L'opposition de gauche dans l'Internationale Communiste
Notre travail historique
Depuis plus de dix ans les lecteurs attendent une publication de parti qui soit un guide pour les camarades et les travailleurs, qui permette de connaître les vicissitudes historiques de notre mouvement et, continuellement, on nous sollicite à cause de la grande confusion des idées qui règne en la matière. Une telle confusion a été pendant des décennies entièrement alimentée par la propagande de faussaire du communisme " officiel " de tous les pays, mais spécialement de celui d'Italie.
La tâche qui consiste à réagir à cette inondation de mensonges n'est donc en rien facile et exige un engagement qui devrait être égal à l'immensité des moyens que, malheureusement, les falsificateurs ont à leur ample disposition. Par exemple, ces derniers jours, on a soulevé à nouveau la question de la " commémoration " du quarantième anniversaire du parti communiste italien fondé à Livourne le 21 janvier 1921. Et voici que déjà le patient rédacteur historique ne peut pas ne pas s'arrêter tout d'un coup après les dix premiers mots. A Livourne naquit le Parti Communiste d'Italie alors que celui qui fait grand bruit aujourd'hui est le Parti Communiste Italien. En effet, il ne s'agit pas de rien, d'autant plus que l'on doit parvenir à montrer que, entre ces deux partis, dans les faits et dans les principes, un abîme s'est creusé. Et le patient rapporteur historique devra mettre la main sur les documents et faire voir que le parti naît justement à propos du thème de l'adhésion à la Troisième Internationale, de la cassure du vieux parti socialiste ; et que la question du nom n'est pas une question d'étiquette mais de première importance historique, comme il en ressort des déclarations classiques de Marx, d'Engels, et de Lénine, en des moments et des situations cruciales qui doivent être parcourues à nouveau et présentées aux militants d'aujourd'hui, tout particulièrement aux jeunes, dans leur naïveté. Que le socialiste dût devenir communiste, et que le triffouillien les oies dût se changer en de Trifouillis les oies, est quelque chose de plus que la correction d'une erreur d'imprimerie puisque c'est le contenu de la 17° des classiques et célèbres 21 conditions d'admission adoptées à Moscou en 1920, elle précisait pour quelle raison " la question n'est pas seulement formelle mais c'est une question politique d'une grande importance ". Et l'histoire faite avec cohérence montrera que son élaboration, au second congrès de 1920, n'advint pas pour des questions de querelle de mots, mais au cours d'une discussion qui portait sur le phénomène de la mise en mouvement des grandes masses révolutionnaires du premier après-guerre dans le monde entier.
Il ne s'agit pas d'une divagation mais cette affirmation sert à démontrer que le recueil de documents est la première étape du travail historique.
En réalité la tâche des faussaires devient moins dangereuse quand on traite de questions éloignées dans le temps, et les mensonges tendent à se disperser au fur et à mesure que les événements deviennent plus lointains ; et nous ne disons pas cela pour diminuer notre défaut de n'avoir pas pu traiter plus à fond le sujet vital dans nos réunions et dans notre presse, lequel défaut n'est pas dû à un manque de bonne volonté mais à un manque de forces et de ressources matérielles. Par exemple la presse elle-même du parti " italien " (en changeant une autre particule nous pourrions le désigner comme " parti non communiste italien ") a, en cet anniversaire, mis en circulation de nombreux documents que, il y a quelques années, elle n’aurait pas divulgués, nous pensons au moins aux articles historiques de l'Unità avant le 21 janvier et au numéro spécial de Rinascita ; articles dans lesquels on a mis en évidence les apports bien différents des différents groupes qui, à Livourne, étaient solidement unis. Ces documents sont très probants pour montrer que ceux qui ont dégénéré en abandonnant les positions de Livourne et à partir d'elles, et cela toujours plus gravement, sont justement les dirigeants, de 1923 à nos jours, du parti italien (oui, mais non, etc.) .
On a donc reproduit dans cette presse des documents de notre courant qui, après quarante ans, sont très utiles, comme ils ont été imprimés, pour démontrer ce que nous voulons démontrer : l'opportune dénonciation historique d'un danger de " révisionnisme communiste ", et ce non seulement pour l'Italie, mais pour toute l'Internationale, comme l'ensemble important de nos documents le rendra évident.
En fait notre vieux recueil de textes est assez riche – même si nous ne pouvons pas dire qu'il est complet – pour passer à l'exposition synthétique.
Et, alors que jusqu'ici une seule réunion, à Milan en 1955, avait été consacrée aux rapports entre la gauche italienne et l'I.C., et que les publications sur le sujet avaient été peu nombreuses, nous l'avons repris pleinement à cette réunion de Bologne de 1960.
Trame de la publication
Nous ne donnerons pas à notre travail le titre d'histoire de la gauche italienne et encore moins celui d'histoire du mouvement prolétarien italien. Si nous faisions ainsi nous trahirions un des caractères distinctifs les plus importants de notre courant : l'internationalisme. Il est clair que l'exposition doit partir chronologiquement bien avant la période 1919-1926 dans laquelle se déroula le débat au sein de l'Internationale Communiste avec le courant, ou la tendance, ou la fraction, ou l'opposition de gauche ; et ce sera un objet de l'étude que de donner l'importance qu'il mérite à chacun de ces quatre termes, de courant à opposition. Mais il ne serait pas juste de parler de gauche " italienne " et cela non parce qu'il y aurait eu de nombreux et importants groupes non italiens, mais parce que les questions controversées ne regardaient pas seulement l'Italie mais tous les pays du monde et le mouvement de toute l'Internationale.
La nécessité d'une introduction historique, même si elle donne un espace plus grand aux " antécédents " du mouvement ouvrier italien, ne peut se limiter aux seuls faits italiens mais elle doit remonter aux origines européennes et mondiales du mouvement. Nous ne trouvons pas non plus satisfaisant le terme de gauche marxiste parce que, s'il traduit bien notre fidélité absolue à la doctrine de Marx, il choque malheureusement à cause de la valeur corrompue qu'ont pris les termes en quarante ans de corruption ; dans cette ambiance les droites marxistes seraient les socialistes, et les gauches marxistes les communistes d'étiquette moscovite.
L'expression de gauche communiste elle-même n'est pas non plus satisfaisante, dans la mesure où, au sein des partis philo-moscovites, on parle aussi de " durs " et de " mous " et autres plaisanteries semblables. Sur le plan doctrinal, nous seuls pourrions nous appeler marxistes, communistes et mêmes socialistes, si l'on donnait aux termes une valeur rigoureuse, mais c'est justement l'histoire des faits qui est une des contributions les plus importantes à la lutte contre la confusion et contre les effets néfastes de la Babel politique d'aujourd'hui, de la classification et du rangement contemporains des partis dans les différents pays et dans le monde entier, où l'équivoque, l'hypocrisie et l'escroquerie font rage impunément.
Puisqu'un préambule trop long conduit à des inconvénients qu'il est inutile d'illustrer et puisque pour définir avec clarté notre position de façon que l'on ne puisse la confondre avec une autre il faut se référer à des origines classiques, l'organisation de notre récit des faits doit remonter aux textes de base de notre doctrine, de façon que dans le cours de notre travail il soit justement bien établi à quelles thèses et proclamations originales nous pouvons nous réclamer.
Dans un tel but nous nous rapporterons à un texte marxiste, connu et fameux, L'histoire de la social-démocratie allemande de Franz Mehring. Dans le cours historique il apparaîtra justement que le terme même de social-démocratie, pour donner satisfaction aux demandes de Marx, de Engels et de Lénine, devint caduc. Mais Lénine lui-même considère comme un stade essentiel dans la ligne historique unitaire du communisme révolutionnaire la tâche du grand parti allemand dans un cours donné de son histoire difficile. Mehring nous intéresse parce qu'à son tour il commence en posant des événements internationaux comme le fondement à partir duquel toute son histoire allemande se met en branle, et son introduction limpide est utile en tant que telle.
L'auteur explique comment on ne peut entreprendre un examen du mouvement socialiste allemand, déjà très puissant à son époque, sans le relier continuellement aux mouvements anglais et français, pour ne pas parler des autres ; et après sa prémisse, il passe à une brève description du tableau social de l'Allemagne de 1860. Si l'on voulait donner un tableau analogue de l'Italie de 1860 on devrait tenir compte des enseignements de l'histoire d'au moins toutes les grandes nations européennes dans lesquelles la lutte du prolétariat mondial moderne apparut avant qu'elle n'apparut en Italie.
Les dix premières années mettent ces mouvements en présence de ce qu'il est convenu d'appeler la première crise de méthode de la Première Internationale prolétarienne. Puisque Mehring, avec nous, dans la doctrine et dans l'histoire des luttes, remonte à la même origine du Manifeste des Communistes de 1847, il est logique d'avoir à l'esprit les différentes positions des " internationalistes " d'Allemagne et d'Italie dans la crise de 1871 qui suivit la défaite de la Commune de Paris.
Pensons donc à prendre chez Mehring la présentation du conflit, au Congrès de La Haye de 1871, entre marxistes " autoritaires " et bakouninistes " libertaires " parce qu'il importe de partir de la position des Allemands, tous du côté de Marx, et des Italiens, pratiquement tous du côté de Bakounine.
Cette division n'existe pas en soi, mais elle est logiquement suivie par toutes les suivantes et ce fait sera le fil conducteur de notre thème. Comme nous l'avons cent fois dit et écrit, les " autoritaires " ont la conception correcte de la révolution prolétarienne et communiste, alors que les libertaires sont du côté des conceptions qui lors d'une série de vagues se déformèrent, et que, à tour de rôle, nous appelâmes opportunistes, petites-bourgeoises, immédiatistes.
Même la crise allemande qui ne tardera pas à occuper le vaillant Mehring doit être jugée ainsi : Lassalle dans le camp immédiatiste contre les marxistes qui furent par la suite appelés eisenachiens quand la séparation se dessina.
