La batrachomyomachie
Note de n+1: Attention: cette traduction n'est pas vérifié, se rapporter au original
Pour redonner le "la"
Dans le "Filo" précédent, pour mettre en relation le déclin des fonctions individuelles dans l'histoire aussi bien avec le domaine des activités mentales qu'avec celui des activités économiques, nous avons cité le passage d'Engels où il définit l'avènement de la quatrième et dernière phase du capitalisme: celle de la disparition des bourgeois qui, en confiant les organismes de production et d'échange à l'État, se révèlent former une "classe superflue", dont les fonctions sociales sont "assumées par des employés rémunérés".
Engels insiste sur ce fait dans des passages divers et suggestifs qui se rattachent à des passages non moins expressifs de Marx à propos de l'impersonnalité du capital et du caractère de pur et simple figurant du capitaliste.
Il est évident que nous avons cité ces passages afin d'établir que là où on en est arrivé au contrôle et à la gestion d'entreprises de production par l'État, et même là où toute l'industrie a été étatisée, on ne peut pas parler pour autant de socialisme.
Cette observation est cependant loin d'être la seule. Il faut tirer en outre deux éléments de ces citations: en premier lieu, des cas d'étatisation capitaliste étaient déjà réalisés et connus quand la doctrine marxiste se construisit, et, par conséquent, ce n'étaient pas des faits historiques nouveaux pour Marx et Engels; en second lieu, non seulement ils avaient prévu la diffusion systématique de ces formes, en tant que conséquence inévitable de la concentration du capital, mais ils avaient fondé cette prévision sur la définition marxiste du capital, qui s'opposait à sa définition bourgeoise. Le capital est, dès son apparition, une forme et une force sociales de la production et non pas une nouvelle forme personnelle de la propriété privée.
C'est pourquoi, précisément, si nous n'en étions pas arrivés aux étatisations, et si l'État moderne s'était montré capable de rester étranger à l'économie, non seulement une prévision du marxisme aurait failli, mais la théorie anti-marxiste de la production capitaliste aurait envoyé la nôtre au tapis.
En d'autres termes: depuis la première apparition du capital, son attribution à des possesseurs privés individuels n'en constitue pas le caractère essentiel et discriminant.
Ses caractéristiques essentielles sont différentes: nous les avons rappelées à de nombreuses reprises, mais nous allons y revenir patiemment.
Nous préférons les ignorants
Etant donné le caractère évident de ces choses-là, nous avons de quoi être étonnés que ces textes soient connus en détail (puisqu'ils reprennent les mêmes citations) de certains chefs intellectuels de groupuscules et de mouvements, dont le tort n'est pas d'avoir des effectifs limités, mais de prétendre que, avec ces effectifs limités, ils pourraient gérer des bassins de carénage pour des théories qui ont navigué dans l'histoire durant des siècles, en convoyant des millions de partisans.
Si une telle position était logique, il est évident que ce serait la faillite de la thèse marxiste selon laquelle un nouveau programme historique ne peut pas faire son apparition dans la tête d'un auteur individuel, ou pire, dans un petit cénacle de "boutique" de type existentialiste.
L'exemple dont nous allons nous occuper est celui de la revue "Socialisme ou Barbarie", et de son rédacteur Chaulieu, lequel ne nous semble pas justement être le plus idiot et le plus crétin des a-marxistes. Quel dommage!
Qui radoubera les radoubeurs? Il s'agit ici de déblayer le terrain de leurs rustines, sans même verser une larme sur certains qui les admirent et participent à leur travail, en en singeant les prétentions même s'il est pénible de penser que, autrefois, à tort ou à raison, ils se réclamaient de l'orthodoxie de notre école. Le grand navire traverse mieux que jamais les tempêtes de l'océan, et, s'il devait être maintenu à la surface par ces gens-là, cela ferait un certain temps qu'il aurait coulé à pic.
C'est pour dépersonnaliser et pour délocaliser le débat que nous parlerons dorénavant de radoubeurs et de poseurs de rustines.
La tentative de prouver qu'il existe bien des voies d'eau apparaît clairement dans des phrases comme celle-ci:
"Aussi bien l'évolution du capitalisme que le développement du mouvement ouvrier ont fait surgir de nouveaux problèmes, des facteurs imprévus et imprévisibles, des tâches insoupçonnées auparavant, sous le poids desquels le mouvement ouvrier a plié, pour en arriver à sa disparition actuelle".
Au bassin donc, pour une petite opération comme: "prendre conscience de ces tâches, répondre à ces problèmes". A Rome, on dirait: autant allumer un cierge!
Après un certain rappel du "Manifeste communiste", auquel on reconnaît vaguement le mérite d'avoir présenté quelques premières intuitions révolutionnaires, et découvert cette lutte de classe que Marx estimait lui-même qu'il ne l'avait pas découverte, on tourne et on vire pour en arriver à conclure que la théorie d'aujourd'hui doit être bien différente de celle de 1848. Il est clair qu'on ne veut pas laisser entendre qu'il serait nécessaire d'y ajouter quelques chapitres, ou même d'y couper quelques branches mortes pour en greffer de nouvelles, mais qu'il s'agit de remplacer tout le tronc: il suffit en effet de se référer pour cela aux lignes directrices puériles indiquées par les sous-titres d'un document initial qui singent les sous-titres classiques: bourgeoisie et bureaucratie - bureaucratie et prolétariat - prolétariat et révolution, à la place des fameux bourgeois et prolétaires - prolétaires et communistes. Et nous allons montrer brièvement que, si l'on admet cette thèse centrale: exit la bourgeoisie, ingredit la bureaucratie, on n'opère pas un changement partiel mais total, on ne rafistole pas la carène en bois mais on affiche de la remplacer par une carène en acier.
