniché, sous une dure écorce d'ours , une sensibilité aux méfaits révisionnistes contre un patrimoine qui aurait été – Dieu sait où – conservé, le marxisme-léninisme ? Ne s'agissait-il pas plutôt d'une Coupe du monde dans la course rapide pour le premier rang des révisionnismes ? Et ce premier rang ne revenait-il pas de façon indiscutée à l'État et au parti qui méritent la définition d'État-guide et parti-guide dans le naufrage du reniement : État et parti russes ?
Ces questions brûlantes ont été posées dans les derniers mois par la campagne de réprimande violente que le parti-guide et les partis guidés de l'Europe centre-orientale, et également de la Chine, ont déchaînée contre la Ligue des communistes yougoslaves – celle-ci de son côté, déclarons-le tout de suite pour que l'on ne nous confonde pas avec ses misérables apologistes et défenseurs, est tellement révisionniste qu'elle ne s'appelle même plus parti, alors que ses censeurs utilisent pour vocabulaire les termes de populaires, unifiés, démocratiques, etc. de pire en pire.
La prétention à passer pour orthodoxes en idéologie, jolie chose, n'est pas seulement le fait des Russes, des Chinois, des Tchèques, des Polonais et autres, mais aussi, du côté opposé, celui des Yougoslaves, qui ont accepté de relever le défi, et à leur tour, non sans vigueur polémique, ils se sont mis à être tatillons, à ratifier les documents de leurs critiques en matière de fidélité aux principes. Les adversaires, donc, ont réciproquement affirmé une nécessité qu'ils proclament, ironie de l'histoire, vitale pour leurs mouvements. Une telle nécessité consisterait à rester cohérents aux tables de la loi doctrinales, à se reconnaître, pour les uns comme pour les autres, dans les textes et dans les proclamations fondamentales de Marx, d'Engels et de Lénine. Et la chose la plus paradoxale est que cette lointaine origine conduit à la même souche que celle de laquelle nous nous réclamons.
CONFRONTATION UTILE ET SUGGESTIVE
Notre mouvement, aussi modeste que les " masses " qui le suivent et dont il peut se vanter, n'a pas voulu laisser passer cette occasion de reprendre, certes peut-être par une voie tarabiscotée, le contact avec les sources de la doctrine révolutionnaire et de prendre en faute les membres dégénérés de notre famille justement dans le moment où ils prétendent audacieusement avoir conservé ce lien et sont contraints d'admettre par leur attitude que la perte de celui-ci est mortelle.
Notre discussion sur les textes de la controverse est donc radicalement différente de celle des autres groupes dissidents du stalinisme lesquels, au lieu de s'attaquer aux méfaits des Russes, font leur la polémique des partisans de Tito, comme ils firent en 1956 en faisant leur les positions de la révolte hongroise comme construction sociale et idéologique ; et, bon gré mal gré, ils finissent dans le chaudron des démo-impérialistes occidentaux, et cela encore plus après le fait, postérieur à notre réunion de Turin, de l'exécution de Nagy et de ses camarades.
Les réponses yougoslaves nous intéressent de façon dialectique quand elles dénient au prédicateur russe le droit de monter en chaire pour prêcher l'antirévisionnisme. La destruction de l'unité révolutionnaire, dans la théorie, dans l'organisation, dans la politique, l'orgie de révisionnisme, n'avaient-elles pas atteint leur sommet quand, au XX° congrès du parti communiste russe, les scandalisés d'aujourd'hui proclamèrent que l'on arrive au socialisme par de nombreuses et différentes " voies nationales ", que violence, dictature, terreur et monopartitisme furent une conjoncture russe et contingente, mais que dans les autres pays on pouvait utiliser démocratie, bloc de partis et parlementarisme constitutionnel ? Comment, disent les titistes, avoir donné la liberté aux voies nationales pour tous et puis prétendre que c'est toujours Moscou qui doit dicter sa voie à chacun ? Là, vraiment, à la honte s'est ajouté le grotesque !
LE SOMMET DE L'OPPORTUNISME
Dans notre réunion le rapporteur, tout en clarifiant sans aucune équivoque possible notre éloignement de la politique du gouvernement yougoslave et notre condamnation de celle-ci qui nous distingue clairement en Italie et à l'étranger des multiples petits groupes qui se disent dissidents du moscovisme officiel, commença son examen critique par les textes russes et chinois polémiquant contre les thèses du congrès yougoslave de Lubiana dont nous nous servirons largement.
Mais il est nécessaire de répéter que la manœuvre consistant à lancer une accusation de révisionnisme, en montant en chaire de façon carrément carnavalesque, a d'abord été exécutée par les Yougoslaves eux-mêmes, avec d'autant moins de droit que c'est leurs adversaires en contre-attaquant qui – pour le moment – au lieu de dire clairement et exactement qu'ils se moquaient des principes, n'ont rien trouvé de mieux que de reprendre le jeu (ici ce sont tous les chefs-d'œuvre des guides de la moitié de l'humanité) de l'adversaire ; et ils se sont lancés à la chasse aux faiblesses révisionnistes yougoslaves.
Ils ont ainsi enfoncé une porte grande ouverte ; et nous, nous ne prenons pas du tout au sérieux l'œuvre critique du congrès de Lubiana. Le titisme, qui parfois, en Italie, est tenu stupidement comme point d'appui d'une révolte contre la dégénérescence kremlinesque, a pour nous sa place dans les bas-fonds de l'antimarxisme. En renversant dialectiquement cette image, si nous présentions la troisième et monstrueuse vague historique de l'opportunisme comme une pyramide, il se peut bien que le mouvement yougoslave en représente le sommet. Mais sur quelle base ce sommet s'élève-t-il ? Sur l'immense base russe du stalinisme qui a exprimé la négation de la doctrine marxiste unitaire et de la victoire révolutionnaire à laquelle on donne le nom de Lénine. De cette base qui couvre toute l'Eurasie qui se prétend rouge est né le sommet titiste ; l'unique mouvement du révisionnisme le plus abject de l'histoire a engendré la base et le sommet qui aujourd'hui, de façon obscène, s'accusent de révisionnisme.
Pour ces raisons nous trouvons utile de faire porter notre enquête sur quelques textes du fameux programme de Lubiana, et particulièrement sur celui qui a suscité un vacarme immense en lançant, avec un certain courage, l'accusation de révisionnistes du marxisme-léninisme qui fut lancée – acrobatiquement, du haut de ce sommet peu confortable dont nous avons parlé ci-dessus - non seulement contre le stalinisme mais aussi contre la soi-disant correction de celui-ci exposée au XX° congrès russe, lequel congrès russe – repetita juvant – a été jugé par nous comme une marche en arrière ultérieure par rapport à Marx, à Lénine et par rapport à Staline lui-même ; ou, si l'on préfère, comme un autre palier, un autre escalier de la pyramide, sur la cime de laquelle trône Tito, sans autre perspective qu'un beau saut dans les bras du louche sex appeal d'Amérique.
MARXISME ET CENTRALISME
Le début du passage auquel nous nous référons, naïvement rapporté par les trotskistes italiens (ô malheureuse ombre de Léon !), suffit à montrer comment, dans l'idéologie de Lubiana, pour l'appeler ainsi, on a déjà fait sauter un premier point cardinal du système marxiste : celui du centralisme du pouvoir, reflet dialectique du centralisme des décisions économiques. Les Russes sont hypocritement accusés d'avoir eu une politique centraliste, ce qui aurait été causé justement par le fait que la Russie était un pays économiquement très arriéré, où l'édification du socialisme se déroulait au milieu de graves difficultés ; et l'autre excuse offerte par Lubiana aux Russes est celle du siège fait par les milieux réactionnaires de la bourgeoisie et de l'impérialisme qui a contraint les Russes à la concentration de toutes les forces et de toutes les ressources.
Ce premier passage est faux sur le plan doctrinal, parce que la concentration est l'un des principes cardinaux du marxisme, et nous aurons d'autant plus de concentration révolutionnaire que la société sera moins arriérée, et donc le capitalisme industriellement développé et les classes moyennes bien prolétarisées.
La centralisation en Russie ne fut donc pas un misérable expédient mais, dans les années glorieuses et au milieu de nos enthousiasmes inénarrables, pour nous, les révolutionnaires, une gigantesque confirmation historique de la perspective de Charles Marx, et l'optimisme rouge fut limité par le fait que l'histoire avait vu la dictature centralisée s'établir non pas en Allemagne, où elle était évidente, mais justement en Russie où elle était difficilement réalisable !
Là où les théoriciens yougoslaves ne se sentent pas la conscience tranquille au sujet de la question de la centralisation ce n'est pas dans le domaine de la politique, du pouvoir ou de l'État, mais justement dans le domaine de l'économie qui, à cause certes d'une indiscutable arriération sociale, est en train de se décentraliser de façon crasse, et ce non seulement dans l'agriculture mais même dans l'industrie grâce au principe de l'autonomie des entreprises et à la farce – qui est autant yougoslave que russe et ... américaine – de la libre autogestion de l'entreprise par son personnel, principe qui est le renversement du principe de la structure d'une société communiste, une déformation libérale à laquelle les révisionnistes d'avant la première guerre mondiale n'avaient même pas pensé ; c'est seulement plus tard que les gifles de Vladimir passèrent pour marxistes-libérales ! A ce propos nous nous référâmes, à Turin, à l'exposition de notre réunion de Pentecôte 1957, qui est proche par son thème de cette seconde séance de Turin de 1958.
La construction théorique lubianesque consiste à admettre qu'une nécessité dure et spéciale avait conduit les Russes à centraliser, et que cette centralisation du pouvoir dans l'appareil d'État – adoptée pour des raisons pratiques mais non de principe ! - devait s'accompagner de tendances bureaucratiques et étatiques qui sont présentées comme des " erreurs et des déformations du système politique de l'État ". La question est donc : quel est dans le domaine des principes et sans erreurs et déformations, selon le marxisme, le système politique de l’État, y compris dans la " période de transition du capitalisme au socialisme " ? Cette réponse nous la connaissons depuis l'époque de Marx et Engels, et elle entra dans les têtes les plus hésitantes de l'époque de Lénine et de Trotsky (les trotskistes officiels savent-ils qui a écrit Terrorisme et Communisme ?). La réponse est contenue dans les termes suivants : Destruction de l'Etat bourgeois, Etat de la Dictature Prolétarienne, pouvoir du Parti Communiste, utilisation de moyens terroristes pour la destruction de tous les autres partis. Là il y a peu à jeter, là il n'y a rien à idéologiser et à enrichir (formule obscène invoquée par les Russes comme par les Lubianais), là il y a seulement à franchir ou non le Rubicon, sur l'autre rive duquel se trouve sex appeal atomique de la Liberté atlantique.