En cherchant en Italie le filon d'origine de notre courant, comme nous l'avons rappelé ici même récemment dans notre étude sur l'Extrémisme de Lénine, nous nous rattacherons à l'article de Frédéric Engels dans la Plebe de Bignami en 1874 (Almanach édité à Lodi) , et à partir de cette directive nous opposons à notre filon - que nous appellerions ombilical – les anarchistes (individualistes et communistes) et (à la transition des deux siècles) les syndicalistes-révolutionnaires.
Les questions centrales sont celles du parti et de l'État, et elles le seront au temps de la formation, à partir de l'écroulement de la Deuxième Internationale, de l’Internationale de Lénine. Toute la question est renfermée en ces mots de 1874 cohérents avec la formule de 1847. Nous sommes autoritaires et étatistes comme Engels, et dans le sens duquel le furent Marx lui-même, et Lénine.
Dans cet écrit fameux Engels dit : " une révolution est certainement la chose la plus autoritaire qui soit ; c'est l'acte par lequel une partie de la population impose sa volonté à l'autre partie au moyen de fusils à baïonnettes et de canons, moyens autoritaires s'il en fût jamais ; et le parti (notez bien qu'il s'agit du parti) victorieux, s'il ne veut pas avoir combattu en vain, doit poursuivre cette domination au moyen de la terreur que ses armes (du parti) inspirent aux réactionnaires. "
Marx, de son côté, dans ses commentaires à Etatisme et Anarchisme de Bakounine, écrit : " Le prolétariat, une fois le pouvoir bourgeois abattu, doit adopter des moyens violents, c'est-à-dire gouvernementaux ", puisque pour supprimer toutes les classes, les classes non prolétariennes doivent être " violemment éliminées, ou transformées, et le processus de la transformation violemment accéléré. " Donc les classes non capitalistes, mais moyennes, doivent être dans la période de transition non pas persuadées, comme le voudrait l'anarchisme et l'éducationnisme mazzinien, mais transformées par une pression violente de l'État. Depuis la polémique de 1871 on trouve donc intactes de même que magnifiquement revendiquées par Lénine quarante années après : la fonction du parti politique révolutionnaire chez Engels et la dictature et la terreur prolétariennes, la fonction de l'État prolétarien chez Marx.
C'est seulement la voie de Marx et Engels qui conduit à la disparition des classes en lesquelles la société actuelle est divisée et, après la période de transformation dans laquelle le parti manie la force de l'État, à la disparition de l'État lui-même et de toute forme d'État.
Cependant Lénine sur cette ligne lumineuse précisera plus clairement que toutefois les anarchistes eurent le mérite de prévoir, même si ce fut dans une dynamique erronée, la fin de l'État face à la vague opportuniste opposée, elle-même d'origine impure et petite-bourgeoise, qui voulait rendre éternel comme moyen du socialisme l'État démocratique et populaire, dont Marx disait que c'était une aberration de son élève W. Liebknecht.
Tout notre travail tend à tisser, à partir de ces points de départ depuis lesquels un siècle a déjà été parcouru, un chemin continu, sûr et inflexible.
La grave question de la tactique
La réponse qui nous est habituellement donnée est venimeuse : vous autres, gauches , vous voulez un chemin inflexible sur la route des principes révolutionnaires : Lénine vous a condamnés en exigeant que la tactique soit flexible.
C'est le thème sur lequel nous nous sommes largement expliqués dans le travail cité sur l'Extrémisme. Il s'agit d'établir en quoi consistent les principes et en quoi consiste la tactique. Nous croyons avoir suffisamment développé notre réponse à ce piège qui a tant servi à escroquer le prolétariat. La pensée de Lénine est celle-ci : celui qui sait être inflexible sur les principes, et seul celui qui sait l'être, pourra être élastique dans les choix des moyens tactiques.
Notre mérite, s'il nous est permis d'utiliser un tel terme, dans notre réponse à Lénine lui-même, il y a quarante ans, fut d'observer que la concession d'une grande liberté de choix entre les différentes tactiques, l'apologie de l'élasticité, contenaient en soi un danger énorme : des groupes et des partis entiers pourraient se servir d'une telle faculté pour oublier de respecter les principes et (frauduleusement ou non peu importe, c'est une question d'éthique subjective) retomberaient dans la transgression des principes que Lénine avait sauvé dans leur intangibilité. C'est malheureusement ce qui est advenu à travers un usage mensonger de faussaire de ce que Lénine aurait, au dire de tels gens, permis.
Avant donc de faire l'histoire des points de désaccord tactique, à propos desquels incontestablement il surgit des controverses entre Lénine et nous, les gauches, on doit bien clarifier quelle est la frontière entre les principes et la tactique, entre le devoir d'être rigide et la faculté d'être flexible.
Dans l'histoire du parti bolchevik, parmi les pages magnifiques, il y en a une qui est la lutte contre les " éclectiques " du mouvement révolutionnaire. Ceux-ci disaient précisément que l'on pouvait évoluer librement d'une doctrine idéologique à l'autre, pourvu que l'on atteignît, dans l'agitation des foules, le but politique du moment, disons la chute du régime tsariste. Les bolcheviks avaient fièrement combattu cette version non originale de la trahison opportuniste, en défendant la nécessité absolue de la doctrine du parti et de la révolution dont ils avaient toujours été, Lénine le premier, les plus jaloux défenseurs.
Quand, lors d'un des congrès de Moscou (Lénine était déjà mort) , nous donnâmes à notre critique décisive de la tactique de l'Internationale la forme d'une accusation d'" éclectisme ", nous vîmes les camarades russes se lever indignés. Vous pouvez parler, nous crièrent-ils, d'élasticité mais jamais d'éclectisme. Il s'agissait pour eux d'un mot qui avait un goût d'injure. Nous n'entendions pourtant pas alors les injurier.
Mais que les quarante années de désillusion ont-elles prouvé ? Que l'élasticité mal comprise dans la tactique a conduit au pire et au plus honteux éclectisme dans les principes !
Ceci est-ce un doctrinarisme inutile dans les formules, les termes et les mots ? N'est-il pas au contraire clair que, alors que nous usions peut-être à cette époque d'une méthode critique, il s'agit aujourd'hui d'un bilan de faits historiques positifs qui ne laisse plus aucun doute ?
Le témoignage de Lenine
Prenons dans le discours de Lénine du 1° juillet 1921 au troisième congrès de Moscou, " En défense de la tactique de l'I.C. ", ce passage qui pose le problème de façon suggestive.
" Les principes ne sont pas le but, ils ne sont pas le programme, ni la tactique, ils ne sont pas non plus la théorie. La tactique et la théorie ne sont pas les principes. "
A tout moment on discourt de la théorie, des principes, du but, du programme du parti communiste et de sa tactique. Lénine enseigne ici que ce sont des choses différentes l'une de l'autre, des aspects différents, des moments différents de la fonction du parti. Quelle est la délimitation précise entre l'un et l'autre de ces aspects ou moments ? Lénine ne développe pas ici toute la question et c'est à un ensemble d'autres textes que la réponse doit être demandée.
Le passage en question nous offre seulement un exemple très utile qui permet d'éliminer le doute sur la question de savoir si au moins deux de ces termes, but et principes, pourraient avoir la même valeur. Cela pourrait sembler exact du point de vue formel. Pensons au parti républicain. Son principe affirme que le meilleur des régimes politiques est la république. Son but est d'amener tout Etat à la forme de république. La république est le principe et le but du républicain.
Mais la pensée des républicains – que nous n'avons choisis que comme exemple commode – et, si l'on veut, leur théorie, ne sont pas dialectiques mais métaphysiques et idéalistes.
Il est facile de voir que pour le communiste dialectique l'identité n'est pas immédiate entre but et principe, comme cela le serait de la Liberté pour le libéral, catégorie abstraite habituellement hors du cours historique réel.
Lénine avec sa clarté limpide dit : " Qu'est-ce qui nous distingue des anarchistes sur le terrain des principes ? Les principes du communisme consistent dans l'instauration de la dictature du prolétariat et dans l'application de la contrainte étatique durant la période de transition. Il s'agit des principes mais non du but du communisme. "
Voilà toute la citation lumineuse. Nous chercherons à expliquer le reste.
1. Les paroles de Lénine sont en substance les mêmes que celles d'Engels et de Marx dont nous avons tiré profit peu avant : " armes comme moyens autoritaires ... terreur qu'inspirent les armes du parti victorieux qui poursuit sa domination. " - " le prolétariat après avoir abattu le pouvoir bourgeois doit adopter des moyens violents, c'est-à-dire gouvernementaux. "
2. Les principes sont immuables et l'on ne peut y déroger ; autrement comment les thèses de 1871 convergeraient-elles avec celles de 1921 et avec celles de ... 1961 ?
3. Pourquoi ces principes ne sont-ils pas ceux des anarchistes ? Parce que pour eux c'est une thèse de principe que le prolétariat, sans période de transition, après la révolution, ne doit avoir ni pouvoir, ni gouvernement, ni domination, ni dictature et surtout pas, ce serait pire encore, au moyen du parti.
4. Pourquoi ces principes du communisme n'en sont-ils pas le but ? Parce que par but nous entendons le point d'arrivée de tout le cycle qui conduira à la société nouvelle, celle dans laquelle il n'y aura plus ni classes, ni Etat, ni Pouvoir, ni Gouvernement, ni domination politique, parce que toutes ces relations n'existent qu'entre une classe et une autre. Et donc, alors que toutes les choses citées ci-dessus nous séparent des anarchistes sur le terrain des principes, nous avons en revanche avec eux des buts finals communs.
Jusqu'ici Lénine nous a conduits directement avec le passage examiné. Il reste à examiner les autres termes énumérés par lui pour établir que ce sont des catégories bien distinctes entre elles, et en donner la valeur sans être trop prolixes.
Série des catégories
Posons nos catégories dans cet ordre : Théorie – Principes – Programme – Tactique.
La théorie - ou doctrine - du parti traite de l'histoire des sociétés humaines et de ses enchaînements. Font partie de la théorie du parti le matérialisme historique ou dialectique, le déterminisme historique, la lutte entre les classes, le conflit entre formes de propriété et forces productives, la série des formes de production, et dans ses derniers chapitres la science de l'économie capitaliste et la genèse, à partir de sa rupture, de la société communiste.