Ces prétendus caréneurs lancent en réalité des petits bateaux en papier!
Un nouveau protagoniste
Si vous voulez savoir, en définitive, ce qui était "imprévisible et insoupçonné" en 1848 ou en 1914 pour Marx et pour ses disciples, il suffit de l'extraire d'une autre phrase centrale:
"En gros, on peut dire que la différence profonde entre la situation actuelle et celle de 1848 est donnée par l'apparition de la bureaucratie, en tant que couche sociale tendant à assumer la relève de la bourgeoisie traditionnelle dans la période de déclin du capitalisme". Ce personnage-là, qui est défini comme nouveau sur la scène de l'histoire, n'est pas un acteur qui joue les utilités, mais au contraire un acteur principal. En effet, on le présente comme une couche sociale, mais, rapidement, on l'élève au rang de classe: comment définirait-on, sinon, la situation sociale russe, où la bourgeoisie a disparu, comme une économie et une structure de classe? L'une des classes est le prolétariat; et l'autre? C'est la bureaucratie: cela est clair.
La définition de la bureaucratie comme classe sociale est un tel non-sens que, si on l'admet pour un instant, toute la théorie, celle qui existait à l'époque du "Manifeste", et jusqu'à Lénine (et qui, heureusement, existe encore aujourd'hui), vole en éclats, et qu'il n'en survit aucune partie et aucun chapitre. Mais ceci serait encore peu de chose, car ce ne serait que le départ, à côté de tant d'autres, d'une nouvelle démolition du marxisme: ils s'y casseront les dents! Mais le fait est que l'erreur inhérente à cette doctrine réside entièrement dans des thèses non seulement anti-marxistes mais plutôt pré-marxistes, que le marxisme a soupçonnées et prévues, puisqu'il les a continuellement dénoncées comme déjà dépassées à son époque, et écrasées dans ses classiques "passages à tabac" (qui sont réservés, dans les commissariats de police, aux malheureux qui ont été arrêtés).
Nous nous apprêtons donc à démontrer que ceux qui voudraient jouer les partisans du "radoubisme" et du "rustinisme" du style rive gauche peuvent bien le faire, mais qu'ils doivent déclarer qu'ils ont déchiré, une à une, toutes les pages aussi bien du "Capital" que de "L'État et la Révolution".
Et en effet, on ne saurait mieux définir l'exact contraire de la position de la Gauche marxiste internationale qu'avec ces paroles:
"Le programme de la révolution prolétarienne ne peut rester ce qu'il était avant l'expérience de la révolution russe et des transformations qui ont eu lieu après la Deuxième Guerre mondiale dans tous les pays de la zone d'influence russe".
A quelque chose près, il se passe la chose suivante: ceux qui se mettent à réécrire le programme de la révolution prolétarienne sont précisément ceux qui prouvent clairement qu'ils n'ont jamais appris ce qu'il était, ce qu'il est, et ce qu'il sera.
Notre mouvement vise un objectif qui se situe à l'opposé, et nous pensons que nous avons fourni une contribution considérable à ce travail:
"Le programme de la révolution prolétarienne doit demeurer ce qu'il était avant la révolution russe et la Première Guerre mondiale, et avant la corruption de la Seconde Internationale".
Marx retrouva dans la Commune de 1871 le programme du "Manifeste" de 1848; et Lénine retrouva ce même programme en Octobre 1917 et dans la situation qui suivit la Première Guerre mondiale. Le fait important est qu'on ne voit nullement ce programme réalisé en Russie, et cela est bien évident, mais pas pour les raisons qu'en donnent les "radoubistes". C'est pourquoi, il ne serait pas plus réalisé au cas où leurs postulats vaincraient: démocratie et contrôle prolétariens, et réduction des avantages de la classe bureaucratique. Car ils ne savent rien demander d'autre.
Hier
Une classe qui naît vieille
Une seule considération nous suffirait pour montrer que la découverte de cette nouvelle planète du système solaire des classes sociales historiques - la bureaucratie-classe - se situe piteusement en dehors de la plus faible compréhension de la dialectique matérialiste, et pour la refouler dans les limbes métaphysiques des pensées pleinement bourgeoises. La parodie du "Manifeste" de 1848, qui a été tentée imprudemment, manque de toute explication, de toute justification et de toute "apologie" de cette nouvelle classe originale qui remplace les anciennes. Si nous avons été témoins, ainsi qu'on le prétend, de son avènement, nous avons été témoins de la formation et de la victoire d'une classe "inutile", car à peine est-elle apparue que nous avons estimé qu'elle ne méritait que des paroles désagréables. Que cette présentation est différente de celle que le "Manifeste" fait de la révolution bourgeoise, de la bourgeoisie et de sa conquête du monde! Aurions-nous donc affaire à une erreur, à une distraction, à un avorton de l'histoire? S'agit-il de marxisme, ou bien d'une saleté idéaliste de la bourgeoisie décadente?
Et pourquoi cet avorton au visage horrible de vieille décrépite, qui ne serait bon qu'à être jeté dans un bocal rempli d'alcool, fait-il tant peur, au point d'imposer un changement total du "programme de la révolution", et le renvoi à l'école de l'"accoucheuse de l'histoire" pour y subir l'enseignement de ces pâles chirurgiens.