La maladie du bureaucratisme dénoncée par Marx, Engels et Lénine, n'a pas son origine dans la centralisation politique – fait historique de toutes les révolutions – mais dans la nature mercantile de l'économie sociale qui forme par sa résistance une anticoncentration ; elle réside dans la tolérance des autonomies de gestion et d'administration périphériques. Celui qui nomme ce qui advient socialement en Russie édification du socialisme a la responsabilité de la bureaucratisation et perd le droit de la critiquer : ceux de Lubiana admettent que, en Russie comme chez eux, en plein marécage mercantile et monétaire, on a déjà édifié le socialisme ! Il y aura bureaucratie tant qu'il y aura comptabilité pécuniaire, et la mesure de cette éléphantiasis bureaucratique sera donnée par le nombre des sujets qui, opposés au centre, ont un exercice et un bilan propres que l'État central doit non pas supprimer mais fastidieusement enregistrer et contrôler. Par conséquent Moscou, Belgrade et Pékin puent la bureaucratie, quoique ce puisse être un beau geste que de déloger les travailleurs des sièges de leurs bureaux et de les envoyer à bêcher dans les champs. Pourquoi par la suite, de façon démagogique, faire l'apologie de ces mêmes travailleurs du c... dans les pays bourgeois ?
LE POINT NOIR : LA DICTATURE PERSONNELLE
Mais la phrase révélatrice dans le texte de Lubiana, après la justification laborieuse et faite de mauvais gré de la " concentration du pouvoir " considérée non pas comme une conséquence prévue de la doctrine mais comme une " pratique " mal organisée, est celle que nous allons rapporter et dans laquelle se dévoile toute l'infrastructure idéologique petite-bourgeoise et, en substance, pleinement bourgeoise, commune à tous ceux qui sont scandalisés par les hauts faits du Kremlin et qui n'ont pas la force de rester sur le terrain révolutionnaire. La voici : " En dernière analyse, une telle pratique entraîne le renforcement non seulement du pouvoir de l'État mais également, toujours plus, la domination d'un seul homme. "
Voici, la bombe a explosé, et selon le style habituel, on a fait planer le fantôme du danger suprême. Plutôt que d'arriver à cette suprême infamie, la domination d'un seul homme – on ne sait d'ailleurs pas où il a été écrit (nous le verrons bientôt) que l'on doit la conjurer à tout prix – on jette tout à la mer, comme de viles choses inutiles ! Face au danger (depuis 1917 il n'est pas un seul idiot qui ne nous ait jeté à la figure avec mépris l'accusation d'être les fourriers du pouvoir individuel) nous devrions jeter par-dessus bord toutes nos thèses glorieuses et nos conquêtes : la guerre sociale pour le pouvoir, la dictature du prolétariat, le parti de classe qui la tient dans ses mains, fort de son histoire séculaire dans le temps et dans sa base mondiale dans l'espace, la force de gouvernement de la classe armée et l'appareil historique inexorable de la Terreur contre les ennemis de la Révolution ; tous ces résultats d'une lutte d'un siècle, dans laquelle des millions de travailleurs ont donné leur vie et leur sang, doivent être liquidés pour ne pas offenser le veto imbécile à la forme personnelle contingente du pouvoir ; et l'on doit crier : vous, bourgeois, nous vous rendons le pouvoir pour que vous puissiez l'administrer de façon démocratique et collégiale !
Qu'y a-t-il donc au fond de ce raisonnement défaitiste, au moins autant défaitiste que l'usage indigne que Moscou et ses commis ont fait mille fois et font toujours des grandes thèses fondamentales du marxisme ?
Il y a rien d'autre qu'une idéologie et une sensibilité purement bourgeoises, bien dignes de cette époque de décomposition putride de la pensée bourgeoise : le contenu de l'histoire est la lutte contre le tyran personnel, avide de pouvoir et de sang, et l'histoire avance seulement quand un tyran tombe et quand un despotisme est écarté. Cette pensée est même sous-bourgeoise parce que dans la phase révolutionnaire même les libéraux comprirent que le contenu de la lutte était plus grand que le petit fait de chronique habituel à quoi l’on pouvait le réduire : un individu qui a écrasé et opprimé un autre individu ; ils comprirent également que c'était des forces sociales et collectives qui étaient en jeu et que les marionnettes-personnes s'y démenaient sans logique ni raison.
La bourgeoisie révolutionnaire leva son drapeau contre les monarchies absolues de l'ancien régime, mais elle ne recula pas quand il lui fut nécessaire, et il le fut en substance toujours, d'utiliser la violence, la répression, la dictature et même les dictateurs, même si leurs têtes tombaient en série sur les échafauds. L'histoire n'aurait pas enregistré la victoire des grandes révolutions, qui n'étaient pas encore la nôtre, sans les dictateurs Cromwell, Robespierre, Garibaldi et cent autres – par bonheur leurs partisans héroïques ne s'arrêtèrent pas pour se demander s'ils n'avaient pas érigé un nouveau pouvoir autocratique ; et la lutte sociale continua.
Quelle meilleure antidote à la dégénérescence de la révolution russe ne tentâmes-nous pas d'avoir sinon l'œuvre individuelle d'un Lénine qui, en divers tournants, avait déjà répondu à l'objectif à l'échelle de l'histoire ; ou également celle d'un Léon Trotsky ? Mais pour le raisonnement simpliste d'aujourd'hui, il fut inutile de combattre le passage à la politique personnifiée, à l'opposé, par Staline ! La déformation fut la concentration étatique, parce que celle-ci, fatalement, conduirait à la démoniaque " domination d'un seul homme " !
Comme nous l'avons toujours soutenu, un million d'hommes, mille, cent, dix et même un, peuvent bien représenter la cause de la Révolution à condition qu'agisse en eux le facteur tout puissant : la Force-parti, la Forme-parti.
Si ceci n'était pas le critère élevé qui résout la flamboyante polémique sur la dictature que Marx ouvrit il y a plus de cent ans, et que Lénine fit retentir dans le feu des combats il y a plus de quarante ans, comment expliquerait-on la dispute entre les deux armées de sous-espèces de kobolds autour de la revendication d'avoir conservé la ligne du marxisme-léninisme, non pas trahie par l'une des deux, mais, et dans le même sens, par tous les deux ?
CULTE DE LA PERSONNALITÉ
Le texte yougoslave poursuit ainsi : " C'est sur cette pratique (c'est-à-dire le renforcement du pouvoir de l'État que, évidemment, en 1918-19-20-21, quand la guerre de classe flamboyait, Lénine et les bolcheviks russes et non russes auraient bien fait de transformer en pâte molle !) que s'est fondé le ''culte de la personnalité'' qui a été accompagné d'une tentative de justification théorique et idéologique. " D'après ce qui suit la faute de cette déformation du marxisme remonte à Staline lui-même qui aurait monopolisé le droit de fournir les solutions aux problèmes de doctrine et leur application aux différentes conjonctures, en les réservant à lui-même.
Les membres du parti russe ont évidemment mal pris le fait que les thèses de Lubiana considèrent comme encore présents les dégâts du culte de la personnalité de Staline, même après que le XX° congrès a ouvertement condamné cette doctrine, si elle a jamais existé.
La critique va en fait beaucoup plus loin en accusant le monopole de l'activité théorique de la part de Staline d'avoir substitué à la philosophie propre du marxisme une autre philosophie subjectiviste, pragmatique, métaphysique et dogmatique. Nous sommes pour le dogmatisme ; mais avant de passer à ce point nous dédions quelques mots à ce truc banal des fautes de Staline qui est le même que celui que nous avons bien démasqué au II° congrès et dans le khrouchtchévisme (si l’on a trouvé bon de transformer l'autre nom de famille en substantif).
Si la philosophie marxiste est la bonne, alors les positions philosophiques s'expliquent en tant que superstructures des grands mouvements d'intérêt collectif et des heurts entre ceux-ci. Et alors un individu, pour doué qu'il soit, et les dons de Staline se sont révélés très discutables, ne peut pas faire autrement que de se ranger dans l'un des grands camps et, si l'on peut le dire ainsi, opter pour l'une des grandes philosophies. Mais si, au contraire, nous admettons qu'un homme seul, revêtu il est vrai de hauts pouvoirs politiques, réussisse à faire prévaloir parmi des centaines de milliers de ses partisans, qui contrôlent des centaines de millions d'hommes, une idéologie nouvelle et différente, ou carrément une philosophie qui confie les leviers de l'histoire à un homme seul et à cet homme lui-même, qu'il soit appelé innovateur ou déformateur, alors, plus que d'avoir trouvé une condamnation à prononcer, on aurait trouvé une preuve bien valide que la philosophie marxiste est erronée.
Que Staline ait cru au culte de sa propre personnalité et que de vastes couches d'hommes l'aient exalté ou carrément presque déifié, cela a pu être une réalité, et dans la deuxième hypothèse cela a effectivement été une réalité, mais ces positions idéologiques ont été des effets et non des causes de tout le cours historique.
Staline n'a fondé aucune nouvelle doctrine, ni bonne ni fausse, mais il a seulement été le précurseur des adversaires actuels puisqu'il a eu pour objectif d'utiliser pour les manœuvres politiques et étatiques imposées par les événements le prestige de la doctrine prolétarienne classique pour éviter que la classe ouvrière ne refuse de donner son appui à de telles manœuvres.
Qu'une bande plus ou moins bureaucratisée de propagandistes et de prétendus savants dans les différents camps ait, en prêtant la main à Staline, réussi à ce qu'une tromperie semblable trouvât crédit est un fait ; mais c'est le mouvement du fondement social et historique qui a créé les conditions pour une semblable dégénérescence, et la clé du problème doit toujours être recherchée dans l'interprétation réelle du cours des rapports de production comme nous avons essayé de le faire dans différents de nos textes.
L’" ENRICHISSEMENT " TRISTEMENT CÉLÈBRE
Les intellectuels – et ce ne sont pas des imbéciles – qui ont rédigé les thèses de Lubiana accusent Staline d'avoir érigé un nouveau dogmatisme. Peut-être voulaient-ils écrire plus exactement que Staline a tenté d'ériger un nouveau principe d'autorité en matière idéologique, de façon qu'il fût obligatoire de tenir sa parole pour vraie. Mais Staline n'était pas idiot au point de faire de cette nouvelle infaillibilité une théorie. Justement il a habilement soutenu que le marxisme n'est pas un système de dogmes, qu'il ne se trouve pas entièrement écrit dans des tables doctrinales. Il a toujours combattu contre nous, les orthodoxes et, si l'on veut, les traditionalistes, en nous lançant les injures de " dogmatiques, talmudiques ". Cela pour se réserver le droit de faire prévaloir une praxis qui était souvent en contradiction avec les écrits des théoriciens du parti. C'est lui qui a soutenu que le marxisme n'est pas fixe, mais qu'il évolue et se complète parce qu'il tient compte successivement de tous ces nouveaux événements historiques qui se sont vérifiés après la fondation de la doctrine, laquelle doctrine est donc en évolution et en changement continuels, et donc qu'elle n'est pas un système parfait de dogmes énoncés une fois pour toutes, comme il le paraît à nous autres sectaires et doctrinaires masticateurs de formules immobiles. Qui peut contester à Staline le titre de fondateur de cette théorie selon laquelle la société procède par évolution graduelle ? Seuls nous, qui au contraire avons saisi la grandeur du marxisme dans cette rude thèse : la société ne procède pas par évolution et amélioration graduées mais par révolutions – comme l'organisation de la société humaine, la science de celle-ci ne se forme pas par ajouts graduels, mais d'un bloc, par grands tournants révolutionnaires.