Les principes du parti sont les phases de la doctrine historique qui correspondent à la lutte et à la victoire du prolétariat moderne.
La théorie caractérise le parti non moins que ses principes qui sont compris en elle. Mais Lénine a raison de dire que les principes ne sont pas la théorie : ils n'en sont que la phase contemporaine. Font également partie de la théorie du parti l'explication classiste de la révolution bourgeoise libérale, l'abolition de la servitude féodale et la victoire de la démocratie parlementaire, mais tout ceci ne fait pas partie des principes du communisme.
La théorie est la chair et le sang du parti non moins que ses principes. Si nous voulons le lire dans Lénine et, à travers lui, dans Marx et Engels, nous pouvons choisir le classique Que Faire ? de 1902. Ici Lénine se bat contre la tendance de la " liberté de critique ", prenons le paragraphe intitulé " Engels et l'importance de la lutte théorique ". Lénine, contre les défenseurs de la liberté de pensée, se lève gigantesque en ces pages pour défendre " le dogmatisme, le doctrinarisme ", ridiculisés par les libres critiques qui protestent contre la momification du parti !
Nous ne pouvons pas tout citer. " La fameuse liberté de critique ne signifie pas le remplacement d'une théorie par une autre, mais signifie la liberté vis-à-vis de toute théorie cohérente et pondérée, elle signifie éclectisme et manque de principes ". Voici que nous trouvons le moment à partir duquel fut déshonoré l'éclectisme dont nous parlions il y a peu. Voici comment, à des distances de demis siècles, les anneaux de la théorie et des principes se soudent parfaitement ! Lénine déplora que l'on méprisât la théorie pour vanter la pratique. Ecrit-il pour 1902 ou pour aujourd'hui, 1961 ? " Quiconque a une connaissance, même limitée, de notre mouvement, ne peut pas ne pas voir que la grande diffusion du marxisme a été accompagnée d'un certain abaissement du niveau théorique. De nombreuses personnes, dont la préparation théorique était minime et même nulle, ont adhéré au mouvement en vertu de son importance pratique et de ses progrès pratiques. " N'est-ce pas là la charogne géniale qui se remplit la bouche, autour de nous, d'adhésion au " marxisme-léninisme " ?
Les opportunistes de l'époque faisaient ce que font ceux d'aujourd'hui. Ceux-ci spéculent sur la phrase de Lénine selon laquelle la tactique doit être élastique, ceux-là jetaient à la tête de Lénine la phrase connue de Marx : " Tout pas en avant du mouvement réel est plus important qu'une douzaine de programmes. " Nous traitons d'escrocs ceux qui citent aujourd'hui Lénine, comme il nous a appris à le faire lui-même. Donc nous avons cherché où, quand, pourquoi et dans quelle construction Lénine eut ces mots sur lesquels une spéculation historique si vaste et si effrontée est née. En fait Lénine écrit : " Répéter ces mots historiques de Marx en un moment de débandade théorique (celle d'aujourd'hui est vingt fois pire que celle de la Russie de 1902 !) c'est comme crier, à la vue d'un cortège funèbre : bon anniversaire ! Ces mots de Marx sont extraits de sa lettre sur le programme de Gotha dans laquelle il condamne catégoriquement (italiques de Lénine) l'éclectisme dans l'énonciation des principes. '' S'il est nécessaire de s'unir – écrivait Marx aux chefs du parti – faites des accords dans le but d'atteindre les objectifs pratiques du mouvement, mais ne faites pas de commerce des principes, ne faites pas de '' concessions '' théoriques. '' "
Et Lénine conclut : " Voilà quelle était la pensée de Marx, et parmi nous l’on trouve des gens qui, en son nom, tentent de diminuer l'importance de la théorie ! ".
Sans suivre le texte, qui se réfère à la pensée d'Engels sur les trois formes de la lutte prolétarienne, économique, politique et théorique, les reliant génialement à l'Angleterre, la France et l'Allemagne avec la célèbre image du prolétariat héritier de la philosophie classique allemande que, en d'autres occasions, nous avons expliquée, nous, à notre tour, nous conclurons en rappelant qu'en Italie les renégats rentrèrent une fois le fascisme battu (mais pas par eux) en disant : vous regretterez de traiter des questions de théorie au milieu des masses (paroles avec lesquelles ils croyaient s'être libérés pour toujours de la coriace gauche italienne) ; nous conclurons de la même façon en rappelant notre récent exégèse de l'Extrémisme avec les mêmes paroles : " Voilà quelle était la pensée de Lénine, et parmi nous l’on trouve des gens qui, en son nom, tentent de diminuer l'importance de la théorie ! ".
Avec ce qui a été dit, la valeur des trois premiers moments ou catégories – théorie, principes et buts du parti – a été clarifiée. Le " but " est la société communiste dans ses claires caractéristiques opposées à celles des sociétés de propriétés privées du passé ; et même cet aspect de la position du parti est fondamental et essentiel : notre mouvement actuel y consacre, toujours sur la ligne des textes classiques, un travail de premier plan.
Programme et tactique
Ce sont des choses différentes, dit Lénine, que la théorie, les principes et le but. Mais naturellement ils sont strictement liés dans la fonction du parti. Cherchons à délimiter sobrement ces deux derniers secteurs parce que notre thème est l'histoire du dernier, la tactique.
Notre rappel à Lénine, et de Lénine à Marx, nous a reconduits à l'idée du Programme. Il s'agissait de celui du parti allemand, pour le congrès de Gotha, et le projet en fut soumis à Marx, comme celui du congrès d'Erfurt en fut soumis à Engels.
La critique que Marx en fit fut tellement âpre, plus que sévère, que le même Engels toléra que le texte de la lettre ne fût pas rendu public pendant de nombreuses années, et il en ôta les réprimandes de caractère personnel.
Ce qui nous importe et que nous pouvons dire, sur la foi de Lénine, c'est que les critiques frappaient les contradictions entre le programme et la théorie générale du parti, et sa partie qui contient les principes qui régissent le passage à la victoire de classe du prolétariat.
Le programme n'est pas la théorie et les principes, mais il ne peut pas contredire la théorie et le système des principes du parti.
Par exemple, l'expression " libre Etat populaire " (Freivolksstaat) est expulsée par Marx du programme parce qu'elle renie les principes et dément la théorie. L'Etat d'aujourd'hui est l'organe de classe de la bourgeoisie qui nous opprime, et s'il devient libre alors croît sa liberté de se foutre de nous, nous prolétaires et communistes. Voilà la grandeur de la dialectique de Marx.
Qu'est donc le programme ? Il est la perspective de l'action prochaine, au sens historique et certes pas cancanier, du parti. Le programme regarde l'action pratique, mais il se suicide s'il admet une action pratique qui nie la théorie et admet la victoire de l'ennemi contre notre classe.
L'Internationale se trouva devant une question. Le programme doit-il être national ou international, européen au moins ? A Gotha il s'agissait d'un programme national allemand pour la lutte livrée par le parti allemand. Cependant, pour Marx, les étapes du programme " politique " ne pouvaient être en contraste avec les principes de la doctrine qui avait déjà formé l'avant-garde du prolétariat allemand.
Par exemple, dans la Russie de 1902 le Que Faire ? de Lénine se termine par le projet de la scission du parti social-démocrate. Un peu plus tard, une fois faite la scission en 1903 (elle fut faite glorieusement à temps !) , le programme est celui que Lénine développe dans Les deux tactiques ... ; et la formule est la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et des paysans. En 1917 elle deviendra, comme dans les principes immuables, dictature du prolétariat et pouvoir des Soviets.
En 1919, en Italie, nous avions sur pied le programme social-démocrate de Gênes de 1892. Il s'agissait de le changer. La scission n'est possible et utile qu'avec le nouveau programme, puisque " celui qui n'accepte pas le programme n'est pas dans le parti ".
Le programme que nous donnâmes au parti à Livourne en 1921 contenait des points de nature non pas nationale mais internationale. Telle fut la revendication de la gauche.
Les ordinovistes ne le comprirent peut-être pas, mais ils l'appuyèrent. Ils le firent mal puisqu'ils eurent l'idée poussive de mettre dans le Programme les autonomies régionales, la question méridionale et semblables idéologies dénuées de sens.
Mais nous fûmes en règle avec l'I.C. puisque nous avions fait passer à Moscou, avec le puissant appui de Lénine (pourquoi les tartuffes ne rendent-ils pas publics les procès verbaux de cette commission ?) , la 15° condition d'admission.
" Les partis qui ont jusqu'à maintenant conservé leurs anciens programmes socialistes sont maintenant obligés de changer dans les plus brefs délais ces programmes et d’élaborer un nouveau programme communiste dans le sens des délibérations de l'I.C. "
En polémiquant on pourrait nous reprocher de ne pas avoir rapporté ici, et d'avoir alors omis, l'incise de la dite condition " en un mode correspondant aux conditions spéciales du pays. "
Nous répondons qu'en 1921 les conditions de l'Italie étaient celles d'un pays capitaliste moderne parfait où le programme du prolétariat devait être la lutte pour la dictature communiste.
Les charognes sont là – quoiqu’ils n'aient jamais osé écrire un tel programme en son entier, lequel aurait eu pour nous l'avantage de prouver qu'ils avaient répudié celui de Livourne - à dire que le fascisme a montré que nous sommes dans une Italie arriérée.
Voilà où finissent les charognes qui se vantent de nous avoir laissés en arrière dans leur rénovation de Marx et Lénine ; ils reculent de façon épouvantable, eux et leur chère Italie, de plus de quarante années d'histoire, et il ne faudrait pas dire que ce sont des gens sans principes, ni qu'ils ont fait le commerce, un commerce de putain, des principes, de la théorie, des buts communistes et du programme marxiste.
Et nous sommes ainsi arrivés à la catégorie finale, celle de la tactique.