Cette hypothèse, selon laquelle l'appareil du pouvoir de classe - en langage marxiste, la bureaucratie et l'État ne sont que cela - détient le pouvoir non pas pour la défense de l'un des modes de production de classe, mais qu'il le détient pour lui, pour son propre avantage, afin d'en tirer de l'argent pour aller au cinéma ou au bordel, cette hypothèse donc n'est rien d'autre que la plus vile édition de la plus banale des objections au socialisme prolétarien: même si vous placez au sommet de la société des forces nouvelles, vous ne ferez que recommencer au début, puisque quiconque gouverne et dirige ne le fait que pour ses propres affaires. Et tout philistin saura vous dire: la seule recette contre cet état de fait est une recette morale, à savoir que gouvernés et gouvernants soient honnêtes, est une recette libérale (le contrôle, fi donc!...) dans laquelle celui qui est élu pour diriger soit le serviteur des électeurs comme, par exemple, dans la vieille Angleterre, ou dans la jeune Amérique! Et c'est avec des propos de ce style que vous enseignerez à Karl Marx quelque chose que lui, le pauvre, n'était pas arrivé à soupçonner? Allez plutôt faire le métier de ceux qui révèlent la vérité aux maris cocus, qui est un métier plus sérieux!
Dans une étrange polémique quelque peu brouillonne avec Trotsky, auquel ils donnent tort à propos de tout ce qu'il a dit de juste, et vice versa, ils saisissent au vol un de ses mauvais mouvements littéraires, dans la phrase qui suit la phrase juste (la certitude que la bureaucratie n'a aucun avenir historique) si l'échec de la révolution permettait à la bureaucratie de s'installer au pouvoir de manière stable à l'échelle mondiale, "ce serait un régime de déclin qui signifierait une éclipse de la civilisation". Le prolétariat et le marxisme seraient-ils donc prêts à troquer leur programme de classe, si l'on démontrait que le progrès se change en déclin, et qu'une civilisation, qui est commune à toutes les classes et qui dépasse les luttes des classes, menace de s'obscurcir? Progrès et lumière de la civilisation historique: ces termes ne servent qu'à tomber dans ce que Marx et Engels ont fustigé sans cesse comme étant l'idéologie du socialisme bourgeois et petit-bourgeois.
Les "radoubistes" désirent dépasser notre fruste marxisme; eh bien, qu'ils se réjouissent de cet aveu précieux: pour éviter que des régimes de déclin ne succèdent au capitalisme, et que la civilisation actuelle (qui est, pour nous, on ne peut plus ténébreuse) ne subisse une éclipse, nous ne taperons pas sur une seule touche de la machine à écrire ou de la linotype, et nous n'allumerons pas un seul de ces fameux cierges votifs; nous, pourvu qu'on nous débarrasse du régime capitaliste, nous le laisserons aller se coucher dans l'obscurité.
Mais, pour démontrer comment la prétention de radouber est, au contraire, une tentative - certes vaine - de démantèlement pièce à pièce, un minimum d'ordre est nécessaire: nous allons donc examiner d'abord la question du cours économique, puis celle du pouvoir politique.
Atrophie dialectique
La polémique trouve son origine dans le désir de contredire la thèse de Trotsky, selon laquelle il y aurait malgré tout en Russie un État ouvrier, après la victoire de la bureaucratie. Trotsky aurait dit (les jugements critiques de Trotsky devraient, en vérité, être examinés dans un ordre logique plus rigoureux) que l'économie était socialiste dans la production, sur la base de l'étatisation de l'industrie, mais non socialiste uniquement dans la distribution (ou mieux la répartition) des revenus (ou mieux des produits). Mais, dans la réfutation de cette position, avec l'argument évident que chacune des formes historiques de production présente également, et de manière inséparable, des caractères de distribution qui lui sont propres, on commet une folle confusion des termes et des concepts de base de l'économie marxiste.
Nous sommes en désaccord avec Trotsky sur la définition et sur la reconnaissance des différents stades qu'a traversés le développement social russe depuis février 1917, et nous considérons qu'il a fait preuve d'un "retard de phase" constant dans la mise en accusation des abandons des différentes positions révolutionnaires: d'abord dans le domaine tactique, puis dans le domaine politique, enfin dans le domaine économique. Trotsky ne parlerait pas aujourd'hui - comme il paraît que sa compagne Sedova l'aurait affirmé - ni de manœuvre tactique, ni de pouvoir, ni d'économie prolétariens pour la Russie: c'est une certitude.
Mais la supériorité indiscutable de Trotsky sur ses contempteurs, qui en matière de marxisme ne lui arrivent pas à la cheville, réside dans le fait qu'il situe le développement dans la succession des événements historiques, qu'il comprend que les relations entre la stratégie de manœuvre et la politique économique se définissent en tenant compte du mouvement de tous les facteurs internes et externes, et qu'il sait distinguer entre les diverses voies de victoire, d'arrêt et de défaite, des révolutions en question; même quand sa solution particulière est mal adaptée au problème.
Ses critiques n'ont pas de vision historique et dialectique, et quand ils essaient de raconter la succession internationale des faits, ils le font en marchant comme des écrevisses, ils voient tout de façon désespérément statique, statistique, et, parce qu'ils se servent de mots et de phrases qu'ils ont lus dans Marx, ils croient avoir trouvé des solutions nouvelles et heureuses. En vérité, ils ne s'élèvent pas au-dessus d'une plate "analyse" selon laquelle, si vous me donnez une photographie aérienne d'un pays, je vous expliquerai quelle était, au début, la position des rapports de production et de distribution, et, ensuite, je pourrai vous donner mon verdict sur la "couleur" du "régime".
Cette impuissance dialectique fait qu'il leur est impossible de comprendre qu'il existe des moments où l'économie et la politique, par exemple, la production et la répartition, et même les intérêts de la classe dominée et ceux de la classe dominante, nous semblent adopter une marche parfaitement inversée, comme l'histoire des révolutions et des contre-révolutions l'avait enseigné à Marx avant 1848, et comme un réexamen des événements postérieurs le confirme si bien qu'il n'est nul besoin de planter le moindre clou dans les tôles de la coque pour boucher un trou.