Le XX° congrès, alors qu'il détrônait le Staline théorique, héritait de façon ouverte de lui cette crise hystérique de la charge contre le dogmatisme, et théorisait que si nos thèses sur la Violence, la Dictature et la Terreur avaient une valeur universelle en 1917 depuis lors tout a changé à cause du grand fait nouveau que la révolution prolétarienne a vaincu et que le socialisme a surgi dans presque la moitié du monde. La prémisse est fausse et la conséquence deux fois fausse, mais est-ce cela qui, oui ou non, a conduit à lever le drapeau des différentes voies nationales au socialisme ? N'est-ce pas avec la même argumentation et pour ces mêmes faits que l'on a soutenu que le caractère inévitable des guerres, thèse chère à Lénine ainsi qu'à Staline, était désormais " effacé " de la science marxiste, parce que la moitié du monde étant socialiste est pacifiste et imposera la paix ? Et les hypothèses et thèses des Khrouchtchev et compagnie ne sont-elles pas fausses et archi-fausses et n'entraînent-elles pas des conclusions plus infâmes que celles de Staline même si elles sont peut-être issues du principe de variabilité de Staline ?
Cependant, pour leur malheur, les prétendus redresseurs des révisions théoriques montés à la tribune à Lubiana sont eux aussi liés à l'héritage de Staline dans la mesure où ils admettent comme point fondamental que le marxisme est une science en évolution, et non – ce qu'elle est au contraire – une science de la révolution, et une révolution de la science évolutionniste bourgeoise.
Dans leur charge contre le dogmatisme dirigé, sabre dégainé, par le généralissime Josif , ils écrivent pitoyablement : " La pensée marxiste, comme n'importe quelle autre découverte scientifique, reste vivante et révolutionnaire seulement en vertu d'un développement et d'un enrichissement constant. "
Nous sommes désolés de le dire, non pas pour le maréchal Brosic qui est un théoricien du calibre de feu le généralissime Staline, mais pour les quasi professeurs Kardelij et Rankovic, mais cette formulation, même littérairement, est plus triviale encore que celles de Khrouchtchev et compères qui n’ont pas encore été limogés ?
La propriété évolutive du marxisme lui viendrait du fait qu'au lieu d'être une explosion sismique du sous-sol social et historique il ne serait qu'une " découverte scientifique comme n'importe quelle autre ". Pour eux l'humanité forme son patrimoine de connaissance du cosmos et d'elle-même à chaque fois – méthode ô combien bureaucratique ! - qu'un savant quelconque écrit une ligne de plus. Ceci est toujours une " marque de signe positif " et s'insère dans les rouages compliqués d'académies, d'universités, d'éditeurs officiels, de prix nationaux et internationaux, dans le grand et solennel fleuve de la Science en progrès indéfectible ! Par Belzébuth, quels défenseurs du matérialisme, quels rectificateurs du marxisme, quels réparateurs des dégâts qu'a fait Staline ! Ceci est la doctrine de l'accumulation de la Science, et l'étiquette capitaliste d'enrichissement, le père Staline la lui a dédaigneusement affublée ! Si l'immense Charles liquide sans pitié Proudhon dans sa Misère de la Philosophie , nous, qui nous vantons de ne rien inventer qui ne fût écrit il y a cent ans dans les Tables, nous pouvons bien ricaner sur la Misère de la Science , sur le groupe des enrichisseurs de Moscou ou de Lubiana.
" PAUVRETÉ " DE STALINE ?
Une fois rendu responsable du dogmatisme, au moyen d'une fausse critique grossière, de quelles conclusions particulièrement erronées Staline est-il accusé ? Il serait arrivé à une " sous-évaluation " des résultats jusqu'ici obtenus dans le développement socialiste ! Ô pauvre Staline : après avoir tant fait pour surévaluer la structure russe, en soutenant que dans l'économie du socialisme déjà édifié la loi de l'échange mercantile a droit de cité, que l'industrie, l'agriculture, ainsi que la distribution, sont en Russie déjà socialistes, et qu'il ne reste à faire que le dernier pas pour atteindre le communisme supérieur, après avoir avalé et fait avaler des couleuvres géantes, il se voit, par l'enfer, accusé d'avoir sous-évalué les succès ! Ce n'est pas par hasard si, ni des tribunes du congrès soviétique ni de celles de Lubiana, personne ne l'a accusé de ce travestissement énorme de l'économie marxiste dans lequel réside tout le révisionnisme qui salit les consciences, la sienne, celles des Yougoslaves et des Russes d'aujourd'hui !
Maintenant nous allons voir comment, en blasphémant à l'unisson, Russes et Yougoslaves contemporains, insensibles même à l'idéal panslaviste qui mettait en colère papa Marx, ont combattu férocement entre eux.
Mais pour le moment nous devons signaler l’une des autres insuffisances imputées à Staline, après celle de ne pas avoir dit que le socialisme, triomphant en Russie, était à un degré de développement encore plus avancé dans la société paysanne, petite-bourgeoise, coopérative des petits slaves. Il n'aurait pas vu – mais ceux du XX° congrès l'ont bien vu et proclamé dans leurs thèses bancales – comment les soi-disant " révolutions socialistes " et " résultats de la pratique socialiste ", évidemment même dans l'Etat serbo-croato-slovène, ont " modifié sous de nombreux aspects les conditions de la lutte pour le socialisme ".
Ainsi le bel horizon qui s'ouvrait au prolétariat, et que la bêtise de Staline lui aurait fermé, se réduisait à ceci : lutter, vaincre dans les révolutions socialistes, actualiser dans la société la pratique socialiste (qu'est-ce que c'est ? Le pragmatisme est-il de Staline ou de Rankovic et co. ?) pour réaliser ce beau succès : proclamer que les conditions de la lutte sont changées, que la rupture de la machine étatique, la dictature, et même la lutte de classe du bon vieux temps qui aurait enseigné à un Etat prolétarien de ne pas faire d'alliance comme celle de 1941 avec les Etats capitalistes et de ne pas accepter d'argent de leur part pour " aller au socialisme dans de nouvelles conditions ", que toutes ces choses donc ne sont que des vieilleries stupides !
HEURT ÉTATIQUE RUSSO-YOUGOSLAVE
Le point sensible de la question réside dans les rapports internationaux, et plus encore dans les rapports " entre pays socialistes ". Parce que gouvernements et partis s'accusent réciproquement de révisionnisme antisocialiste, mais assurent que leurs pays dans tous les cas restent des " pays socialistes " - alors que c'est justement cela qu'il s'agit de vérifier dans tout le débat et le développement.
Donc on assure que la déformation suprême de Staline (qui résida dans la politique économique) réside dans sa politique extérieure (les titistes ne peuvent certes pas l'accuser d'avoir passé l'alliance dans la seconde guerre mondiale). " Dans l'action anti-yougoslave de Staline (1948), des objectifs hégémoniques avaient été, de toute évidence, placés au-dessus des véritables intérêts du socialisme. "
L'allusion ouverte a frappé les Russes comme une gifle.
Il s'agissait d'une franche accusation d'impérialisme, dans le sens où la machine étatique russe, dans l'inertie de son cours historique, non seulement n'exprime plus les intérêts des travailleurs salariés de l'intérieur mais conduit une politique d'exploitation économique des Etats satellites qui pèse sur leurs prolétariats. Le désaccord serait né tout de suite après la seconde guerre mondiale parce que l'État yougoslave aurait revendiqué une autonomie vis-à-vis de la direction de Moscou, non seulement dans l'édification d'un socialisme au moyen de recettes propres, mais également dans la navigation dans l'océan des relations mondiales avec sa propre boussole.
A quoi se réduit historiquement cette accusation à laquelle Moscou répliqua immédiatement et largement en accusant le gouvernement yougoslave d'être assujetti, et même vendu, au capital occidental et en particulier à l'impérialisme d'Amérique ?
La politique de Staline après la guerre, politique qu'approuvaient alors tous ses partisans, consistait à conduire la " libération " de ces pays que la force militaire allemande avait assujettis de sorte que les mouvements de résistance formassent de nouveaux gouvernements. Mais les mouvements anti-allemands reproduisaient à l'intérieur de chaque pays l'indigne alliance mondiale entre Etats bourgeois démocratiques et ploutocratiques avec les partis corrompus de la classe ouvrière qui exploitaient pour la diriger l'influence de l'ancien prestige de Moscou et les aspects insurrectionnels de la lutte nationale de libération. La politique illusoire de Staline, certes elle n'avait pas atteint le stade de dégradation d'aujourd'hui, consistait à rompre ce bloc à un moment crucial, d'abord en formant dans des pays comme la Yougoslavie (la France, l'Italie, l'Autriche, la Scandinavie) un gouvernement de gauche, appuyé sur les faux communistes de ces pays, et puis, lors d'un éventuel affrontement militaire avec les alliés d'hier, disposer de forces supérieures pour battre l'Amérique et l'Angleterre là où il n'y avait pas de communistes, même faux. Nous dirons toujours qu'il s'agissait là de la perspective de ceux qui avaient abandonné la piste de la révolution communiste, mais pas de celle d'un laquais du capital mondial, que peut-être Staline, douteux théoricien de l'histoire, n'avait pas bien aperçu dans ses arrières militaires.
DONNÉES HISTORIQUES ET GÉOGRAPHIQUES
En cela la Yougoslavie était dans une situation privilégiée. Là, la bataille entre les armées de la résistance anti-allemande ne se liquéfia pas en batailles ou en escarmouches parlementaires mais se résolut à coups de canon avant que n'arrivassent en force d'Est et d'Ouest les armées des vainqueurs. L'armée paysanne-populaire de Tito – auquel si on lui dénie des directives marxistes l’on ne peut dénier des capacités politico-organisatives de chef national d'une insurrection – mit en déroute les forces bourgeoises philo-américaines qui aspiraient à représenter la révolte et à prendre le pouvoir en succédant aux Allemands. Tito fut peut-être le représentant du seul mouvement auquel le pouvoir ne fut pas remis par les généraux américains ou russes, il le prit au contraire vigoureusement tout seul.