Non sans avoir rappelé que nous obtînmes de Lénine et du congrès la classique 21° condition : " Ces membres du parti qui repoussent par principe les conditions et les thèses de l'Internationale Communiste doivent être expulsés du parti. "
Nous ici, au nom du parti de toujours, stigmatisons les personnes qui en ont été expulsés, selon les tables, selon les préceptes de Lénine et de Marx. Expulsés parce que domestiques du capital bourgeois.
Les questions de tactique
Donc, après avoir mis en ordre et défini les " catégories " dont nous avons parlé en suivant la démarche de Lénine (Théorie – Principes – But – Programme) venons-en à bien circonscrire et définir la dernière : la Tactique.
Il serait insuffisant de faire entre les autres catégories et cette dernière, très importante et très délicate, la distinction formelle suivante : la Théorie, le But, les Principes, le Programme du parti sont obligatoires pour tous les inscrits et toutes les sections de l'Internationale – en revanche les directives tactiques sont facultatives, c'est-à-dire que chacun, à leur propos, peut penser et proposer diverses solutions.
Si nous commettions une telle erreur de simplisme nous glisserions dans une erreur dans le domaine d'une autre des catégories fondamentales du parti communiste international : l'Organisation.
Dans le marxisme comme dans le léninisme, et puisque de façon fondamentale et vitale une telle doctrine historique et unique s'oppose à l'opportunisme petit-bourgeois, c'est-à-dire anarcho-immédiatiste et révisionniste social-démocrate, le fondement de la structure organisative du parti communiste est la discipline ainsi que la centralisation. Ces conditions se résolvent dans l'unité d'action sans laquelle, pour nous déterministes, l'unité d'idéologie et de pensée perdrait tout sens. Le parti est cette organisation au sein de laquelle n'agissent ni la liberté d'opinion ni la liberté de conduite. Une telle liberté subjective et personnelle est en contradiction avec notre objectif historique, c'est-à-dire qu'elle n'existe pas dans la société communiste dans laquelle le problème de se libérer de la nécessité se pose pour la première fois dans l'histoire dans la mesure où elle n'a plus pour sujet l'homme-personne mais l'homme-espèce.
Dans le domaine des choix tactiques, donc, il n'y a pas de liberté pour un militant, mais il n'y en a non plus ni pour une section locale vis-à-vis du parti national, ni pour un parti vis-à-vis de l'Internationale.
Les questions de tactique ne sont donc pas résolues à l'échelle locale (individuellement la chose n'est même pas pensable) , ni même à l'échelle nationale. Leur solution doit venir (même dans les cas où elle n'est pas uniforme pour toute l'Internationale) toujours du centre mondial.
L'inverse d'une telle position marxiste est celle qui s'appelle, d'un terme louche, autonomisme. Selon un tel principe, tout groupe local décide ses manœuvres, les met en œuvre et jouit du même privilège à l'exemple du groupe parlementaire ; et tout parti devrait en jouir dans l'Internationale. C'est la digne version de la vile norme bourgeoise selon laquelle tout pays décide de ses " affaires intérieures " sans contrôle de quiconque au-delà de ses frontières. Le socialisme vieille manière avait pour vaine devise : les socialistes ne font pas de politique extérieure ; le communisme révolutionnaire et authentiquement marxiste-léniniste, le vrai, celui de 1919, disait : les communistes ne font pas de politique intérieure.
Donc la distinction exacte n'est pas que dans la tactique " chacun fait comme il veut ". Pour nous matérialistes la possibilité de se mouvoir unis naît sur le terrain de l'action, elle passe seulement après dans le domaine des opinions.
La distinction au contraire est autre : les questions de tactique sont celles qui peuvent être résolues de façon non unique, mais multiple et au moins double, sans que ne soit brisé le lien direct avec la théorie, les buts, les principes et le programme du parti. Mais celui qui évalue le choix et le met en œuvre est toujours le centre, c'est-à-dire l'organe du parti qui répond à la plus large base territoriale (avant la revanche des charognes, la base était la totalité de la planète) , sans entrer maintenant dans la discussion sur les structures organisatives, telles les polyarchies, les oligarchies, pire les ignobles sommets modernes et sans aborder la question de la personne des chefs.
Incompatibilité avec le parti
Nous ne dirons donc pas que ne peut pas rester dans le parti celui qui n'en partage pas la doctrine, les principes et le programme mais que peut y rester celui qui n'en partage pas la tactique ; une fois la thèse mise sous cette forme de code personnel, on en conclurait que le parti a une théorie, un but, des principes et un programme mais n'a pas de tactique et qu'il s'en fabrique une selon les conditions, de façon que les individus et les groupes, plutôt que de faire comme ils veulent, doivent cependant être prédisposés à recevoir et à mettre en pratique dans leur action n'importe quelle tactique que le centre aurait " décidée ".
Ceci signifierait que la tactique est secrète, une chose aussi folle que de dire que la tactique est libre.
Nous espérons que l'on ne se dit pas immédiatement que nous sommes en train d'exposer la manière de considérer les questions tactiques justement propres à la gauche, disons celle des thèses de Rome de 1922, et donc opposées à celle de Lénine.
Nous le montrerons immédiatement en revenant un moment à la vingt-et-unième condition d'admission citée il y a peu : " doivent être expulsés du parti ces membres qui repoussent par principe les conditions et les thèses de l'Internationale Communiste. "
Donc le caractère obligatoire – le terme n'est pas à éviter puisque nous l'avons tant de fois vu adopté par Lénine lui-même – ne se limite pas aux principes et au programme mais s'étend à toutes les thèses et aux conditions d'admission mêmes de 1920. Dans ces documents historiques il y a indubitablement des énonciations fondamentales de doctrine, de principe et de programme, mais il y aussi des solutions, des indications et des normes véritablement tactiques. L'opération historique qui se déroula de la tristement célèbre année 1914 à 1919 et 1920 avec la constitution de la Troisième Internationale fut une opération purement pratique que nos cordiaux ennemis ordinovistes appelleraient concrète : tailler dans le vif de l'ancienne vieille Internationale qui avait fait faillite et de ses sections, puis en tirer la nouvelle formation révolutionnaire. Un tel processus historique grandiose ne pouvait être laissé aux initiatives et caprices locaux, et pire " autonomes ", mais devait être dirigé avec des normes générales, européennes et mondiales, et l’on devait imposer d’obéir à ces normes, bien que transitoires dans le temps et liées au tournant de ces années, tout autant qu'aux tables théoriques du parti énoncées en 1847 et valides comme telles encore aujourd'hui.
Ce fut pour cette raison que, parmi les grincements venimeux des traîtres, Moscou, c'est-à-dire le mouvement mondial révolutionnaire, ordonna en un profil rigoureux non seulement la théorie et les principes mais également la manœuvre grandiose de sélection qui se déroulait dans tous les pays et contre toutes les bandes de traîtres opportunistes, et les exceptions troubles soulevées de divers côtés sous le prétexte habituel et spécieux des aspects particuliers, des conditions spécifiques et originales de tel ou tel pays, furent brisées sans hésitations et avec une méthode unique et dictée de façon centralisée.
Les deux premiers congrès de Moscou
Puisque aujourd'hui on se noie dans la fange déversée par les traîtres pour lesquels l'autonomisme d'un Nenni de 1921 et d'aujourd'hui n'est en rien différent des différentes voies nationales au socialisme proclamées par Khrouchtchev au vingtième congrès et prêchées (avec une concorde autant spontanée que servile) par les Togliatti de toutes les Italies, il sera bon de voir rapidement quel ensemble formèrent les décisions du premier et du deuxième congrès de Moscou (1919 et 1920) et comment naissaient d'elles une vision unitaire et organique de notre doctrine et de notre action.
Premier Congrès. Thèses de Lénine sur la démocratie bourgeoise et dictature prolétarienne, Plate Forme de l'Internationale Communiste. Ces deux résolutions développent pleinement la question de doctrine et les principes du parti sur la destruction de l'État bourgeois et la conquête du pouvoir prolétarien telle qu'on la trouve dans l'État et la Révolution de Lénine et dans les textes fondamentaux du marxisme. Nous sommes en plein dans le domaine des principes généraux, liés à la situation historique qui suivit la première guerre mondiale.
Résolution sur les courants socialistes et la conférence de Berne des social-traîtres. Ici on met au premier plan la question de la reconstitution du parti révolutionnaire en stricte relation avec la théorie, et avec le jugement des deux armées des social-patriotes ; thèses depuis lors classiques : d'un côté les social-patriotes, sbires déclarés des bourgeois, comme ceux qui assassinèrent Liebknecht et Luxembourg, et de l'autre les dangereux centristes qui nient la doctrine prolétarienne dans son universalité (c'est-à-dire qu'ils font ce que font aujourd'hui les gens du Kremlin) . Ce n'est pas par hasard que Lénine les définit du terme de social-pacifistes.
Les thèses sur la situation internationale et la politique de l'Entente se réfèrent à un moment historique donné mais leur construction est valide en général. Elles répètent la condamnation du pacifisme et de la Société des Nations – le pacifisme de Moscou et de l'O.N.U., de Washington aujourd'hui.
La résolution sur la terreur blanche rattache la défense impitoyable de la bourgeoisie et de ses privilèges non pas à des formes pré-bourgeoises comme on le fit par la suite avec le fascisme italo-allemand, mais à l'impérialisme des pays démocratiques de l'Entente, et elle indique comme seule issue le renversement du capitalisme.
Au Deuxième Congrès, l'adoption des statuts confirme à nouveau les positions de principe et dicte à la fois les normes d'action et celles d'organisation de la nouvelle Internationale. Les " conditions d'admission " très connues ont un caractère de principe et de tactique, sans compter qu'elles ont en plus un caractère d'organisation. Il y en a qui traitent de l'activité dans les syndicats, du travail illégal, de la question coloniale.
Les thèses sur les tâches principales de l'Internationale et celles sur les tâches du parti communiste dans la révolution prolétarienne traitent de points généraux de principe et dans le même temps passent en revue la situation de la lutte pour la dictature dans tous les pays, spécialement d'Europe, avec des normes précises pour l'action dans les principaux pays.