Les rapports de production
Ce concept marxiste primaire n'a pas été du tout digéré, bien qu'on ait recours à des formulations classiques. Il a même été renversé. L'objectif que l'on veut atteindre est de relier les rapports de production à ceux de distribution: cette démarche est juste et nous l'avons empruntée correctement à propos des caractéristiques mercantiles de l'économie russe qui démontrent sa nature capitaliste, étant donné les conditions historiques et politiques générales actuelles. Mais à l'époque de l'introduction de la NEP, par exemple, la conclusion pouvait être différente.
Mais la gravité de l'erreur consiste dans le fait qu'en redéfinissant les rapports de production, le critère marxiste est à ce point déformé qu'on tombe en plein dans un idéalisme anti-déterministe crassement bourgeois. Malgré un point de départ juste, on aboutit à ce genre de thèse, répétée à satiété: "Nous savons (!) que chaque rapport de production est en premier lieu et immédiatement (?) organisation des forces productives en vue du résultat productif".
Dans cet énoncé d'une douzaine de mots, qui ont tous été changés de place, on reconnaît tous les modes de penser bourgeois en économie et en philosophie.
Le point d'arrivée auquel tend toute cette exposition tortueuse - la conscience et la volonté - s'est insinué sous de fausses apparences dans le point de départ au point de le rendre difforme.
Faites bien attention: le théorème veut définir ce que tous les rapports de production de l'histoire, même les plus anciens, ont en commun.
La formule se fonde donc sur les thèses idéalistes et volontaristes: au commencement était la conscience, au commencement était la volonté. Puisque quelqu'un organisait, ce quelqu'un organisait la production et l'économie selon son plan, c'est-à-dire sa volonté. Et puisque le quelqu'un en question avait clairement en vue le résultat, il possédait déjà la science et la conscience des lois économiques.
Mais qui est ce quelqu'un? Ceux qui répondraient: l'homme moyen, seraient des anti-marxistes libéraux, corrects et loyaux. Ceux qui affirmeraient: l'homme d'exception, seraient des disciples honnêtes de l'une des si nombreuses écoles idéalistes. Ceux qui diraient: l'envoyé de Dieu, seraient des partisans conséquents de la révélation. Mais, pour les "radoubistes", nous vous le disons tout de suite, ce quelqu'un, c'est la classe dominante (et en Russie donc, la bureaucratie, qui règne sur les lois économiques et les résultats productifs). Toute la trame est là.
Ils prétendent qu'ils sont marxistes parce qu'ils introduisent la classe, même lorsqu'elle n'est pas une classe (et peut-être seulement dans ce cas-là). Ils ont lu Marx et l'ont compulsé à fond, ils le citent peut-être plus que nous, et justement quand il démontre le contraire de l'"organisation en vue du résultat productif". Il aurait mieux valu qu'ils ne le lisent pas: il existe une manière de lire les livres qui est semblable à celle qu'utilise le cambrioleur pour feuilleter les paquets de billets de mille. Un camarade de la première heure s'amuse souvent à rappeler les noms de ces gens qui connaissent à fond Marx et son œuvre, mais qui n'en sont pas moins les pires ennemis du marxisme.
Répétons que la formule est générale, puisqu'elle concerne tous les rapports de production historiques. Comme si le maharadjah indien, qui reçoit son poids en or sous forme de tribut, comme si le seigneur féodal qui a vécu des décennies en croisade, avaient jamais organisé la moindre production. Mais quand nous pensons qu'elle est appliquée au capitalisme, nous constatons la rechute, comme en philosophie, dans la science économique bourgeoise: la chasse au résultat productif. Le mouvement qui pousse irrésistiblement à produire sans limite et sans raison, et donc sans conscience des résultats et sans organisation, devient, au lieu de la manifestation contradictoire et instable qu'y trouve le déterminisme économique, une recherche consciente et voulue de résultats de la part de la classe dominante, laquelle "construit" ad hoc le rapport "matériel et personnel". Nous en sommes arrivés au point désiré: tout est un rapport entre deux personnes, le patron et l'ouvrier. Et alors, on définit en général toutes les classes historiques de cette manière fossile: un groupe de personnes qui savent, veulent et dirigent, et un autre groupe de personnes qui subissent et exécutent passivement. De sorte que la lutte entre les classes, et avant tout entre les forces qui proviennent de l'ancien et du nouveau mode de production, est ramenée à la dimension ridicule et bavarde d'une série d'aspects d'un autre conflit éternel: celui entre le dirigeant et l'exécutant! Voilà l'autre formule clé de ce système boiteux.
Ce n'est que si la formule donnée plus haut devait définir le mode de production socialiste que l'on pourrait dire: organisation des forces productives en vue du résultat. Mais on ne devrait pas ajouter productif, adjectif qui pue son affairisme et son économisme capitaliste à des kilomètres, mais plutôt résultat de consommation, d'usage. Cela se réalisera au bout d'un grand laps de temps, dans une société sans classes, et quand on aura résolu le problème philistin qui consiste à éviter que le dirigeant ne roule l'exécutant; mais, tant que les classes subsistent, la réalisation consciente du résultat est impossible, pour les individus et pour les classes. Ce n'est possible que pour le Parti! C'est pourquoi ils reprochent à Lénine d'avoir proclamé cela.