Staline naissait d'un parti marxiste formidable : Brosic non, et qui s'est occupé de marxisme depuis un demi-siècle ne l'a jamais trouvé devant lui comme marxiste ou comme chef ouvrier. Il avait moins le droit que Staline de représenter la Yougoslavie prolétarienne. Dans ce pays, nous avions eu des partis socialistes et communistes : la tradition révolutionnaire du parti serbe est très puissante si l'on pense que, pendant la première guerre, devant l'invasion autrichienne, il se comporta en restant sur la ligne internationaliste pure et condamna tout national-socialisme. Les partis croates et slovènes ont également de bonnes traditions de classe, et leur orientation immédiate vers la III° Internationale prouva qu'ils se tenaient à distance tant de la servitude envers l'État des Habsbourg que des engouements nationalistes. Mais Tito n'a pas non plus pu fabriquer une littérature qui le reliât à ces traditions. Le groupe dirigeant qui l'entoure dans son gouvernement se relie à son tour bien mal à l'histoire des partis ouvriers marxistes, exceptées certaines personnes.
Le destin de la politique yougoslave différent de celui de la politique russe n'a pas de bases dans des attitudes sérieuses d'une idéologie marxiste différente, mais seulement dans la cause matérielle de la situation géographique qui a tenu cette politique dans une région d'équilibre, là où il était facile de jouer en conservant – non sans un certain courage – une bonne indépendance de politique d'État vis-à-vis des deux camps et de tous les camps. Que l'on compare la décision prise par le gouvernement yougoslave dans la question de la frontière avec l'Italie et les flottements super-honteux des communistes staliniens italiens sur la même question. Ni les Yougoslaves ni ces staliniens italiens ne sont dignes des directives prolétariennes et marxistes, mais nos derniers sont bien plus ignobles quel que soit le critère de jugement !
PHILOSOPHIE DES " SOMMETS "
Les tentatives des " services scientifiques " de Tito en ce domaine ont cependant fini en une faillite totale. Aucun n'a le courage de découvrir en Russie, outre un révisionnisme idéologique, ce qui importe avant tout, c'est-à-dire la structure non socialiste de l'économie, parce qu'il constaterait immédiatement que la distance du socialisme à ce qu'est l'économie yougoslave est encore beaucoup plus grande.
Cette cathédrale idéologique que l'on a voulu dresser sur des bases économiques et techniques vacillantes est peu solide, et les conclusions philosophiques sont en contradiction d'un côté avec la saine acception du marxisme, de l'autre avec la pratique de la politique yougoslave qui ne donne pas l'exemple. Le coup le plus fort tiré contre " la domination d'un homme seul " non seulement est sans importance du point de vue des principes, et est seulement d'un effet démagogique digne de la plus fruste propagande du " monde libre ", mais il suscite le rire quand on constate la présence ininterrompue sur l'avant-scène de la personne, qui ne passe pas inaperçue, du grand maréchal Tito. Combien y a-t-il d'" hommes " à Belgrade ou avec cette chaleur dans les riantes îles Brioni ? Nous ne voyons pas le second mais peut-être seulement des petits seconds.
Et quant à la dictature sur l'idéologie il ne paraît pas que ceux qui osent contredire Tito trouvent un sort meilleur que ceux qui contredisaient Staline.
Si donc c'est du révisionnisme que d'avoir un seul chef, pourquoi ne pas réformer le sommet dans la maison yougoslave ? Et où la politique extérieure est-elle conduite de façon plus suggestive que dans les habiles rencontres de Brosnic avec d'autres équilibristes de la constellation diplomatique mondiale ?
Et si l'on veut cacher une manœuvre en direction du monde américain, duquel on estime légitime pour des " socialistes " d'accepter les aides, comment ne pas percevoir, dans le domaine philosophique, qu'il faut seulement imposer, pour sortir des graves tourments de ce maudit monde bourgeois, des " rencontres au sommet " ?
Notre conclusion sur la question du " sommet " personnel est connu. En certains tournants historiques le fil conducteur peut être tenu par un homme, pourvu qu'il soit un homme dont la chair et le sang sont la chair et le sang du parti, et pourvu que le parti sache que, un ou dix, les hommes face à la force collective du parti – doctrine, histoire, organisation, mouvement – ne sont pas des moteurs mais des outils de la machine de classe.
Mais une forme de la direction d'un homme seul est particulièrement pestilentielle (et peut-être ce point nous fait regretter d'avoir trop sous-estimé, il y a quarante ans, l’antimilitarisme ouvrier classique dont les racines sont chez Marx et Engels) : la forme en uniforme. Comme chefs de gouvernement, et également comme chefs de révoltes, ils nous ont dégoûtés de la société moderne, pour de multiples raisons, ces anciens caporaux, colonels, généraux, généralissimes, maréchaux et autres. L'Homme du parti ne revêtira jamais un uniforme. Lénine n'eut jamais d'uniforme, mais avec la pleine approbation de nous autres, extrémistes de gauche, il porta tout le poids du pouvoir et il y laissa même sa vie. Trotsky était indubitablement un homme de parti et le parti devait à cause d'une nécessité de fer se construire une armée ; c'est un très beau souvenir que nous avons de lui, mais en 1926 c'est avec une joie révolutionnaire qu'on l'aurait vu au sommet, mais ce n'est pas un bon souvenir que ses portraits martiaux en uniforme de général. Avec cette observation marginale, mais que nous ne croyons pas sans importance, spécialement au moment des épisodes internationaux de changements de pouvoir les plus différents, nous ne voulons pas opter pour les avocats en civil (Trotsky en était un) mais appeler de nos vœux une reprise de la haine prolétarienne pour les militaires professionnels posant et se faisant photographier en série, et l'abus politique de ceux-ci, en démocratie comme en totalitarisme, dans les fascismes et dans les résistances antifascistes respectives.
Mais cet air ne pouvait certes pas venir de Lubiana, de Belgrade ou des îles Brioni ! Les militaires sont par définition des pragmatistes ! Mais les titistes qui découvrent en philosophie le pragmatisme chez le généralissime Staline nous font penser au bon vieux proverbe populaire : le bœuf traite l'âne de bête à corne !
FOUDRES DU SYLLABUS RUSSE
L’un des principaux textes illustrés à la réunion par le rapporteur fut l'article que, immédiatement avant le congrès de Lubiana, publia le Kommunist, revue théorique du parti communiste soviétique.
Cette première attaque fut particulièrement prudente parce que l'on espérait encore obtenir une atténuation du projet de thèses au cours du congrès laquelle atténuation n'est en fait pas advenue. Les références occidentales à cet article insistent sur son " ton calme ". Nous, il nous intéresse pour distinguer les questions importantes que le débat ouvert, et quasi inattendu, a mis en avant, alors que les deux adversaires n'ont pas eu du tout le mérite de les éclaircir.
Le texte russe débute par l'affirmation préalable qu'il y a, dans l'intérêt du marxisme-léninisme, deux périls à combattre : le dogmatisme d'un côté, le révisionnisme de l'autre. Il déclare cependant que l'analyse de ces deux dangers dans les thèses de Lubiana est totalement fausse.
Parmi les erreurs de principe du programme de Lubiana on indique celle qui consiste à admettre que, à côté d'une voie révolutionnaire pour le passage du capitalisme au socialisme, il y aurait dans le monde d'aujourd'hui également une voie évolutive. Qu'une thèse semblable soit erronée et qu'elle apparaisse dans le système idéologique plutôt confus des Yougoslaves, c'est clair, et cela résulte de ce que nous avons dit nous-mêmes plus haut en citant le " projet de programme ".
Mais il nous paraît que les Lubianais auraient un certain droit de répondre qu'une telle innovation avait été proposée au XX° congrès russe quand on y avança l'hypothèse des " voies " différentes de la voie russe jusqu'alors tenue par tous pour unique, typique et classique. Eternels accusés de byzantisme doctrinal, nous sommes heureux d'assister maintenant à cette dispute digne des docteurs subtils !
Non, disent les Russes, nous n'avons pas autorisé la voie évolutive en opposition à la voie révolutionnaire (en effet ils conservent à l'oreille un vieux ton marxiste et pour cette raison ils ont frémi en entendant le concept d'évolution !) mais nous avons dit une autre chose : jusqu'à présent Marx et Lénine avaient parlé de voie violente pour la transformation de la société capitaliste en société socialiste, dans les conditions du monde d'aujourd'hui la voie pacifique apparaît également possible ; mais pour nous cette voie pacifique est toujours une voie révolutionnaire.
La voie évolutive, dit le distinguo russe qui comme finesse philosophique n'est pas un mauvaise, n'est pas révolutionnaire, mais la voie pacifique peut être aujourd'hui une des voies du développement de la révolution. En d'autres termes s'il était vrai (mais c'est faux) que dans une moitié du monde le prolétariat est au pouvoir et l'économie est socialiste, il deviendrait admissible que quelque pays voie sa bourgeoisie céder sans coup férir, et donc par voie pacifique, en insérant ce pays dans le camp de ceux qui sont déjà socialistes et donc forts en économie et en puissance militaire.
La théorie centrale du XX° congrès est en effet l'émulation pacifique, c'est-à-dire le rejet de la théorie de Staline qui voyait comme inévitable le heurt entre les pays capitalistes et les pays socialistes, et qui même, disons-le à son honneur, en 1953 avant de mourir, a encore défendu la doctrine de Lénine à propos du heurt inévitable entre groupes de pays impérialistes, Russie mise à part. L'émulation pacifique, au contraire, prévoit qu'un accord de désarmement entre pays impérialistes et pays " du socialisme " laisse à l'humanité la possibilité de choisir lors d'une confrontation sans effusion de sang entre capitalisme et socialisme.
Une telle doctrine n'est pas moins perfide que celle de l'évolution, ou mieux elle l'est beaucoup plus, du fait de l'impudente reservatio mentalis selon laquelle ce choix comparatif futur serait toujours un processus révolutionnaire, étant donné que par ce moyen artificiel on réaliserait la succession des modes de production qui est le contenu social de toute révolution. Mais la thèse de base du marxisme est-elle oui ou non que cette succession se fait toujours au moyen d'une guerre sociale et civile ?
DEUX ERREURS IDÉALISTES ÉQUIVALENTES
Évolution et pacifisme sont deux concepts qui, historiquement et politiquement, portent en eux l'abandon total (bien pire que l'hypocrite révision) du programme politique, marxiste et léniniste, de la classe travailleuse ; de plus philosophiquement les deux critères sont tous les deux adversaires du matérialisme marxiste et sont des rabâchages stupides de l'idéalisme bourgeois.
L'évolution, dont on accuse la rédaction naïve et négligée des thèses yougoslaves, vaut-elle mieux, même d'un centième, non seulement que le pacifisme officiel des Russes, mais qu'une autre grossièreté antimarxiste, le progressisme, dont est pétrie de manière abjecte toute la ligne d'action des partis affiliés à Moscou, tant dans les pays prétendument socialistes que dans ceux qui se reconnaissent comme capitalistes ?