Les thèses qui suivent semblent de nature " tactique " au moins dans la mesure où elles traitent de secteurs spéciaux de l'action du parti. Mais toutes sont conduites dans un lien strict avec les positions de doctrine et de principe. Mouvement syndical ; conseils d'usine ; on y trouve la norme pour le travail partout où l'on trouve des ouvriers organisés sur le terrain économique, mais dans le même temps une critique totale de la vision immédiatiste et réformiste de ces tâches. Lénine y ajouta une de ses contributions classiques ; les " ordinovistes " ne l'ont jamais digérée. Les conseils d'usine (thèse 5) non seulement ne peuvent pas remplacer le parti mais ils ne peuvent même pas remplacer les syndicats. Notre tâche est de " soumettre les syndicats et les conseils au parti communiste. "
Les thèses nationales et coloniales, avec le supplément de Lénine, règlent une question théorique grandiose et suscitèrent un fécond débat de principe contre des éléments centristes. Il s'agit du thème tactique, c'est certain, mais l'on voit encore que la tactique n'existe pas en soi mais s'appuie sur les principes.
Nous avons rapporté et traité de nombreuses fois les thèses sur le parlementarisme. Le débat avec la gauche conduisit à la conclusion suivante : nous sommes tous en principe sur le même terrain, détruire, saboter le parlement. Effectivement c'était alors un problème tactique de savoir si une telle destruction pouvait se faire autrement que de l'extérieur, également de l'intérieur. Nous nous battîmes contre cette dernière solution. A Bologne, au congrès italien, cette idée grandiose de Lénine avait été énoncée par le malheureux Nicola Bombacci , envoyez-moi au Parlement, dit-il, et j'y porterai le souffle de l'action révolutionnaire ! Malheureusement l'histoire a montré ce qu'il advint de cet homme qui se vantait en 1920 de comprendre Lénine mieux que nous. Et Boukharine ne put répondre à notre requête de nous montrer un bilan du parlementarisme communiste qui ne se fût pas conclu par une faillite.
Thèses agraires. On pourrait dire la même chose que pour les thèses nationales. Elles étaient des résolutions à effet et action pratiques et directs, mais on ne pouvait pas éviter de développer le débat sur les principes.
Il est ainsi bien clair que tout cet ensemble de normes, dont le respect fut prescrit comme condition pour pouvoir militer dans le mouvement, touche toute la gamme des sujets dans lesquels se forme la vie du parti, de la doctrine à l'action ; et il fixe la tactique du parti à l'époque historique sur une ligne qui devait être respectée en tout lieu et dans toutes les nations. Ces décisions eurent leur reflet direct sur le procès de formation des partis communistes et, à travers lui, sur la lutte du prolétariat. Le bilan que l'on peut faire aujourd'hui pourra dire si le choix qui a été fait était le meilleur, mais surtout il ne peut exclure le fait que la tactique normative doit être unitaire et constante dans le parti révolutionnaire, et ne peut être une chose passée sous silence ou négligée.
La tactique dans l'utilisation de la force
Pour fixer les idées, sans recourir à un bagage qui se prête à l'habituelle critique superficielle de doctrinarisme inutile, sur la distinction entre les questions qui ressortissent au domaine tactique et celles qui ressortissent au domaine théorique, prenons une question centrale puisqu'il s'agit de la tâche du parti : l'emploi de la violence armée. De toute évidence, au premier abord, il s'agit d'une question de principe qui d'habitude se résout de deux façons : admission de l'usage de la violence, exclusion de l'usage de la violence. Vue comme telle, la question de principe ouvre un abîme entre deux partis : le parti social-démocrate et le parti communiste.
Historiquement, dans les grandes discussions, comme à Bologne en 1919, nous n'avons pas été assez simplistes au point de dire : les socialistes démocratiques interdisent l'usage de la force armée, nous, nous admettons cet usage et lui seul. Nous fûmes alors bien plus proches de la réalité historique, et nous dîmes : la violence de classe est à l'ordre du jour de l'histoire et personne ne parle de refuser d'en faire usage de façon absolue ni dans aucune éventualité. Seul alors Gandhi niait toute violence personnelle et collective, d'État ou de classe, lui et les rares champions du principe idiot de la non résistance au mal. Qui appelle chrétien un tel principe diffame le Christ qui disait : je ne suis pas venu apporter la paix mais la guerre .
Les social-pacifistes, adversaires de la guerre de classe, pour le prolétariat et pour la voie au socialisme, étaient les mêmes qui en 1914 avaient été pour la guerre impérialiste bourgeoise et pour ses fleuves de sang. Nous citâmes des exemples innombrables d'hommage au recours à la force par des réformistes et même par des radicaux et libéraux bourgeois, comme celui durant la guerre italienne aux côtés de la Triple Entente pour laquelle Turati aurait pris le fusil ; et le cas récent des mouvements antifascistes, dans lesquels on a fait, prêtres y compris, l'apologie du bellicisme civil, complète l'analyse d'alors.
Tous sont donc pour la violence, dîmes-nous ; le problème historique est tout autre : de quel côté de la barricade seront-ils ? Et nous invoquâmes l'expulsion de nos rangs non seulement de ceux qui auraient refusé l'arme de l'insurrection ouvrière, mais de ceux qui l'auraient employée pour la répression bourgeoise comme dans les tragédies de Berlin, Munich et Budapest.
Car le social-traître se caractérise par le fait de dire : la violence pour la lutte de classe et le socialisme doit être condamnée, mais elle doit être permise s'il s'agit de sauver la démocratie et la liberté bourgeoise, le parlementarisme, la constitution, le statut.
Qui doit l'utiliser ? Il ne sert à rien de faire la différence entre celui qui confère son usage au seul Etat, et celui qui pense que l'État doit autoriser son emploi à un parti légal qui voit la légalité menacée par un autre parti. Ce comportement d'un radicalisme à la Don Quichotte caractérise hier et aujourd'hui les renégats dans nos rangs.
Nous, en fait, nous revendiquons la violence pour qu'elle soit utilisée contre l'État, non pas si celui-ci trahit ses normes traditionnelles mais bien parce qu'il leur est fidèle. La violence est l'arme normale de la politique du parti.
Du reste, en quels cas l'usage de la violence comme politique de l'État est-il normal ? Ce sont les théoriciens de l'art militaire qui nous le disent : la guerre est un prolongement de la politique (Clausewitz) , c'est-à-dire une continuation de la politique de l'État envers les autres États qui se fait, en temps de paix avec la diplomatie avouée et secrète.
L'État qui passe de la paix à la guerre fait une déclaration solennelle, mais aujourd'hui, plus efficacement, il prend l'habitude de tirer d'abord et puis d'avertir l'ennemi.
Le Parti, et le parti de classe, admettent et ne nient pas la guerre de classe. En un certain sens il n'est pas toujours en état de guerre de classes déclarée : la lutte de classe en des phases historiques données se déroule en un Etat de paix civile. Et la guerre insurrectionnelle intérieure est " le prolongement " de la lutte de classe de type pacifique.
La question de principe peut être posée ainsi en termes brefs. Pour le réformiste, le socialiste humanitaire, la lutte de classe doit être seulement et toujours pacifique (thèse qui sous-entend que ceci vaut depuis que la bourgeoisie a proclamé son régime démocratique, mais si une telle proclamation est menacée la violence revient sur scène parce qu'elle fut " légitime " pour fonder le régime bourgeois) .
Le communiste marxiste révolutionnaire dit au contraire : la guerre civile est la forme nécessaire ultime et inévitable de la lutte de classe et c'est la seule qui permette la conquête du pouvoir ; mais il ne dit pas que la guerre civile est la seule politique du parti.
La tactique de l'insurrection
Nous répondons au problème de principe en disant que l'action insurrectionnelle fait partie de la politique du parti et est dans son programme. Nous résolvons un problème de tactique quand nous disons si l’on est dans le moment historique favorable au déclenchement de la guerre civile et quels sont les moyens à employer pour en assurer le succès.
Pratiquement le parti communiste, solide dans sa doctrine et dans son programme, peut proclamer à un certain moment donné que la guerre civile n'est pas encore possible, il peut proclamer que l'on peut la susciter mais qu'il est préférable d'en renvoyer à plus tard l'explosion, il peut proclamer que le moment où il serait désastreux d'en retarder l'éclatement est arrivé et qu'il convient de livrer bataille avec toutes ses forces.
Choisir entre ces moments signifie faire œuvre tactique de parti.
L'histoire russe fournit différents exemples de ces situations tactiques. En avril 1917 Lénine lance tous les mots d'ordre programmatiques pour la conquête du pouvoir, mais il n'affirme pas la lutte imminente non plus que la victoire possible. En juillet des insurrections apparaissent probables mais avec si peu de possibilités de vaincre qu'il s'oppose au déclenchement de l'insurrection et à l'attaque de la part des forces dont le parti dispose déjà ; en octobre non seulement il considère la victoire possible, mais il affirme que son ajournement, même de quelques jours, peut causer la défaite, et contre l'avis de la majorité du comité central il impose l'ordre de l'attaque révolutionnaire.
Nous avons utilisé par clarté le nom de Lénine mais nous ne voulons pas nous attirer la réplique : donc, comme dans la guerre entre Etats, les manœuvres doivent être devinées et décidées par un grand général.
Nous nous sommes servis de l'exemple pour établir que non seulement le parti lui-même mais le grand camarade ordinateur historique en cette grande époque de la théorie et de l'action révolutionnaires, dans son indéfectible cohérence à la ligne, a pu, avec juste raison et dans les moments justes, soutenir que la guerre civile ne pouvait pas encore se déclarer, que sa déclaration devait être décidée par le parti, que, en revanche, elle devait, avec toutes ses forces, y compris celles de type " militaire ", être livrée à fond, c'est-à-dire jusqu'au point de jeter dans la fournaise la vie de tous les militants.