Hors sujet
On veut démontrer que la propriété nationalisée et étatique n'est pas du socialisme: cela est juste, mais la voie suivie est erronée. On dit que les rapports de production sont une autre paire de manches que les formes de propriété. Au contraire, chez Marx, ce sont deux manches de la même paire. Que l'entreprise appartienne à un bourgeois individuel ou à l'État, la forme de propriété est la même: pour le comprendre, il suffit de penser non pas à l'usine ou aux machines, mais au rapport du travailleur salarié au produit. La forme bourgeoise de propriété est celle où le travailleur est exclu de tout droit d'appropriation sur le produit de l'entreprise. Naturellement, il est également exclu de tout droit d'appropriation sur les instruments de production, mais cela est une conséquence du fait matériel qu'il travaille de manière associée : ce serait du joli si (même sur décision du conseil autonome d'usine) chaque ouvrier emportait avec lui une pierre du mur ou une roue de la voiture...
Et pourtant, on s'appuie sur la plus parfaite des énonciations de Marx, sûrement écrite un jour où les maudits anthrax qui lui faisaient souhaiter la mort ne le tourmentaient pas, et où il avait fumé un peu moins de ses affreux cigares: celle de la Préface de 1859 à la "Critique de l'économie politique". Nous allons la rapporter intégralement, en mettant entre parenthèses les morceaux de phrase qui n'ont pas été cités dans le texte que nous critiquons:
"Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté (rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé des forces productives matérielles). L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique (et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience). A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. (De formes de développement des forces productives qu'ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme superstructure. Lorsqu'on considère de tels bouleversements), il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel (qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse) des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, (religieuses, artistiques ou philosophiques), bref, les formes idéologiques (sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et leurs rapports de production)".
La leçon de ce texte est claire. Ce n'est pas nous qui le disons, mais ce sont ceux qui ont mutilé cette citation de tous les passages entre parenthèses qui l'affirment. Claire! Après avoir lu une fois ce texte, et si l'on est en possession de toutes ses facultés physiologiques, on peut, le cœur léger, mettre le feu à la bibliothèque et s'arracher de sa matière cérébrale la circonvolution correspondant à l'alphabet. Mais ce qui est interdit, c'est d'omettre des passages au hasard (ou pire pas du tout au hasard, mais chaque fois que le texte place en tête la condition matérielle et en queue la conscience: celle-ci est renvoyée à une époque bien postérieure à chaque révolution, mais elle constitue, au contraire, le point d'atterrissage de tout ce fouillis idéologique qui est piteusement en retard d'un siècle par rapport au faisceau de lumière éblouissant de cette citation). Et si ensuite il se présente quelqu'un qui, tout fier d'avoir lu tout ce qui a été publié depuis 1859, veut changer certains mots, alors il ne reste plus que la fameuse grêle de coups de pied dans l'infrastructure de la conscience.
Repères terminologiques
Relisons calmement la citation. Production sociale de l'existence. C'est un rapport qui échappe de manière absolue à l'individu et à son bilan comptable en "doit et avoir", sur lesquels les mises à jour sont désespérément condamnées à porter. Production pour les groupements humains de leurs aliments et reproduction biologique de l'espèce, des producteurs de demain. Tout cela n'est pas planifié dans une tête, ou dans des têtes, mais déterminé par l'état des forces productives matérielles. Les hommes constituent également une force productive, qui évolue, mais qui ne peut pas briser ses conditions, qui sont déterminées par les possibilités techniques: pioche ou charrue, rame ou voile, traîneau ou roue, faune, flore, géologie du terrain. Voilà ce que sont les conditions matérielles, et non pas l'argent qu'on a dans le portefeuille. La "conscience" de ces tournants peut se manifester dans les légendes telles que celle de Jason, qui mène sa quête en fendant le sein de Téthys; celle d'Encelade, qui, prisonnier de l'Etna, le soulève; celle de Talos, qui invente la roue et le tour, et est tué par son maître Dédale, furieux d'avoir inventé l'aéroplane et non la charrette. Derrière les bavardages de "Socialisme ou Barbarie", il ne peut se manifester que la conscience du néant.
Les rapports de production sont la même chose que les rapports ou formes de propriété: la seule chose qui les différencie, c'est que les premiers sont exprimés en termes économiques, les seconds en termes juridiques. Inutile donc d'essayer d'en faire des choses différentes, et, dans ce but, de taire les passages qui établissent que le droit découle du rapport économique.
Dans le régime esclavagiste, le rapport de production est que le produit du travail de l'esclave est à la disposition du maître, sans qu'il soit rétribué en dehors du minimum de biens de consommation, et que l'esclave ne peut pas s'en aller, ou produire pour d'autres, ou pour lui-même. Le rapport de propriété porte sur la personne et la vie de l'esclave, et il exprime la même chose que le rapport de production, mais en droit.
Les forces productives sont, à chaque époque, les outils, les machines, les véhicules en tout genre, les matières premières et les denrées que la nature offre, et bien entendu la classe qui travaille. Le mode de production ("Produktionsweise"), ou forme de production, est un des grands types historiques de relations productives: ressources techniques et formes de propriété. Selon les périodes, ce sont le communisme primitif, l'esclavage, la servitude ou le salariat, qui correspondent à la culture de la terre. Pour la production d'articles manufacturés, le communisme primitif, l'esclavage, l'artisanat libre, et même le salariat lui-même à un certain stade, deviennent, au fur et à mesure, inadéquats.
Le capitalisme est l'un des grands modes de production historiques, et l'une des formes de propriété les plus importantes. Cette forme aux caractéristiques parfaitement définies n'autorise aucune transgression en raison de prétendus changements: capitalisme privé-capitalisme d'État ou bourgeoisie-bureaucratie.
Mais il y a un autre malentendu. Les formes de propriété sont des rapports de droit. Ces derniers s'expliquent grâce à leur détermination par le fait économique; mais une chose est de les expliquer, une autre d'en déduire la compréhension de l'idéologie religieuse, philosophique, etc.