Devenu pacifique, progressiste, ou évolutionniste, le marxisme révolutionnaire est pareillement castré, de façon pire qu'il ne l'est dans le réformisme social-démocrate classique ; on ne peut ouvrir une page de Marx, d'Engels ou de Lénine qui ne le dise.
La formule du développement progressif ou évolutif a cependant un échappatoire, quoique de mauvais goût. Toute évolution peut menacer de devenir involution, tout progrès peut faire craindre qu'il ne s'inverse en régression, et ces messieurs, champions de l'opportunisme, lancent ces cris d'alarme quand ils voient menacés les patrimoines sacrés de la démocratie ou du libéralisme bourgeois, quand on traite un parlement risible à coups de pieds dans le derrière, comme en France, ou quand on prend une belle raclée électorale comme en Italie. Il reste alors la réserve (verbale) de recourir à la force, pour le beau bénéfice de remettre en mouvement évolution, progrès et crétinisme constitutionnel. La voie violente pour aller au communisme est donc écartée, mais elle reste valable pour sauver le pur régime bourgeois !
La formule du développement pacifique, qui dans la désinvolture théorique du Kommunist sauverait le contenu révolutionnaire, est au contraire la pire de toute. A quoi conduit la théorie de la " coexistence pacifique émulative " ? Cela nous paraît limpide : à admettre qu'un processus d'ordre mental, culturel, suffise à réaliser le passage d'un mode historique de production à un autre sans heurts armés. Dans un tel cas, la conscience et la volonté des individus et des peuples précéderaient l'affrontement entre les classes. C'est là la conception idéaliste opposée à la conception matérialiste, il s'agit d'un reniement total de la position classique de Marx et de Lénine (depuis Que Faire ?) pour lequel la lutte révolutionnaire explose et vainc avant que ne se forme la conscience générale de ses conditions et de ses finalités, conscience qui n'est anticipée comme théorie que dans le parti révolutionnaire – l'élément qui dans toutes ces contorsions de Lubiana et de Moscou a été désormais oublié et négligé.
La conception selon laquelle la transformation sociale advient d'abord dans la tête de tous les hommes (ou encore pire dans celle de leur majorité démocratique) et seulement après dans l'organisation de la société, outre le fait qu'elle foule aux pieds le programme communiste, le Manifeste, le Capital, l'Anti-Dürhing, l'État et la Révolution, cette conception, inhérente tant à la voie évolutive des Yougoslaves, qu'à la voie pacifique encore pire des Russes, signifie que l'on a totalement tourné le dos à la doctrine du matérialisme historique et dialectique (les deux adjectifs signifient la même chose et tous deux opposent le matérialisme social au matérialisme individuel et vulgaire des bourgeois !), elle signifie que l'on a naufragé dans le plus grossier idéalisme et dans une véritable métaphysique de l'histoire que les Yougoslaves reprochent avec juste raison aux Russes ... et les Russes avec la même raison aux Yougoslaves.
Nous avons démasqué un premier truc par lequel les révisionnistes pourris du marxisme en économie, en politique et en doctrine, tels ceux du système de Moscou et de ses satellites, ne voulaient diagnostiquer le révisionnisme que dans les seules thèses yougoslaves parce qu'elles auraient nommé avec le déplorable adjectif d'évolutionniste la non moins déplorable, défaitiste et insensée " voie pacifique au socialisme ", vulgaire parole officielle de la ligne du XX° congrès.
Le parallèle entre les deux adversaires est complet si l'on note combien ils taisent toute analyse des structures économiques réelles de leurs pays et, en exploitant le chœur de l'ignorance capitaliste mondiale, combien ils sont en substance alliés pour cacher que les voies qu'ils suivent, qu'elles soient littérairement révolutionnaires ou évolutionnistes, qu'elles soient violentes ou pacifiques, ont pour caractère historique commun de ne pas être des voies pour aller au socialisme, mais des voies, déjà empruntées, pour le trahir et le déserter.
SCHÉMAS ÉCONOMIQUES DOUTEUX
Dans l'article du Kommunist de Moscou l’on trouve une allusion vague à une erreur économique imputée au programme yougoslave. Selon ce dernier l'État – évidemment dans les pays occidentaux - " limiterait actuellement le capitalisme monopolistique ", et ce serait une fausse conception " des processus caractéristiques du capitalisme contemporain. ". Les auteurs du programme de Lubiana auraient, en un certain sens, vu une solution dans la " politique économique " d'aujourd'hui des Etats bourgeois, lesquels tendraient à un raffermissement du capital privé contre le dirigisme et le monopolisme d'État. Dans l'accusation du Kommunist, la voie " évolutive " yougoslave consisterait à agir pour que, au contraire, se développent de façon progressive les éléments du capitalisme d'État qui sont des éléments socialistes, susceptibles de conduire graduellement au socialisme.
Si la reconstruction des Russes est juste, il s'agirait de faire pression sur la politique économique des Etats bourgeois pour opposer les mesures du capitalisme d'État à la tendance à encourager les formes du vieux capitalisme libéral, pour parcourir une série historique graduelle : capital privé libre, monopole contrôlé par l'État, entreprises à capital d'État. Cette voie serait la " voie évolutive " qui rendrait, au moins d'après la revue soviétique, superflu le saut révolutionnaire du pouvoir central, dans la mesure où les éléments économiques du capitalisme d'État se transformaient d'eux-mêmes en socialisme, en structure économique socialiste.
Une semblable perspective, évidemment antimarxiste, doit être considérée sous deux profils : en tant que diagnostic des formes présentes de développement du capitalisme, et comme théorie du passage de celui-ci au socialisme.
C'est évidemment une erreur énorme que de ne pas voir qu'aucun pays bourgeois ne retourne aux formes libérales du capitalisme (du point de vue marxiste, ont-elles jamais existé ?) et qu'au contraire se développent les " éléments " de dirigisme central, de monopole des secteurs productifs et, en substance, du capitalisme d'État ; et ce sens du mouvement économique ne court aucun danger que les professeurs d'économie de Lubiana devraient affronter. Nous renvoyons pour cette question et par exigence de brièveté à notre étude sur le cycle du capitalisme américain et à ce qui a déjà été exposé dans la troisième séance de Turin et, dans ce compte rendu, sur l'indice croissant (et croissante de façon effrayante) du poids de l'économie publique par rapport à l'économie générale.
Il est non moins clair à tout marxiste, du point de vue des principes, que cette tendance ne répond pas à une préparation, même involontaire, d'une évolution vers le socialisme, mais à la conservation et à la défense du système capitaliste.
Tout ceci ne rend pas moins ridicule la montée en chaire des prétendus marxistes de Russie qui " découvrent " des choses de ce genre : " l'État bourgeois moderne n'est pas quelque chose au-dessus des classes, il est l'organisation de classe des capitalistes pour la défense des conditions générales de la production capitaliste. " On en vient à entonner le vieux : comme il chante bien, comme il chante bien ! Certes, il est facile de découvrir que les théoriciens de Lubiana trichent avec Marx et Lénine ! Le premier disait que, une fois le capital concentré en une seule main, le choc de la révolution sociale est plus facile, le second posait comme condition pour le socialisme en Russie la forme du capitalisme d'État alors que l'on n'avait même pas atteint celui du capitalisme privé et que l'on pataugeait dans la petite production mercantile. Mais tous les deux envisageaient dialectiquement la condition économique comme liée à la condition politique : pas d'évolution mais un coup de violence, dictature de classe ; cela est même élémentaire.
Les gens du Kommunist vont même jusqu'à perfectionner – en pure théorie – la formule classique de Marx et Engels qui disait " pour la défense des intérêts de la classe dominante " qui écrivent exactement " pour la défense des conditions générales de la production capitaliste ". Et alors, nous les invitons – non pas pour instituer un Dialogue avec le Kommunist – à confronter un peu la formule doctrinale avec les petits faits réels de chez eux. Que sont les " conditions générales de la production capitaliste " ? Dans notre maigre savoir nous savons que ce sont celles-ci : l'échange mercantile, la loi de la valeur, le moyen monétaire, le régime salarial de la force de travail, l'autonomie budgétaire des entreprises. Et alors l'État de Moscou peut bien répondre, comme son petit frère de Belgrade, à la définition d'État bourgeois moderne!
À QUI DONC LA FAUTE ?
La revue russe a le toupet d'ajouter : " même les nationalisations, comme on le voit dans l'exemple travailliste, ne représentent pas en soi un passage au socialisme. " Mais quels terribles enfonceurs de portes ouvertes que ceux qui affirment non pas passer au socialisme mais naviguer en plein dedans, et qui en même temps usent des " dénationalisations " comme celles des stations de machines et de tracteurs !
Indubitablement les théoriciens lubianais n'ont pas dit ensuite une bêtise aussi colossale si le sens de leur discours veut être le suivant : pour passer de la structure économique capitaliste, confessée et reconnue par tous, à une structure économique dans laquelle l'industrie aurait pour propriétaire l'État, comme en Yougoslavie et en Moscovie, on peut suivre une voie qui fasse l'économie de la révolution violente, de la dictature de classe, de la terreur et d'autres bagatelles du même genre. Ceci peut être " scientifique ", mais cela fait rire de penser qu'une telle découverte est avancée par des " marxistes " qui assurent avoir ainsi " enrichi " la doctrine originaire !
Les censeurs de Russie ne font pas moins rire quand ils vont dénicher la nécessité " que la classe ouvrière instaure sa domination politique, prenne dans ses mains les moyens de production fondamentaux et réalise la réorganisation socialiste de la société. " Les atténuations ne manquent pas si les moyens de production se réduisent aux moyens fondamentaux (?), et si la structure socialiste introduite dans la société n'est qu'une réorganisation (de quoi ? du capitalisme mercantile donc ?) mais ceci n'est rien devant la dernière formule : " et que la classe ouvrière instaure la dictature du prolétariat en telle ou telle forme. "
Le sérieux du marxisme-léninisme de Moscou est désormais descendu au niveau de la cabalette : celle-ci ou celle-là pour moi sont pareilles, j'en vois tant d'autres autour de moi ... ! La dictature du prolétariat, ô renégats, celle de Marx et de Lénine, est une forme unique et univoque ; elle est gérée et exprimée par le parti éternel et international de la révolution communiste.
En abandonnant le mauvais gouvernement des principes et le commerce de lupanar de ces mêmes principes, lequel n'a pas besoin désormais de trouver de formes plus scandaleuses que celles déjà acquises, limitons-nous à une remarque contre l'évolutionnisme de Lubiana qui est condamné en tant qu'apologie d'un système d'économie étatisée à conseiller aux gouvernements bourgeois. Si cette thèse fausse est condamnable quand elle provient du congrès de Lubiana alors, de grâce, pourquoi en Italie en fait-on une véritable orgie, dans le domaine de cette discussion débile de politique économique qui nous empeste par sa campagne électorale entre social-communistes, social-démocrates, libéraux et chrétiens-démocrates ?