Puisque nous sommes partis de la comparaison avec la guerre des États, nous pourrions développer la comparaison avec elle et avec la science de la guerre (nous avions en Frédéric Engels un connaisseur de première force en science et en art militaires que nous n'exorcisons pas comme des pacifistes imbéciles mais que nous voulons mettre au service de la Révolution) en précisant le rapport entre tactique et stratégie que l'on utilise souvent dans ce débat. On pourrait dire en employant le langage correctement que la stratégie de Lénine relie l'ensemble de ces positions politiques - attente, ajournement de l'action, déchaînement à fond de l'action - et que les différentes phases sont des moments de la tactique, différents entre eux et en apparence contradictoires mais en réalité liés par la même clarté de doctrine et de programme du parti. Non du grand général mais du parti. Comme Lénine lui-même l'écrit en plusieurs passages que nous avons cités, l'art de bien conduire la retraite fait aussi partie de la stratégie révolutionnaire. Une armée peut bien refuser le contact avec l'ennemi et ne pas se faire accrocher dans une bataille, céder dans un tel but un vaste territoire, si stratégiquement toutes ses manœuvres, même risquées et coûteuses, conduisent à se rapprocher de la victoire dans la " campagne " de guerre.
Les comparaisons ne sont jamais que des comparaisons ; et l'on pourrait dire que pour le militaire le terme " stratégie " ne se réfère pas seulement à toute une guerre (même s'il est surtout utile au militarisme vampire et puant de l'époque capitaliste démocratique de perdre toutes les batailles et de gagner ensuite les guerres comme l'ont montré, pour le malheur de l'humanité, l'Angleterre et l'Amérique) mais également à la dynamique générale d'une opération de toute l'armée ou d'une bataille rangée (les guerres démocratiques ont par la suite quasi aboli les batailles décisives qui, avant les deux grands conflits, auraient été au nombre de quinze, de Marathon à Sedan , en inventant de nouvelles formes de tourments hémorragiques des populations entières qui atteignent leur apothéose dans la guerre atomique dans laquelle le Héros abat des millions d'adversaires sans détacher sa cigarette de sa lèvre) . Pour la science militaire le fait tactique (le terme vient de Contact : conventionnellement pour se tuer il faut se toucher – comme pour s'aimer – en général une fois la cigarette déposée) est le fait, comme le disait le bon Engels lors de la campagne dans le Palatinat en 1849, de deux pelotons d'armées. En grec le stratège est le chef suprême d'une grande armée, la stratégie concerne les armées, la tactique les escarmouches de deux manipules et elle est l'affaire des sous-lieutenants.
Nous utilisons le mot de tactique dans le sens politique avec une portée plus ample et qui peut concerner le parti tout entier et non seulement un groupe prolétarien local. Donc les questions de tactique révolutionnaire sont proches des questions de stratégie spécialement si nous les concevons comme décidées par les congrès et par les congrès mondiaux.
Aujourd'hui l’on dira : tout ceci est académique étant donné que nous ne sommes plus à l'époque des grandes luttes révolutionnaires. Mais nous avons vu qu'il faut une solution à notre stratégie y compris dans les périodes de retraite. A l'échelle mondiale nous avons été en pleine retraite après 1848, après 1871, après 1914. Puis il y eut la grande avancée qui s'appuya sur le 1917 russe. Mais déjà Lénine nous avait avertis que le parti marxiste bolchevik avait dirigé les manœuvres de retraite après 1905 et, en un sens plus concentré dans le temps, plusieurs fois entre février et octobre de l'ardente année 1917.
Les marxistes révolutionnaires ont donné de nombreux exemples historiques de la question de savoir attendre ou se retirer sans compromettre les retours offensifs du futur, et sans réagir à la façon criminelle des opportunistes qui, après une journée de grande défaite, se mettent à réviser, c'est-à-dire à renier, les principes et le programme.
La phase présente de révisionnisme opportuniste est de loin la plus infâme de l'histoire. Elle consiste à nier que l'on soit dans une époque de retraite et à soutenir que de 1917 à nos jours le socialisme a toujours avancé dans le monde !
Pour pouvoir soutenir un tel blasphème, qui a à sa disposition des moyens infinis d'aveuglement des masses, il a été nécessaire d'ôter au communisme, au socialisme, au marxisme, au léninisme, qui sont des termes équivalents, tout leur contenu, du contenu économique au contenu, traité en ce moment, et que nous appellerons militaire. L'arme de la guerre civile qui pourrait à bon escient être utilisée par un Castro ou un Lumumba – dont la victoire, pour nous également, ferait tourner en avant la roue de l'histoire – devait être arrachée des mains du prolétariat blanc industriel d'Europe et d'Amérique, invité à coexister cordialement avec le pouvoir du capital, tant dans les Etats où sont les plus respectables capitalistes déclarés, que dans ceux où les formes capitalistes se camouflent de façon ignoble en socialisme démopopulaire.
Le guerrier qui se retirait en gardant un œil sur l'ennemi, pour voir dans le territoire et dans le futur la possibilité d'une revanche, n'était pas un traître. Aujourd'hui le mouvement qui usurpe le nom de prolétarien a bradé ses principes et en a fait commerce pour pouvoir faire comme s'il avait vaincu. Pour les charognes de cette époque on n'admet pas de retraite ! Ils ont mis à jour les termes " conventionnels " ... " enrichi la doctrine " ; ils avancent le cul en avant.
La théorie de l'offensive
On en parla beaucoup quand, à partir de 1917, le programme fut de soulever au moins tout le monde européen et blanc pour la conquête du pouvoir et la dictature du prolétariat. Une fois que fut rétablie de façon évidente la doctrine originale et monolithique du marxisme selon laquelle le prolétariat moderne ne peut pas arriver au pouvoir par la voie démocratique parlementaire et selon laquelle il doit suivre la méthode de l'assaut insurrectionnel, il se posa le problème de savoir si, pour la manifestation " superstructurelle " de la maturité de la situation pour le renversement du système bourgeois, il suffisait que cela fût accepté par l'avant-garde de la classe qu'est le parti communiste et que celui-ci eût une base suffisante pour se doter d'un " encadrement militaire " ou un " encadrement, organisation, réseau illégal " - selon les termes de l'époque et l'une des conditions exprimées par Moscou – suffisant pour ouvrir le feu contre les défenses armées de l'État capitaliste. D'autres arrivèrent à la position diamétralement opposée, et de là naquit la théorie de la conquête de la totalité des masses et de la majorité du prolétariat. Mais les interprétations sont variées. Une telle conquête peut advenir durant la lutte commencée victorieusement par une avant-garde, mais si l'on mettait comme condition qu'elle doit être réalisée avant l'offensive révolutionnaire, on reviendrait à une position analogue à celle des social-démocrates qui veulent demander la " permission " à la majorité électorale de toute la société.
Nous savons bien qu'avec la concentration du capital les bourgeois deviennent toujours plus une minorité numérique et les prolétaires une majorité. Ceci est élémentaire et évident, mais ça l'est pour une société bourgeoise " modèle " comme la société anglaise paraissait l'être devenue au début du siècle. Mais quand il advient que les classes moyennes survivent largement, voilà que le point devient délicat et que les questions tactiques se compliquent, en mettant au premier plan les questions historiques les plus ardentes et les bases de notre théorie. Acceptons de la " mettre à jour " pour une société de petits patrons, comme les appelle Lénine avec un mépris infini, et nous aurions perdu pour toujours notre perspective révolutionnaire.
Il est vrai que dans le Manifeste nous avons dit que la victoire du prolétariat est celle de l'immense majorité et donc le triomphe de la démocratie ; il est vrai que dans la Plate Forme de l'Internationale Communiste nous avons dit que nous remplaçons le Parlement par le système des Soviets comme système de démocratie prolétarienne. Mais il s'agit de mots d'ordre polémiques puissants qui furent utilisés avec raison parce que l'on parlait à des prolétaires victimes de l'illusion démocratique formelle selon laquelle la majorité a raison contre la minorité. Le fait est que la façon d'avoir raison se réalise au moyen de la force et que c'est seulement après la victoire de la force que la majorité est convaincue ; et c'est seulement d'une telle façon que l'on se libère de la ruse intéressée de la minorité. Notre position matérialiste conclut que le prolétariat ne sera libre de penser de façon non bourgeoise que quand il ne sera plus prolétariat, et elle est telle depuis longtemps.
Mais nous ne voulons pas à chaque pas être ramenés à la question doctrinale, nous voulons au contraire faire plus modestement l'histoire des propositions tactiques qui étaient en jeu.
Les premiers communistes non utopistes, mais politiques, c'est-à-dire de combat, furent ceux de la Ligue des Egaux de Babeuf et Buonarroti. Depuis peu la révolution française avait annoncé la victoire de la libre raison, mais avait obtenu cette victoire grâce à la force sauvage des masses opprimées par une immense superstition médiévale ; elle l'avait conservée non pas avec des votes d'assemblées mais avec la Terreur, avec une dictature de classe révolutionnaire. De plus le nouveau pouvoir était historiquement récent et menacé par de nombreux dangers ; la première intuition informe que le nouveau régime était la dictature d'une nouvelle classe opprimante et exploiteuse se transforma en l'idée tactique qu'une conjuration armée de personnes audacieuses pût réaliser un autre passage de pouvoir, aux ouvriers, aux travailleurs. La bourgeoisie naissante écrasa les conjurés avec beaucoup plus de vigueur que les restaurateurs de l'ancien régime et cette première tentative glorieuse fut brisée.
Une aile du mouvement français que Marx stimula toujours hautement se réclama de cette tradition des Egaux, première noble dénonciation du mensonge infâme de l'égalité bourgeoise et démocratique, ce fut l'aile des partisans de Blanqui. Babouvistes et blanquistes sont historiquement très loin derrière Marx mais ils sont sur le terrain du contenu politique et du contenu de parti de l'action de la classe des déshérités, ils sont sur le juste terrain de la doctrine de l'État et du pouvoir central, pour cette raison, ils sont très proches de nous, beaucoup plus que les immédiatistes petits-bourgeois qui sont anti-politiques, anti-autoritaires, comme les Proudhon, Bakounine, Lassalle, Sorel et mille dérivés.
Blanqui savait que la politique révolutionnaire est une action militaire destinée à renverser le pouvoir d'État et à fonder un nouveau gouvernement révolutionnaire tenu par le parti ouvrier ; une avant-garde française eut cette haute conscience politique pendant les mouvements de 1831, de 1848 et de 1870, malgré le fait que la différenciation de la société française qui n'était pas nette lui rendait moins clairs les problèmes de l'économie sociale et de son déroulement.