Le rapport de propriété est un rapport matériel. L'État qui fonctionne selon une norme juridique consacrée est un mécanisme matériel bien plus palpable qu'un système philosophique. Si l'esclave s'enfuit, les agents de l'État le capturent. Si le salarié prend un objet produit, ou si l'industriel ou le dirigeant le séquestrent dans l'usine, les gendarmes viennent l'arrêter ou le libérer. Les formes de propriété sont des agents économiques matériels et non des facteurs qui n'agissent qu'"en mystifiant" ! Moi, par exemple, j'ai une conscience qui va bien au-delà de la mystification mercantile, mais ce que je consomme, je l'achète en obéissant spontanément et absolument à la loi de la valeur. C'est bien là la question: pour ces gens-là, il n'existe aucun concept qui soit à sa place!
Métaphysique de l'exploitation
N'abandonnons pas encore le thème économique. Toute la conception des luttes de classe est réduite à un combat ininterrompu contre un ennemi unique l'exploitation. Si les victimes en révolte changent: esclaves, serfs, salariés, etc., c'est elle qui est toujours le monstre. Nous sommes ici en pleine "Philosophie de la misère" à la Proudhon. C'est une affaire qui a été enterrée en 1847, et donc, bien loin d'être insoupçonnable en 1848.
Il s'agit pour eux de lire, mais non de comprendre ce que signifie le passage: "De formes de développement des forces productives qu'ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves". Eh bien, l'exploitation du salariat, le surtravail, la plus-value, sont seulement des entraves aujourd'hui, où le capitalisme est développé. Lorsque le capitalisme naissait, c'étaient des formes de développement utiles aux forces de production. Que la devise: "Liberté, égalité, fraternité" , ait été une mystification (comme ils le rappellent tout à fait "en passant"), c'est très bien; mais elle l'est encore quand ils l'appliquent à nouveau hypocritement à l'intérieur de la classe prolétarienne, en oubliant de situer cette recette consciente à l'époque où, finalement, il n'y aura plus de classes ni de prolétariat. Mais il n'y avait pas mystification dans le fait que la fabrication d'un même objet, mettons des ciseaux, réalisée par des salariés et non plus par un artisan libre, permettait au "pauvre" d'avoir à la maison une paire de ciseaux au lieu d'aucune, ou bien de quatre au lieu d'une. L'artisan exproprié avec cruauté, dans la mesure où précisément, parce que victime inconsciente des formes traditionnelles, il résiste contre son intérêt subjectif, gagnera en niveau de vie en devenant salarié.
L'artisan ne fournissait pas, du moins directement, de surtravail. Mais de faire fournir des masses de surtravail aux salariés associés dans les nouvelles entreprises et fabriques, était la seule voie pour accumuler du capital, qui est désormais social, et pour assurer le développement vers le niveau actuel d'équipement. Qu'il y ait eu exploitation pour ce faire, c'est une objection extra-marxiste et stupidement morale.
L'erreur économique de base consiste à tout réduire à la dispute pour la plus-value que l'on confond avec l'inéluctable faim de surtravail du capital. A sa naissance, le mode de production bourgeois rend possible une plus grande mise en réserve sociale avec un moindre travail des vivants: ce n'est donc pas par bêtise, mais en raison de l'influence matérielle déterministe d'une force productive moderne et future plus ardente, que les prolétaires prêtent leur concours pour briser les chaînes de la servitude de la glèbe et de la petite production. Mais, progressivement, la loi de la chasse au surtravail, qui interdit au capital "l'organisation en vue d'un objectif", conduit la nouvelle forme à être défavorable. Il n'y a donc pas là une valeur éthique absolue, mais le passage à une inversion quantitative du rendement social. Naturellement, ceux qui veulent rapiécer Marx, en descendant au-dessous du niveau de Lassalle, ne voient dans cette lutte entre deux modes de production historiques que la querelle ouvrier-patron, ou ouvrier-bureaucratie, et ils la circonscrivent dans la limite de la marge de profit, laquelle est aujourd'hui faible par rapport au taux de plus-value qui, lui, est élevé pour des raisons purement mécaniques.
Et alors, aveuglés qu'ils sont pour se cantonner au domaine de la répartition des revenus, et lisant à l'envers les phrases qu'ils citent de l'autre texte formidable, celui de la Critique au programme de Gotha, sur le partage de la misère, ils sont incapables de voir comment il est possible de proposer, sur la base des principes, la thèse suivante: les dépenses occasionnées par les bureaucraties d'entreprise et d'État ne constituent que l'une des fractions en lesquelles se répartit le profit à la fin d'un passage rapide de l'économie parcellaire semi-asiatique à un marché national et à une industrie florissante, la somme prélevée par la bureaucratie russe actuelle, en tant que consommation en soi et pour soi, pourrait ne représenter que le plus petit des inconvénients, sur le chemin mondial complexe qui conduit à l'amélioration marxiste des "conditions du travail vivant". La discussion qu'ils mènent, sur la base des chiffres de Trotsky et des apologistes staliniens, ce en quoi consiste leur prétendue analyse précise et supérieure, démontre seulement qu'ils ont un long chemin à parcourir avant d'arriver au niveau où en était la science économique quand le prolétariat moderne en édifia sa propre construction nouvelle. Ils se querellent sur la réduction de quelques centimes, ils montent sur leurs ergots pour faire baisser les prix comme la servante qui fait les courses, mais ils ne voient pas qu'il y a un monde à gagner.
Aujourd'hui
État et révolution
Après avoir vu comment la manie d'améliorer et de mettre à jour, ainsi que le malheureux snobisme qui consiste à craindre sans cesse d'être si peu que ce soit en retard sur les tout derniers apports de la science conformiste, ont conduit à renier, paragraphe après paragraphe, tous nos textes économiques, occupons-nous du cours politique.