Qu'ont opposé de différent les soi-disant communistes en matière économique au programme de Fanfani, sinon une formulation non moins triviale, dans laquelle à chaque pas on demande que l'État, cet Etat, noir prêtraille, clérical et fasciste, comme on le définit pour lui proposer une " évolution " en un sens populaire, que cet Etat donc nationalise, socialise, irise à toute force entreprises, services et administrations par centaines parmi celles qui composent l'actuelle et énorme machine de parasitisme et de saccage ? Pourquoi ce qui est scandale à Belgrade devient-il à Rome un chef d'œuvre de politique économique ?
Ici comme là on comprend que l'antithèse entre liberté à l'initiative privée capitaliste et gestion économique étatisée n'existe pas. L'intervention de l'État est aujourd'hui l'idéal des bourgeois et des ploutocratiques " opérateurs économiques " qui sucent leur profit et leur extra-profit bien mieux et plus sûrement par les méandres compliqués de la législation d'intervention étatique dans les derniers interstices de cette société odieuse de voleurs et de fraudeurs.
Et cela serait les résultats de l'application de la " science " marxiste à l'économie actuelle dont les caractères sont définis depuis un siècle en quelques dizaines de pages fondamentales des textes révolutionnaires ? Un bûcher de savants, voilà la première exigence !
DEUX " SYSTÈMES " SOCIAUX OU DEUX " BLOCS " MILITAIRES ?
Un autre crime reproché à la description yougoslave de la société présente réside dans le fait de ne pas parler de la division du monde en deux systèmes sociaux différents, lesquels seraient, on l'a compris, le système capitaliste et le système socialiste, mais au contraire de parler de deux grands blocs étatiques ou militaires, groupés l'un autour de l'Amérique, l'autre autour de la Russie. Il est connu que l'habile thèse yougoslave consiste depuis longtemps à se tenir à égale distance de ces deux blocs et à se tenir en dehors des deux alliances étatiques et militaires.
Mais alors, hurle-t-on du Kremlin à la brebis noire égarée, comment faites-vous pour déclarer que votre structure économique est socialiste et en même temps vouloir rester, théoriquement et politiquement, en dehors de cette partie du monde où socialement est en vigueur le système social identique à celui de votre pays ?
La formulation dont les thèses de Lubiana sont accusées est encore plus draconienne, au moins dans les citations du Kommunist de Moscou. La cause de la tension internationale y est faite remontée non pas – comme dans le discours moscovite – à l'agressivité du capital monopolistique, mais à la " politique de force " de telle ou telle puissance, de tel ou tel bloc. Il y aurait ici rien moins que l'insinuation que l'U.R.S.S. aurait une politique de force, étrangère, selon le Kommunist, à l'essence de son régime social. Et la revue réplique également à la thèse yougoslave selon laquelle la situation dans le monde de l'après-guerre serait viciée par la division en " sphères d'intérêts " politiques, division à laquelle la scission de pays comme l'Allemagne, la Corée, le Vietnam serait due, scission qui pourrait également advenir aujourd'hui – ajoutons-nous – pour l'Orient arabe.
Deux erreurs antimarxistes fondamentales sont à la base du mode de poser la question, tant du côté des Yougoslaves que du côté des Russes, et ce sont les mêmes erreurs qui ont miné de façon ruineuse le parti prolétarien international de 1914 à 1939 et à aujourd'hui. Les erreurs résident dans l'enquête sur les causes ; pour cette raison les effets sont définis plus exactement dans la version de Lubiana que dans celle de Moscou, cette dernière étant toute pénétrée de pacifisme et de défensisme, les deux positions qui sont les plus antimarxistes et antiléninistes.
Une première erreur peut être appelée volontarisme, erreur pour laquelle la gravité de la situation mondiale remonte à des erreurs de manœuvres politiques des pouvoirs étatiques qui ont organisé le monde au moyen des compromis passés après la grande guerre. Les sphères des intérêts en conflit et les blocs d'ententes militaires ne sont pas des réalisations de projets de chancelleries ou de gouvernements, mais ils sont l'effet nécessaire de la seconde guerre mondiale non moins nettement impérialiste que la première.
La seconde erreur de nature historique est celle du croisadisme qui veut expliquer les guerres internationales comme un heurt inévitable entre des Etats dans les organisations desquels prévalent des systèmes sociaux ou des modes de production différents. Nous sommes au cœur de la grande question historique entre les national-opportunistes de 1914 et les marxistes internationalistes dont le drapeau fut porté par Lénine mais que l'on levait partout. La guerre de 1914 ne fut pas le conflit entre deux systèmes d'organisation interne : le système démocratique et le système féodal. L'Allemagne et l'Autriche, comme la Russie, furent jetées dans la guerre avec la France et l'Angleterre par des causes inhérentes à leurs économies impérialistes, c'est-à-dire leurs économies de mercantilisme international. Il ne faut pas revenir à cette polémique dans laquelle il fut montré que même dans les guerres du début du dix-neuvième siècle ce n'était pas deux systèmes qui s'affrontaient puisque la très bourgeoise Angleterre était adversaire de la France. De plus, expliquions-nous, ce n'est même pas la victoire qui décide entre les deux " systèmes ". Napoléon représentait le système démocratico-bourgeois et il fut abattu, mais en peu de décennies ce système prévalut en Europe.
LE FASCISME A GAGNÉ LA DERNIERE GUERRE
Ce sont les mêmes thèses historiques valables pour la guerre de 1914 qui servirent à l'appréciation marxiste – et léniniste, éminents messieurs ! - de la seconde guerre mondiale dont les causes résident dans la lutte impériale pour les marchés et non pas dans l’intention louable de libérer le monde du totalitarisme intérieur, comme système, et d'introduire partout le système parlementaire. La guerre n'aurait pas été gagnée si la Russie, d'abord alliée de Hitler (jusqu'au point d'anéantir pour lui faire plaisir le parti communiste de Pologne, par la suite réhabilité en 1956 au XX° congrès), n'était pas passée dans le camp des ploutocraties capitalistes. Ce ne sont donc pas les systèmes qui divisent le monde en guerre, ce ne sont pas les idéologies mais les intérêts et les forces, et il est ridicule d'empêcher les Yougoslaves d'appliquer ces termes marxistes à la politique russe et de prétendre qu'ils ne supportent pas le schéma idiot selon lequel on produit d'énormes quantités d'armements seulement par précaution et pour fonder la paix universelle !
Mais les événements qui se succèdent depuis la fin de la guerre ont démenti bruyamment la " victoire " du système de la démocratie parlementaire. La Russie s'est évidemment bien gardée de l'abolir après la victoire du totalitarisme intérieur (et si la sornette selon laquelle il s'agissait de la dictature du prolétariat était vraie comment expliquer l'alliance du système prolétarien avec le système capitaliste d'Amérique, d'Angleterre et de France ?). Faisons grâce au lecteur de rappeler encore ici l'évolution des systèmes représentatifs américain et anglais pendant la guerre et par la suite, de même pour la démonstration qu'en économie, même dans ces pays, le programme fasciste marque continuellement des points en sa faveur, préparant les conséquences politiques non lointaines. Limitons-nous à l'exemple de la France.
La liquidation récente lors de l'arrivée au pouvoir de de Gaulle – autre grand croisé, voyez la coïncidence, de la guerre de libération et de la résistance antinazie et antivichyste – a une grande signification historique puisque la défenestration du parlement " librement élu par le peuple ", et la mise à la poubelle de la constitution accompagnée de toutes les approbations officielles, sans oublier la solennelle " expulsion " (c'est-à-dire la poursuite à grands coups de pieds dans le cul) d'une douzaine de partis politiques et électoraux dont les directions sont plus crétines encore que les bases, tout ceci, objet d'un amusement infini pour tout véritable marxiste révolutionnaire, s'est déroulé sans effusion de sang, n'a pas rencontré de résistance armée, et l'on pourrait même dire n'a pas rencontré de résistance en parole ou sur papier.
Quand le grand prolétariat français s'est comporté récemment comme il s'est comporté devant le coup d'État de Louis Bonaparte, alors placé chronologiquement entre les grandes épopées de 1849 et de 1871, il n'a pas fait preuve de lâcheté, alors que les lâches et les traîtres ce furent les chefs socialistes et communistes, eux qui l'avaient farci depuis 1945 de promesses et d'attentes parlementaires et populaires. La masse prolétarienne du grand Paris et de la France a compris que l'on ne meurt pas pour une cause morte, comme celle du parlementarisme démocratique, et elle a compris, quoique ne trouvant aucun théoricien ou chef qui formulât cette opinion, qu'il ne s'agissait pas des ambitions effrénées d'un dictateur au grand nez mais qu'il s'agissait du résultat, escompté historiquement, de la seconde guerre mondiale qui a abattu pour toujours toutes les illusions sur la liberté interclassiste – idéaux vides au nom desquels on se vantait d'avoir triomphé.
Alors que les social-démocrates dans le " système " intérieur se sont très bien accommodés de servir de Gaulle et de faire avec lui un enterrement de troisième classe à la poussive " Constitution de l'année 166 " et avec elle à la énième République une et indivisible, toutes choses pour eux bien plus hautes et nobles que le socialisme, les communistes moscovites seraient carrément enthousiastes par quelque manœuvre avec De Gaulle qui affaiblirait le système de Washington au profit de celui de Moscou. Et après ces crimes il serait indigne de parler de " blocs " sans principe et sans foi, comme celui de 1939 et de 1942.
Depuis la fin de cette seconde guerre infâme les changements au pouvoir furent innombrables dans tous les pays, grands, moyens et petits. Erigeons ce théorème historique : pour un passage de pouvoir sous des formes légales, comme les peu nombreux passages de pouvoir entre travaillistes et conservateurs anglais, il y en a eu au moins dix effectués par coups de force, par insurrections de rue ou par conjurations de palais.
Et pourquoi pas un coup d'œil à l'Italie truquée, vainqueur de la grande guerre pour la liberté ? Quels sont les effets de cette victoire dans le système intérieur ? Nous ne le demandons pas, pour une fois, à la ligue " communiste " yougoslave, mais au parti " communiste " italien. Nous sommes déjà au " régime " (mot terrible !) et le fascisme de Fanfani a dépassé celui de Scelba. Les agents de police secours frappent autant que les squadristes, que la garde royale de Nitti, ou que les sergents de ville de Giolitti. Est-ce vraiment une surprise ? Pas pour celui qui applique depuis un demi-siècle aux faits nationaux la théorie de Marx sur l'État, mais c'est une grande et amère surprise pour ceux qui ont applaudi quand les alliés vainqueurs sont arrivés, ceux qui ont fait bloc avec joie pour le pouvoir avec les très noirs démocrates-chrétiens, en ratifiant le concordat avec l'Église, et qui ont enseigné aux prolétaires italiens – aïe, aïe, avec quel mépris pour les milliers et milliers de tués dans les rues et dans les campagnes depuis le premier coup de matraque ! - que dans un Etat constitutionnel le flic est un frère qui travaille lui aussi et dont il faut faire augmenter la paie.