Quand après la première guerre nous avons relevé le véritable drapeau marxiste qui avait été insulté, en affirmant la nécessité de donner l'assaut, d'anéantir, de mettre en pièces l'État capitaliste parlementaire et de mettre en œuvre la dictature prolétarienne dans les pays modernes, on nous traita de blanquistes mais nous ne nous offensèrent pas de cette accusation.
On nous dit que dans notre vision " militaire " de la lutte politique nous nous reliions à la théorie des élites qui dirigent l'histoire, et qu'elle serait plus rétrograde que la connerie bourgeoise pour laquelle l'État actuel est l'État de tous, du riche au pauvre et du savant à l'analphabète.
Nous sommes toujours là : nous appelons simplement un chat un chat, nous nommons les faits réels de leurs noms véritables et nous constatons le sens évident de ce qui advient dans la synthèse sociale, nous dénonçons une civilisation faite d'hypocrisie, de saloperies et de manigances en termes positifs et même – oui messieurs ! - concrets. Tous pourraient accepter l'évidence de ce que nous montrons du doigt ; et alors on vient nous arrêter avec les cent théories conformistes, traditionnelles, et l’on nous jette à la figure le Christ et Satan, Thomas et Voltaire, tous les obscurcissements mentaux possibles anciens et modernes ! Nous sommes contraints à la réponse critique doctrinale, et nous nous saisissons du matérialisme de Marx ; voici que nous sommes dénoncés comme des idéologues situés hors du monde. C’est toujours l’histoire de ceux qui ont mis le doigt sur les plaies sociales, et qu'il était utile aux dominants de faire taire.
Lors du congrès italien de 1919, cité plus haut dans notre présente étude historique, nos orateurs, accoutumés en fait à être hués alors que le philistin conformiste moderne a pour oxygène vital l'applaudissement, furent plusieurs fois obligés de dire : la question de doctrine marxiste vous nous la laissez traiter mais vous devenez furieux comme des bêtes sauvages quand il s'agit d'un problème pratique, comme par exemple celui qui consiste à dire que le parti prolétarien sera un domestique de la bourgeoisie si certains d'entre vous ne sont pas chassés de nos rang, ou celui affirmant que si vous donnez libre cours à votre basse avidité à être député ce sera le fascisme qui balaiera non pas votre petite médaille, dont nous nous moquons, mais le mouvement du prolétariat italien !
Les hurlements contre nous montaient au ciel, contre nous idéologues abstraits et esclaves du dogme marxiste, comme contre Lénine dans la Russie de 1902, et les politiciens très pratiques ricanaient. Mais la pratique n'a-t-elle pas montré que, après avoir refusé la scission, le parti finit mal, lui qui tenta quatre fois de donner à Moscou un baiser pire que celui de Judas, et que la réaction à cette bassesse réclama toutes les énergies frémissantes de la jeune avant-garde révolutionnaire italienne lancée vers la dictature de classe ? La réalité n'a-t-elle pas prouvé que l'euphorie d'avoir cent-cinquante députés grâce aux votes de ceux qui avaient été saignés à blanc par la guerre rendit rapidement possible que toute la Chambre fût élue par un seul imbécile : Mussolini ?
Et à partir de 1923-26, nous avons averti que la tactique du bloc de tous les antifascistes n'allait pas préparer la voie du retour à la lutte pour le pouvoir prolétarien mais un pouvoir bourgeois pire que celui de Giolitti et de Mussolini ; ne voit-on pas dans la pratique d'aujourd'hui, dans la pratique de la république américano-vaticanesque, et dans la récente attitude américano-vaticano-nenno-togliattienne, mère du commerce des idées et de la manipulation de la monnaie, encore une fois, que ceux qui furent les fidèles photographes d'une réalité évidente furent justement, encore une fois, nous qui jamais ne changeâmes de doctrine ?
Il s'agissait d'une évaluation précise de données réelles, une prévision juste de l'histoire de 40 années.
Seuls les plus naïfs parmi les nôtres d'alors se laissèrent arrêter par les salauds manieurs d'idéologies qui utilisèrent les bavardages fumigènes sur le blanquisme, le volontarisme, l'offensivisme, le culte des élites et des héros.
Mais la suite de l'histoire dira que ceux-ci cédèrent rapidement et passèrent de l'autre côté.
Le troisième congrès de Moscou, 1921
Dans les paragraphes précédents nous avons développé les concepts de base par lesquels on distingue entre théorie, principes, buts, programme et tactique du parti communiste, en examinant un passage lapidaire de Lénine que l'on avait lu à la réunion de Bologne. Ce passage était tiré du discours " en défense de la tactique de l'Internationale Communiste " prononcé le 1° juillet 1921 à ce congrès. Le passage a été très utile pour clarifier la distinction entre ce que nous avons appelé " catégories " en lesquelles se divise le bon fonctionnement du parti – mais il n'est pas moins utile de le placer dans l'histoire du mouvement communiste et dans celle de la gauche à laquelle nous nous sommes dernièrement consacrés à fond.
C'est donc le moment, avec des références aux données historiques fournies aux lecteurs dans ce qui précède, de bien placer ce congrès de l'Internationale dans la série des événements et dans celle des manifestations de la gauche, tant dans le domaine international que dans le domaine italien.
Le III° congrès de Moscou était le premier qui se déroulait après la constitution à Livourne du parti italien, le 21 janvier 1921.
Au congrès donc, pour la première fois, participait une section italienne constituée en véritable parti communiste.
Il est bon de fixer les idées pour ceux qui n'ont pas clairement en tête la totalité de la dense période historique et de rappeler encore brièvement que la Troisième Internationale s'était constituée en mars 1919 au premier congrès de Moscou sur la base de la proclamation faite dès le début de la guerre de 1914-1918, de la faillite et de la fin de la Deuxième Internationale par des socialistes révolutionnaires et non chauvins du monde entier, et donc en Italie comme en Russie.
En octobre 1919 le Parti Socialiste Italien adhéra à la Troisième Internationale, mais sans qu'aucune division n'advînt d'avec les social-réformistes de la droite. Le centre maximaliste avec Serrati soutint que Turati et les siens n'étaient pas de vulgaires social-nationaux puisqu'ils avaient été contre la guerre. La gauche, qui se réduisait alors aux abstentionnistes et dont l'organe était le Soviet de Naples, soutint en vain l'épuration du parti des réformistes : l'anxiété des élections politiques aveuglait tout le monde.
Cette situation italienne fut portée devant le deuxième congrès de la III° Internationale qui se réunit à Moscou en juin 1920.
Nous avons amplement donné les documents de la discussion sur la tactique parlementaire. Contre l'avis des abstentionnistes italiens le congrès établit que le but des communistes était la destruction et la suppression des parlements démocratiques mais que, en vue d'un tel objectif et dans certaines conditions, on pouvait opérer également à l'intérieur des parlements. Les abstentionnistes de gauche italiens déclarèrent qu'ils se pliaient à cette décision par discipline. Ils se plièrent également à la discipline du Parti Socialiste Italien après avoir en vain tenté que les maximalistes acceptassent au moins que le parti se séparât des social-démocrates parlementaristes au sens pleinement bourgeois du terme – c'est-à-dire au sens où le sont les faux communistes d'aujourd'hui.
Le deuxième congrès de Moscou résolut cependant radicalement la question de la scission en imposant aux partis disposés à adhérer d'épurer leur organisation des social-démocrates et " centristes " et de remplacer le programme social-démocrate (en Italie celui de Gênes de 1892) par le programme communiste. Certains autres groupes non abstentionnistes s'associèrent à cette thèse, parmi eux étaient présents à Moscou le groupe turinois de l'Ordine Nuovo, mais aussi parmi les délégués italiens Polano de la fédération de jeunesse, Bombacci et également Graziadei. Serrati y resta obstinément opposé.
Comme tout le monde le sait, la bataille eut lieu au congrès de Livourne, après que tous les communistes avaient été très solidement organisés dans la fraction communiste dite d'Imola parce que le comité de cette fraction y était installé et que la célèbre motion fut lancée de cette ville.
Numériquement les unitaires de Serrati et de Turati eurent plus de voix que les communistes après une discussion violente au cours de laquelle la masse centriste hurla vulgairement contre les représentants de l'Internationale de Moscou : Kabaktchiev et Rakosi. Les communistes réagirent avec la vigueur qu'il fallait. Après le vote dans lequel nous restâmes en minorité, les hésitations sentimentales à l'italienne ne manquèrent pas à propos du pas pourtant très clair qu'il restait à faire : partir en renfermant la porte sur le nez des opportunistes. En vain Graziadei et Marabini (d'Imola) avaient avancé une motion qui devait être une passerelle permettant un compromis. Serrati était de son côté bien rigidifié dans sa position anti-Moscou, et au fond moins astucieux simulateur que bien d'autres. Le député Roberto voulut faire un discours d'adieu lacrymogène avec les souhaits habituels de pouvoir rapidement refaire un compromis unitaire (aujourd'hui toutes ses mollesses se justifient comme ... ligne léniniste) . Le représentant du comité d'Imola coupa court avec une déclaration d'une minute et annonça que les communistes sortaient de la salle du théâtre Goldoni pour se réunir au théâtre San Marco et fonder le Parti Communiste d'Italie, section de l'Internationale Communiste. Nous tournâmes le dos avec mépris à la salle hurlante.
Tel fut Livourne.
Tous ne furent pas enthousiasmés par Livourne. Dans l'Internationale, comme le deuxième congrès l'avait montré, il y avait des droitiers qui se mirent à reprocher à Lénine, Kabaktchiev et Rakosi d'avoir trop cédé au radicalisme (infantile, on l'a compris) des extrémistes italiens de gauche et particulièrement des abstentionnistes, perdant ainsi des bataillons entiers de quasi-communistes ainsi que le journal Avanti ! resté à Serrati, pour le moment. Il s'agit ici d'une communication et non de la chronique des faits italiens qui viendra en son temps.