Qu'est l'État pour nous? C'est un appareil constitué d'hommes qui sont chargés de certaines tâches, et surtout d'hommes armés, ce qui n'est pas une chose absolument nécessaire pour toute communauté humaine (et ici, Lénine le disait aussi, les anarchistes ont raison), étant donné qu'il y a eu et qu'il y aura (la justification se trouve chez Engels) des sociétés sans État.
Mais il ne peut pas ne pas y avoir d'État tant qu'il existera des sociétés divisées en classes qui luttent entre elles. Les anarchistes pourraient nous accompagner jusqu'à ce point.
Plus exactement, l'État d'une époque donnée est une forme de propriété qui correspond à des rapports économiques donnés, qui est apparue avec eux, et qui tend ensuite à les conserver et à les défendre, au besoin par la force, quand ils sont devenus "des entraves pour les nouvelles forces productives", capables de faire progresser le bien-être général.
L'État, ensemble de corps armés et non armés, c'est-à-dire système de bureaucraties (police, troupes, magistrature, administration, et même clergé), n'est donc pas toujours le mal absolu. Après la révolution anti-féodale, l'État français, avec sa multitude de fonctionnaires, son armée permanente, sa garde nationale, ses gendarmes, etc., a la fonction de lutter contre la réaction. Nous disons qu'il est l'expression de la lutte des nouveaux capitalistes contre les anciens aristocrates, les seigneurs terriens. Ce n'est pas tout. L'État s'explique par la présence de ces deux classes et, pour le moment, il est un outil qui brise les chaînes et non qui met des entraves. Et nous disons, plus exactement encore, qu'il est l'expression de la lutte entre un mode de production futur (le mode capitaliste) et un mode de production passé et inférieur (le féodalisme), lutte historique et universelle. Cet État exprime, dans ce moment historique, non seulement la division en classes de la population française, mais aussi la pression de toutes les classes bourgeoises et prolétariennes en lutte, et l'on peut dire qu'il représente, outre un réseau mondial d'intérêts, le potentiel de quelque chose de plus vaste encore : la puissance génératrice irrésistible de forces productives matérielles futures.
C'est de cette manière que nous devons juger les formes et les luttes d'un tel appareil, et leur entrelacement impressionnant nous en est donné dans les trois textes classiques de Marx.
Cet appareil transforme ses fonctions "antiformistes" en fonctions "conformistes", selon un processus très complexe qui ne se développe pas de façon continue, et il voit se lever contre lui une classe et une force dont l'objectif est de l'abattre.
L'État est donc cet appareil qui s'appuie sur une classe, qui défend et revendique un mode de production donné et qui, après son succès révolutionnaire, résiste au retour des anciennes forces, et des anciens modes.
Il est clair, par conséquent, que toute révolution sociale qui se trouve à cheval entre deux grands types de forme de production, et en particulier la révolution à venir du prolétariat, doit briser le vieil État, disperser ses hiérarchies et son personnel. Mais il est clair aussi - et ici, les anarchistes ne comprennent pas, et les groupes plus ou moins anarchisants froncent le nez - que, pour toute la période où le vieux mode de production aura encore des forces et des défenseurs, non seulement à l'intérieur du territoire mais aussi à l'extérieur, il sera nécessaire d'avoir, dans une forme nouvelle, un État, et des corps d'hommes armés, et une bureaucratie.
On peut déceler une tendance anarchisante dans cette phrase curieuse: "Le pouvoir des masses armées n'est déjà plus un État au sens habituel du terme" ! Ici, le libéralisme et le libertarisme se donnent la main d'une manière romantique par-dessus le marxisme.
L'extinction de la bureaucratie
Si la formation du nouvel État révolutionnaire, la dictature du prolétariat, est une nécessité pour Marx et pour Lénine, c'est en raison du fait que, alors que la conquête du pouvoir politique par les méthodes révolutionnaires représente un saut brusque, les autres éléments du problème ne l'effectuent pas et ne se diluent que progressivement au cours du temps: le remplacement complet de l'ancien mode de production par le nouveau, la disparition locale correspondante de la classe qui détenait auparavant le pouvoir et reflétait l'ancien mode de production, l'influence des forces extérieures qui défendent le même mode de production et s'opposent au nouveau, et, plus que tout, les résidus des influences superstructurelles en tout genre qui règnent sur l'idéologie et la psychologie sociales. Par conséquent, l'État n'est pas aboli, mais on en fonde un nouveau en renversant l'ancien. Ce n'est qu'au bout d'un long processus, dont la longueur dépend du degré de développement interne des forces sociales et des rapports internationaux de force entre les classes, que l'État s'éteint. Tout ceci est bien connu, et les "radoubeurs" feignent de n'y apporter aucune retouche.
Ils citent même Engels dans des passages très clairs pour ce qui concerne la démonstration que ce cours n'est pas changé si la concentration en est arrivée au stade de l'industrialisme d'État:
"En devenant propriété d'État, les moyens de production ne perdent pas le caractère de capital. L'État est le capitaliste collectif en idée".
Voilà le point crucial. Si, de propriété dispersée et individuelle du travailleur autonome, les moyens de production deviennent du capital, que cette transformation soit opérée par un financier privé ou par l'État, cela constitue un processus vers le mode de production capitaliste. Si, de capital, ils deviennent des moyens de la production sociale, c'est-à-dire s'ils sont employés sans la forme salariale de la production et sans la forme mercantile de la distribution, cela constitue alors le passage du mode capitaliste au mode socialiste de production. Cette seconde transition ne peut être effectuée, c'est clair, ni par des individus privés, ni par l'État politique de la classe bourgeoise: elle ne peut être opérée que par le nouvel État révolutionnaire, par la dictature du prolétariat.