LA SOCIÉTE ET L'ÉTAT
Nous avons déjà parlé des critiques yougoslaves à l'" étatisme " et au " bureaucratisme " en Russie, et nous avons montré à suffisance comment cette construction s'appuie sur des bases inacceptables pour les marxistes. Relevons ici que cette critique a été particulièrement désagréable aux Russes. Les Russes repoussent aussi l'accusation, faite à Staline en 1956 par eux-mêmes, d'avoir " aboli " la doctrine marxiste de l'extinction de l'État et naturellement ils repoussent l'accusation d'avoir réviser les thèses marxistes et léninistes fondamentales dans le domaine de la théorie de l'État et du droit.
Ce problème central de la doctrine doit être mis en place au sujet de la conception des rapports entre la société et l’État, et ensuite des rapports entre l'État révolutionnaire et le parti révolutionnaire.
Les Yougoslaves ont fait une confusion maudite entre le bureaucratisme, qui est une infection de tous les modes historiques de production qui se décomposent, et la concentration du pouvoir d'État, et disons également le poids illimité du pouvoir d'État, qui sont au contraire des éléments positifs dans la théorie de Marx et dans la pratique de Lénine, et que nous, derniers caudataires, revendiquons la tête haute.
Mais une phrase a été stupidement dénoncée par les Russes, celle qui affirme qu'à travers le gonflement bureaucratique (qui, en mettant tout dans le même sac, attribue autant au parti et à l'État) l'appareil d'État se serait transformé en " patron de la société ". Nous avons ici la énième manifestation du désordre théorique épouvantable auquel collaborent les deux contradicteurs en ce débat. Que la praxis trop changeante et trop élastique engendrât une impuissance totale dans la défense et dans la conservation de la doctrine, lesquelles étaient pour Lénine une exigence vitale du mouvement, nous le prévîmes et le soumîmes à Lénine lui-même il y a de nombreuses décennies, et l'effondrement advint peu après sa mort. Le point auquel nous sommes maintenant arrivés est bien au-delà, et la vitalité de la doctrine a été définitivement reniée depuis que, sous les auspices de Staline, n'importe quel minable a la faculté de la modifier selon les " nouvelles données ". Aujourd'hui l'usage qui est fait de la doctrine classique n'est pas historique mais purement rhétorique et démagogique, et de plus, dans l'emploi malheureux pour de telles fins inavouables, avec l'esprit, la lettre elle-même a été tuée.
Il est juste de dire – sans pour cela concéder un brevet de marxistes aux rapporteurs de Lubiana – que " l'État est le patron de la société ". Et cette thèse est non seulement correcte pour l'État de la société capitaliste bourgeoise mais aussi pour l'État (tant qu'il existera) du pouvoir prolétarien.
La distinction entre société civile et Etat a été établie par Hegel qui théorise cependant qu'à partir du moment où l'État est construit non pas sur le principe d'autorité de droit divin mais sur les traces de la philosophie bourgeoise du droit, qui donne à chaque citoyen individuel et à tous les racines du pouvoir, l'organisation administrative et politique de l'État cesse d'être opposée à la société civile comme force étrangère – comme " patronne " - et entre les deux entités une synthèse absolue s'établit. Pour cette raison l'État de Hegel fondé sur un droit construit dans la conscience humaine (en d'autres termes découvert par la philosophie du professeur Hegel) est autant absolu qu'éternel et rendra inutiles d'autres révolutions, après la très grande qu'en français on appelle révolution libérale et qu'en allemand on appelle esprit critique moderne.
Marx et Engels mirent en pièces la construction du maître en montrant que la société civile bourgeoise est une société divisée en classe, et que l'État continue à en rester dehors et est armé contre elle qu'il soit républicain ou parlementaire. L'État devra disparaître et faire place à une société future qui n'aura ni classes ni État. Seulement la voie n'est pas aussi immédiate que celle à laquelle les anarchistes pensent.
Un nouvel Etat sera nécessaire à la révolution, et ce sera la dictature de classe, suprêmement anti-hégélienne si Hegel croyait sérieusement que son État de droit avait enterré dans l'histoire toute dictature et tout usage de la force matérielle. Pendant cette période de transition sociale la société reste une société de classes, mais l'État exprime la force de la classe prolétarienne. Cet État nouveau et opposé au précédent, tant qu'il y aura dans la société des possesseurs de richesses d'un côté et des ouvriers rémunérés, même avec des " bons de temps de travail ", de l'autre, sera nécessaire pour mille répressions et sera bien défini, à son tour, par l'expression " patron de la société ".
Tout scrupule devant cette question ne peut être le fait de marxistes mais seulement de celui de petits-bourgeois, d'" immédiatistes ", d'idéalistes hégéliens. Il est donc également obscène, même sur le mode littéraire, de réagir comme le fait Kommunist, revue théorique, etc., à l'accusation de Lubiana qui fait dériver une situation historique, totalement prévue en doctrine et en principe, du malheur qu'en Russie la bureaucratie se serait répandue, comme elle se répand pour la survivance maudite du capital mercantile et pécuniaire aux quatre coins du monde, dans le bloc A, dans le bloc B, et dans la curieuse zone hors des blocs dont nous verrons la fin.
LA DISPARITION DE L'ÉTAT
Les Russes contestent donc que Staline ait durant sa vie déclaré erronée la théorie de Marx et de Lénine sur le " dépérissement de l'État " au fur et à mesure que la structure de la société se transforme de capitaliste en socialiste. Staline aurait seulement expliqué pour quel motif l'État russe ne s'" éteignait " pas mais même avait dû être renforcé. Les Russes indiquent trois raisons fondamentales : 1) La défense du pays 2) Le règlement des rapports entre la classe ouvrière et la paysannerie 3) Le règlement des rapports entre les diverses nationalités.
En réalité Staline, dans ses Problèmes du Socialisme, en 1953, avait eu recours à la théorie de l'extinction de l'État pour en tirer une conclusion curieuse, c'est-à-dire pour rejeter la proposition de collectiviser (nationaliser) les moyens de production appartenant aux kolkhozes agricoles. Comme la proposition consistait dans le passage d'une telle propriété à l'État, Staline répond que la proposition n'est pas réalisable parce qu'un jour l'État devra s'éteindre et alors " la question du passage du patrimoine de simples personnes et de simples groupes en propriété de l'État disparaît ".
Ce mode étrange de discuter pouvait servir à fermer la bouche, selon l'usage local, à des contradicteurs donnés, mais il pourrait être justement invoqué par les Yougoslaves et par tous les usinistes , ordinovistes et syndicalistes, que nous définissons tous au moyen du terme général d'" immédiatistes ". En effet une fois l'État éteint, ce ne serait pas seulement les kolkhozes agraires qui resteraient comme arbitre éternel des moyens de production de l'agriculture (il est étrange que Staline démontre dans le même texte l'absurdité de l'autre proposition de vendre aux kolkhozes les machines des stations d’État !) mais évidemment les usines de l'industrie devraient tomber des mains de l'État Central dans celles des coopératives d'entreprise, les fameux conseils d'usine. Le point d'arrivée du communisme serait ce réseau d'associations productives qui est au fond l'idéal difforme de Tito, et qui, par rapport à la vision marxiste de la société future, se réduit à une mauvaise copie de l'ordre capitaliste !
Quand l'heure de la disparition de l'État aura sonné il n'y aura plus ni patrimoine, singuliers ou collectifs, ni capitaux, d'entreprises ou de coopératives, il n'existera plus de propriété sous aucune forme ; voilà le sens fondamental de la perspective marxiste.
Si donc nous voulons admettre que Staline, grand Pontife, ne se résolut pas à effacer le théorème de l'extinction de l'État, il ne reste qu'à nous demander quand, pour la Russie, considère-t-il que l'on doit l'appliquer. La réponse est dans la même page : " Avec l'extension du domaine d'action du socialisme dans la plus grande partie des pays du monde l'État s'éteindra. " N'insistons pas sur la déduction : alors la question de l'expropriation des moyens de production " disparaîtra " et ... la propriété privée renaîtra !
Et alors il était plus simple de dire, pour Staline comme pour les compilateurs récents du Kommunist, qu'une seule chose a renvoyé à plus tard la date de la mort de l'État, c'est la théorie et la politique de la " construction du socialisme dans la seule Russie " ! Avec elle la plus grande partie des pays du monde, parmi lesquels ceux structurellement et sérieusement adaptés au développement de la forme socialiste, a été abandonnée à son destin bourgeois ; la Russie et l'Internationale Communiste - qui jusqu'à 1926, date du triomphe du stalinisme, y résidait - renonçant à susciter la révolution communiste dans les pays bourgeois.
Une fois le problème renfermé dans les limites d'un seul pays, lequel de plus avait une économie arriérée et à peine sortie du féodalisme, il est clair que l'État de la dictature du prolétariat allait tarder à s'éteindre. Mais la renonciation elle-même à la lutte internationale pour le pouvoir prolétarien et à la victoire de l'économie socialiste fut une première preuve que l'État n'était plus, dans ses caractéristiques, prolétarien ; et quand de plus on ajouta la prétention du stalinisme d'avoir, dans la seule Russie, édifié le socialisme économique, comme c’était déjà écrit dans la constitution de 1936, l’on eut une nouvelle preuve que le pouvoir qui persistait dans une économie de capitalisme d'État partiel ne représentait pas le cours de l'État de classe de la doctrine marxiste, et que l'extinction d'icelui, admise ou non par Staline, était pour l'histoire hors de question.
La position juste de cette question fut donnée lors de l'Exécutif Élargi de novembre 1926 par Trotsky, Zinoviev et Kamenev. Le pouvoir bolchevik russe devait déclarer que le socialisme en Russie ne pouvait dériver que d'une révolution prolétarienne européenne, même dans le cas d'une époque ultérieure de résistance du capitalisme mondial. Loin de renoncer par cette position à conserver le pouvoir, dans la conception géniale de Trotsky qui se révéla la seule cohérente avec la perspective de Lénine, on admit que même durant cinquante ans l’on aurait pu attendre la vague révolutionnaire internationale sans plier. Evidemment, pendant ce demi-siècle, l'État ne se serait pas éteint, mais alors seuls auraient eu un sens les arguments de la lutte contre l'encerclement bourgeois, pour l'hégémonie sur les paysans et les intellectuels (auxquels au contraire le pouvoir actuel de Moscou subordonne et sacrifie le prolétariat salarié) et ceux de la lutte contre le démembrement national.