C'est là qu'est la solution vainement cherchée dans la "pyramide des revenus" et dans le scandale de la disproportion des traitements en Russie - disproportion que seule une révolution socialiste, sur les traces glorieuses de la Commune, pourra combattre, sur la base d'un capitalisme développé.
L'on doit toutefois reconnaître que l'État ouvrier, qui est le seul à pouvoir accomplir ces tâches de transformation dans la forme de production, peut également, dans des périodes non seulement d'évolution et de développement techniques internes, mais aussi de lutte politique internationale, être contraint de gérer des formes de capitalisme d'État dans un environnement salarial et mercantile; en d'autres termes, il peut, à certains stades - que l'État stalinien d'aujourd'hui a dépassé depuis des années -, demeurer l'État politique du prolétariat et du futur mode socialiste de production mondial, tout en s'occupant encore de la transformation préliminaire "des moyens de production en capital".
L'État russe, avec sa bureaucratie inévitable, est aujourd'hui "préposé" à la seule transformation des moyens de production en capital, à l'instar d'un jeune État capitaliste, et il est devenu un appareil qui ne combat plus pour le mode de production prolétarien: il est, au contraire, comme tous les autres, prêt à défendre le mode de production capitaliste.
Voulez-vous voir disparaître cette bureaucratie théorisante sans révolutions et sans guerres? Si vous admettez vraiment que le passage au mode de production socialiste est possible, sachez bien que ce dernier fera disparaître le marché et la fixation des prix, la division entre entreprises et la fixation des salaires, la division professionnelle du travail et la différence entre ville et campagne, et vous comprendrez alors que la rampe de misérables bouts de bougie que constituent les fonctionnaires en tout genre s'éteindra d'elle-même, en déclinant cet honneur, trop grand pour l'indolence des ronds-de-cuir, de donner leur nom à une période de l'histoire.
L'Iliade et la Batrachomyomachie
Voilà "l'autre solution", toute faite depuis des siècles, qui sert à faire la lumière sur les problèmes des "radoubeurs" et sur les faits prétendument ignorés du marxisme.
A ces armes critiques puissantes, ils substituent la statistique bavarde des revenus, ils cherchent à établir, mais sans y parvenir, la répartition des revenus et de la plus-value, et surtout, ils ne savent pas comment elle varie qualitativement: vers le haut ou vers le bas, par la vérification du progrès de diffusion du capital, qu'ils troquent contre cette palinodie habituelle: augmentation de l'extorsion, diminution du niveau de vie, et autres balivernes.
Etant donné l'absence des bourgeois russes, et la destruction du schéma: deux classes (au moins) et l'État aux mains de l'une d'elles (en déchirant donc le texte de Marx sur la Commune et celui de Lénine sur l'État), leur solution réside dans la classification des citoyens soviétiques entre "ouvriers" et "bureaucrates". Mais si le rapport de production était celui entre ouvrier et État, ce serait un rapport unique et il n'y aurait ni différence ni lutte de classe. Cette sélection arbitraire et irréelle constitue la pire parodie du marxisme. Elle est du même tonneau que la substitution du choc entre deux formes historiques, que l'Iliade décrit de manière mythique, par une lutte d'espèce entre rats et grenouilles, qu'Homère lui-même aurait chantée de façon humoristique dans la Batrachomyomachie.
Dans l'Iliade, deux civilisations antiques entrent violemment en collision, et déterminent l'histoire des siècles ultérieurs. D'une part, la société asiatique, immobile, agraire, satrapique, dirigée par des monarchies éternelles et des seigneuries théocratiques, dont sont tributaires les peuples encore nomades et les tribus encore communistes (presque exemptes, Marx le démontre, de bureaucratie: une douzaine de personnes pour chaque tribu, y compris l'astrologue. Parce que les gens de plume dont nous nous occupons dans cet article n'ont rien inventé, pas même sur le terrain rhétorique: ils devraient savoir qu'entre bureaucratie dominante et barbarie, il n'y a pas parallèle mais antithèse directe!) - de l'autre, la lignée éolienne et ionique, navigante, commerçante, industrielle relativement à l'époque, que les superstructures juridiques et philosophiques, l'individualisme génial, rapprochent de la bourgeoisie romantique des meilleurs temps modernes européens. Deux mondes donc, et deux formes vraiment différentes d'organisation humaine, qui sont le résultat déterminé par la grande différence d'environnement géographique, entre l'immensité des déserts et des terres intérieures et la dentelure capricieuse des péninsules et des archipels, entre le climat glacial ou torride, selon les saisons, du super-continent et le climat doux et tempéré des rivages riants de la Méditerranée, entrent en collision quand le char d'Hector et celui d'Achille se heurtent violemment.
Mais, avec la statistique du 27 du mois, la tableau se vide de sa réalité, comme quand les souris et les grenouilles, bien distinctes entre elles au premier coup d'œil, en viennent aux mains en reprenant à grands cris les invectives des héros avant le duel, en reproduisant les hauts et les bas successifs de la guerre de dix ans entre les deux continents, et en singeant, avec leurs sobriquets risibles, les Troyens et les Argiens.
Il y a la même différence de dimension entre le choc des deux modes de production capitaliste et socialiste et la description (incapable de citer un seul épisode historique ou de chronique qui remplisse, nous ne disons pas un livre d'Homère, mais un télégramme Reuter) de la société russe qui a été tentée. C'est la différence de dimension qui existe entre le grand poème épique et la plaisante parodie du combat entre rats et grenouilles.
De "Il Programma Comunista" n. 10 du 1953. Tradution: "Invariance".