Si les critiques yougoslaves n'arrivent pas à ces conclusions marxistes, il est vraiment étrange de les voir attendre que l'État de Moscou se liquide lui-même, et de les voir l'accuser de ne pas s'éteindre parce qu'il pèche par bureaucratie. Une pareille accusation historique et doctrinale ne peut être avancée que si l'on condamne dans le même temps la théorie stalinienne de la possibilité du socialisme dans un seul pays issu de l'arriération féodale ; mais ceux de Lubiana se montrent étroitement liés à cette théorie. De leur côté, ils ne promettent pas non plus que leur Etat et leur armée seront bientôt démontés quoiqu’ils prétendent que ces deux institutions seraient moins affectées par l'inflation bureaucratique.
PARTI ET ÉTAT
Frappés par la critique du gonflement de l'appareil de l'État et de celui du parti, les Russes affirment que de cette façon les thèses de Lubiana en arrivent au refus de la fonction dirigeante de la classe ouvrière et de son parti, alors qu'en Russie et dans les autres pays " de démocratie populaire " un parti " discipliné, uni et fortement centralisé " s'est montré nécessaire non seulement pour vaincre la bourgeoisie et maintenir le pouvoir mais aussi pour " construire le socialisme ". Toute cette formulation est comme à l'habitude en désordre avant tout parce que, dans ces pays, de socialisme il n'y en a point du tout, et donc personne ne l'a construit, et puis parce que le concept toujours repoussé par nous de l'édification du socialisme est déjà manifestement retombé dans la " réorganisation ", comme on l'a admis ci-dessus, de formes parabourgeoises.
Mais dans l'idéologie yougoslave, comme dans celle, par exemple, du courant hongrois qui lutta avec Nagy contre le proconsul stalinien Rakosy et qui par la suite conduisit l'insurrection étouffée par les Russes, il y a une déformation intolérable de cette question de doctrine, devenue une question ardente de politique militante. La déformation consiste à fonder l'accusation faite aux Russes sur la suprématie accordée à l'appareil d'État, ce que l'on dit avec d'autres paroles mais dans le même sens quand on critique l'inflation de la machine intérieure du Parti.
Pourquoi voudrait-on, ô révisionnistes véritablement endurcis et déserteurs du camp marxiste, que la fonction du parti restât subordonnée à celle de l'État ? Parce que, dans l'État – et à qui la faute sinon aux staliniens russes qui troquent la dictature prolétarienne pour une " démocratie populaire " ? -, dans tous ces pays et dans la Russie elle-même, on a introduit l'influence de classes non ouvrières lesquelles sont devenues les égales de la classe ouvrière. En Russie ce sont carrément les paysans kolkhoziens qui ont été rendus légalement égaux aux ouvriers et qui sont toujours plus favorisés dans toute la législation économique. En Hongrie, en Pologne et dans d’autres pays semblables il y avait même encore des paysans encore propriétaires (c’est pire encore en Yougoslavie), des artisans, des intellectuels et des étudiants et sur cette base hybride on espéra, après les paroles du congrès de 1956, fonder de nouveaux gouvernements un peu plus " libéraux " et à base pluripartitique (par la suite la police intérieure de Tito l'admit-elle ?) En Chine nous n'en parlons pas (et il reste à comprendre pourquoi l'ardeur antirévisionniste de la revue Gemmingibao contre Lubiana a dépassé la russe) parce que la république est ouvertement fondée sur quatre classes parmi lesquelles la bourgeoisie industrielle et commerciale. L'Etat populaire a des liens beaucoup plus relâché avec ces bases que ne veut bien le concéder le parti, toute déformées qu'en aient été la structure et la tradition politique par les malheureux événements de toutes ces années. En postulant une plus grande indépendance de l'État vis-à-vis du parti, le premier pourra toujours mieux mettre de l'eau dans son propre vin, faire moins peur aux pouvoirs bourgeois étrangers, et commencer avec eux de prudentes manœuvres de rapprochement qui, naturellement, mettent en rage la Russie, chef du bloc, non certes pas pour des scrupules d'orthodoxie de principe, mais pour de pures raisons d'intérêts et de forces.
La dégénérescence russe, qui sur ce point fut clairement dénoncée par Léon Trotsky dès ses premières manifestations, consistait justement à avoir établi, contre toute bonne tradition bolchevique et marxiste, une suprématie de l'appareil d'État sur la vie intérieure du parti qui, dans les années qui suivirent, se développa jusqu'à la terreur physique que la machine policière exerça pour éteindre les résistances du parti et de son glorieux milieu aux honteuses évolutions révisionnistes.
La position marxiste révolutionnaire reste celle-ci : c'est au parti comme organe suprême de la révolution, et dans les mains duquel est la direction effective de l' État, que réside la seule garantie contre les dangers de dégénérescence révisionniste, et de trahison des principes et des buts les plus élevés de la révolution.
La suprématie du parti sur l'État est en relation avec le fait que seul le premier est international alors que le second est national, et l'opposition de la gauche italienne, avant même Trotsky, revendiqua et imposa nettement que le parti communiste russe dût conduire la politique du gouvernement de Moscou, mais que, même dans ce cas, il dût recevoir les directives de l'Internationale politique et non, à l'inverse, le gouvernement russe dicter sa conduite à son parti, et ce dernier à toute l'Internationale.
Dans cette question centrale, à laquelle nous avons dédié le long travail de notre réunion de Pentecôte 1957, on doit donc taxer d'égarement irréparable la critique de Lubiana qui a diagnostiqué de façon diamétralement erronée la cause historique de la dégénérescence monstrueuse de l'État et du parti de Moscou.
SENS DE L'INTERNATIONALISME VÉRITABLE
Que Moscou n'ait pas ses papiers en règle avec le sain internationalisme prolétarien cela résulte de la liquidation indigne de l'Internationale Communiste, déjà en mille façons dénaturée, pour obéir à une demande des pouvoirs du capital mondial, et pour donner des garanties aux bourgeoisies des pays alliés en 1942, ainsi que de la série de reculades qui, régulièrement, suit les convocations timides des partis communistes en cet après-guerre, comme la dissolution du Cominform lui-même, dissolution qui fit tant plaisir aux Yougoslaves, et qu'aujourd'hui, pour les ennuyer, l’on tente de remettre sur pieds.
Mais la portée de l'internationalisme telle qu'il a été tracé par le congrès de Lubiana est véritablement rachitique, et le Kommunist l'a relevé avec raison. Il se réduit à un principe de pur libéralisme bourgeois comme l'égalité entre les nations et l'interdiction de l'ingérence dans les affaires intérieures d'un autre pays. Ce sont des notes qui sonnent faux, et même si l'on se réfère aux rapports entre les Etats du monde en général, comme si, en suivant l'hypocrisie des Russes, on voulait appliquer des principes différents aux relations entre les pays, dans le camp du système socialiste.
L'égalité juridique entre les différentes nations, c'est-à-dire le poids équivalent de la souveraineté de tout Etat, de celui d'un million comme de celui de cents millions d'habitants, est une vieille lubie de la pire démocratie bourgeoise et a été fustigée sans pitié par Marx et par Lénine, à leurs époques respectives. Quant à l'obligation de tout Etat, au nom du fumeux droit des personnes, et de ses cristallisations vides – telles la Société Des Nations et aujourd'hui l'Organisation des Nations Unies – de ne jamais intervenir dans les affaires intérieures d'un autre pays, il s'agit de la plus ignoble formule qui tue tout internationalisme, et surtout le seul internationalisme valable, c'est-à-dire l'internationalisme classiste.
Pour la doctrine qui fait de la lutte de classe le moteur de l'histoire et de la sortie de l'époque du capitalisme, les fractures entre nations sont dépassées, nations dans lesquelles on prétendrait que toutes les classes sont confondues, nations entre lesquelles les frontières auraient disparu, pour cette doctrine de la lutte de classe les batailles à l'intérieur de chaque nation ne sont que des moments et des épisodes d'une guerre de classe internationale. Un État socialiste, dans la mesure où il est justement conduit par le parti prolétarien révolutionnaire, a pour objectif politique le programme de la révolution dans le monde entier et surtout dans les pays voisins et socialement développés. Ce parti et cet État doivent toujours être armés et prêts à intervenir dans les affaires intérieures d'autrui.
Les principes d'égalité souveraine et de non-ingérence ont un sens encore plus vide si l'on entend les appliquer à une constellation de pays socialistes. Si vraiment il s'agit de pays dans lesquels la révolution prolétarienne a été accomplie, alors il serait au contraire un devoir de s'engager à s'appuyer réciproquement en cas de menaces contre-révolutionnaires sous forme d'invasions extérieures comme de révoltes intérieures.
La question est donc unique : existe-t-il des pays socialistes et quels sont-ils ? Mais avant d'être objective une question semblable est subjective, c'est-à-dire que nous devons nous demander si le pays qui se la pose, et le parti qui se la pose, sont dans la situation de la conquête d'un pouvoir révolutionnaire et prolétarien. Nous n'entendons jamais répondre à cette question ni les Russes ni les Yougoslaves, et si nous devons y répondre nous dirons qu'étant données les structures sociales l'un et l'autre pays, dans le cadre de la politique mondiale, pourront se ranger dans les blocs les plus différents. Une seule chose est certaine, c'est que, étant donné un bloc militaire ou même seulement économique, il est dans la nature historique de la société contemporaine qu'une hégémonie des gros monstres étatiques se détermine aux dépens du menu bétail.
NI ÉTAT GUIDE, NI PARTI GUIDE
De cette malheureuse polémique que l'on a facilement pu réduire à une compétition d'hétérodoxie et d'obscénité doctrinale, il résulte clairement qu'il n'existe – soit dans l'hypothèse où la Yougoslavie resterait totalement isolée, soit dans celle où un autre petit Etat la soutiendrait – dans aucun des deux pays adverses aucun Etat ou Parti guide qui rattache un tel titre à la doctrine commune et la tradition commune de classe. Puisque l'élément résolutif de notre recherche est la structure sociale de classe de chacun des pays, ceux-ci, petits ou grands, ne sont que des échelons différents sur la voie d'une chute ruineuse le long de la pente de la contre-révolution capitaliste.
La crise longue mais profonde du monde bourgeois aura raison également de cette intolérable série d'attentats venimeux aux grandes traditions du communisme révolutionnaire qui verront leur retour lumineux en dehors de ces " guides " sinistres et infidèles, comme des roquets hirsutes échappés de leurs laisses.
Traduction par François Boschet de (Dis)Continuité
Source |
Il programma comunista, nn. 16 et 17 / 1958. |
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Author |
Amadeo Bordiga |
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