Hors d'Italie, l'Allemand Levy fut l'un de ceux qui protesta contre la scission, et pourtant il avait été sévère contre les Indépendants allemands qui frappaient à la porte de Moscou et qui se considéraient comme issus du groupe Spartacus de Liebknecht. Bientôt nous en verrons la fin. En vérité la vieille Clara Zetkin, qui resta jusqu'à la fin dans l'Internationale, fit aussi des critiques.
La direction du nouveau parti italien répondit en se fondant sur la véritable histoire des faits en revendiquant Livourne comme un grand succès communiste, même si l'exigence vitale du parti révolutionnaire avait été malheureusement satisfaite très tard et trop tard.
Mais nous devons en arriver au Troisième Congrès. Le travail d'organisation de la lutte du prolétariat autour du nouveau parti était impérieux, et des cinq membres de l'Exécutif (Fortichiari, Repossi, Terracini, Bordiga et Grieco) seuls deux purent s'insérer dans la délégation : Terracini et Grieco. Gennari, Roberto, et d'autres camarades s'unirent à la délégation, pendant qu’une délégation socialiste se rendait à Moscou, avec Serrati, Lazzari et semblables, pour y réclamer contre Livourne.
Nous ne traitons pas ici de la " question italienne " au III° Congrès. Dans cette question ce furent Zinoviev et Lénine qui firent justice de toutes les réprimandes et qui défendirent le travail de l'Exécutif de Moscou dans la question de Livourne. Zinoviev fustigea les pleurnicheries unitaires et parla du cri de Vive le Pape ! avec lequel les idiots centristes avaient accueilli Kabaktchiev et du spectacle digne d'un cirque : un imbécile avait lancé sous la voûte du théâtre Goldoni ce que l'on appela par la suite la " colombe surexploitée ", pour invoquer la paix ; digne précurseur des porcs d'aujourd'hui.
Lénine étrilla par la suite, comme il en avait l'habitude, Lazzari et Serrati, et ce furent des paroles mémorables, même si au IV° congrès l’on fut trop indulgent envers les pécheurs repentis.
La tactique au troisième congrès
Le discours de Lénine, notamment le passage sur la distinction entre principes et tactique, fut tenu au même congrès, et fut consacré à l'action mondiale de l'Internationale de Moscou, en se fondant sur les événements de la lutte en Allemagne en mars de cette année 1921.
A ce congrès l’on eut l'impression qu'une forte opposition de gauche s'était formée entre les communistes européens contre les directives de l'Exécutif de Moscou. En fait, après le rapport de Zinoviev pour le Comité Exécutif et après la présentation d'un corps de thèses sur la Tactique de l'I.C. qui avait été préparé par la délégation du parti communiste russe, trois délégations très importantes, unanimes, présentèrent un contre-projet de thèses sur la tactique.
Il s'agissait des partis d'Allemagne, d'Italie et d'Autriche et, après une vive discussion dans la commission spéciale, ce fut justement l'Italien Terracini qui fut chargé de soutenir le contre projet devant le congrès.
Le discours bien connu de Lénine fut la réponse au discours de Terracini. Etant donné que le thème tactique était celui de la fameuse " théorie de l'offensive ", dont nous nous sommes occupés dans des thèses générales il y a peu, Lénine, dans sa terrible vigueur sarcastique, en véritable fils de Charles Marx, commença à dire qu'il tenait un discours défensif. L'Exécutif, voulait-il dire, a été attaqué par les partisans de la théorie de l'offensive, je suis donc, avec les bolcheviks, accusé de peu de vigueur révolutionnaire, et je parle pour donner un exemple de défensive. Naturellement, après l'entrée en matière ironique, il se mit à manier le fouet comme il en avait l'habitude.
En Allemagne l’on était arrivé à construire un parti communiste fort non par la voie de la scission mais par la voie de l'unification. Une de nos synthèses chronologiques donnera en son temps les phases qui conduisirent à la formation du parti allemand. Après le Deuxième Congrès de Moscou, une fois les Indépendants de droite repoussés, on avait eu à Halle, sous les auspices de Moscou, la fusion des communistes avec les Indépendants de gauche dans le Parti Communiste Unifié.
La théorie centrale du marxisme affirme que la révolution ne peut vaincre si son solide organe spécifique n'est pas né : le parti politique de classe sur la base des principes révolutionnaires. La fameuse et trop simple théorie de l'offensive continue : il faut d'abord établir les principes théoriques, puis, sur la plate forme de ceux-ci, constituer le solide parti communiste ; une fois ce deuxième pas vital effectué, il ne reste plus qu'à passer à l'offensive révolutionnaire et combattre pour la conquête du pouvoir et la proclamation de la dictature prolétarienne.
Si en Allemagne, après Halle, une grande partie du parti semblait imprégnée de cette conviction un peu trop schématique, il faut dire qu'en Italie, après Livourne, personne, et encore moins dans l'aile d'extrême gauche, n'a jamais affirmé que c'était le moment historique pour déclencher l'attaque insurrectionnelle. Notre conviction fut toujours que, par la faute du centrisme criminel et par l'excès du parlementarisme vulgaire, dans les années 1919 et 1920 l'heure historique avait sonné mais en vain.
Quant à l'Allemagne, il est certain que le pivot de la politique révolutionnaire des bolcheviks et de Lénine était le déclenchement de la révolution allemande et la certitude que seul un tel développement des événements aurait marqué la victoire finale de la révolution d'Octobre et la marche en avant de l'Europe entière vers le communisme. Dans cette ligne de perspective étaient incluses la tactique et même la stratégie mondiale qui avait dicté l'acceptation en 1918 des dures conditions du militarisme allemand à Brest-Litovsk. Non pas un compromis avec l'impérialisme allemand mais le plus terrible coup offensif qui lui fût jamais asséné. Il s'agissait de provoquer en Allemagne le même défaitisme dans les troupes que celui qui avait fait de l'armée du Tsar un puissant facteur révolutionnaire, de susciter en Allemagne la guerre civile. On ne peut pas dire que le prolétariat allemand n'a pas répondu à l'appel ; ouvriers, soldats et marins avaient écrit des pages révolutionnaires inoubliables, et les rapports mêmes des généraux et maréchaux du Kaiser en témoignèrent après la fin de la première guerre mondiale. La situation de la guerre jusqu'à la fin avait été favorable aux armées allemandes, et après Brest-Litovsk et la disparition du front russe il sembla évident à l'opinion vulgaire que la nouvelle poussée vers l'ouest allait donner raison aux Allemands et leur ouvrir à nouveau la route de Paris qui leur avait été barrée en 1914. Mais ce fut justement l'état intérieur de la population et de l'armée qui empêcha la réalisation des plans des maréchaux et dans le dos de Hindenburg et de Ludendorff tout craquait effroyablement ; ce fut pour cela qu'ils furent contraints de céder à la pression anglo-franco-américaine et qu'ils furent conduits à la capitulation et à l'armistice.
Une première révolution éclata, elle était d'inspiration démocratique et elle donna naissance à la république de Weimar : il semblait que le parallèle avec les événements russes était complet : défaitisme, revers militaires, chute de la monarchie.
Le prolétariat ne manqua pas de se dresser dans les grandes villes : à Hambourg, à Berlin, dans la Rhénanie. Peu de mois après la fin de la guerre, la Ligue Spartacus se plaça à son avant-garde et l'assaut fut donné au pouvoir central. Malheureusement Charles et Rosa tombèrent et il fut clair que dans les pays de capitalisme avancé la social-démocratie était la force la plus puissante de la réaction antiprolétarienne : en Russie les opportunistes petits-bourgeois avaient été également sourds à la révolution mais moins virulents ; si en Allemagne ils furent nettement plus puissants ce fut un effet sinistre de la tradition parlementaire dans le cadre de laquelle la trahison des social-patriotes, beaucoup moins infâme chez les Russes, avait trouvé le pire aliment.
Spartacus avait tenté la grande offensive, et ce n'était même pas tant le groupe politique dirigeant et le parti qui se ressentaient encore de la dissolution ruineuse de l'ancienne social-démocratie que la masse du prolétariat qui avait impétueusement entraîné les chefs dans l'envie de donner une digne réponse à l'État des bellicistes et des traîtres à fausse allure pacifiste et agissant désormais comme un seul homme avec les démocraties impériales hypocrites de l'Entente triomphante.
L'œuvre à développer après la fin tragique des luttes de Berlin et après l'effondrement de la révolution à Munich en Bavière apparaissait ardue et complexe.
En réalité à la fin du deuxième congrès de Moscou la question historique de la conquête du pouvoir en Allemagne, et par la suite dans le reste de l'Europe, était considérée dans les rangs de l'Internationale comme ouverte, par les camarades russes, avant-garde incontestable du mouvement révolutionnaire mondial, et par tous les partis communistes. Cependant on ne pouvait pas dire que les gauches italiens étaient parmi les plus impatients de déclencher une offensive générale ; et la chose apparaît dans un document déjà donné en ces pages : le discours de 1920 du représentant des abstentionnistes de gauche italiens non pas sur le parlementarisme mais proprement sur les conditions d'admission à l'I.C., où la concorde et le travail en commun avec Lénine et les Russes furent complets, et qui tendait à établir que la défense de la conquête vitale de la formation du parti mondial, solide dans la théorie et dans l'organisation, était conduite avec grande vigueur même dans l'hypothèse toujours présente où, une fois la vague révolutionnaire en Europe freinée, l'opportunisme ne recommençât à tendre ses pièges mortels. Malheureusement c'est ce qui advint par la suite.
L'action de Mars en Allemagne
L'Exécutif de Moscou était cependant prêt à donner tout son appui à un mouvement insurrectionnel en Allemagne, même en en liant la possibilité au développement objectif des rapports de force et en ne croyant pas que l'on pût le susciter au moyen d'un ordre militaire intérieur au parti. La situation de l'Allemagne était suivie avec une attention extrême par Moscou, et le camarade qui assistait de près le travail du parti allemand après la réunification que nous avons rappelée était Charles Radek.
Pour nous tous il était clair qu'en Europe se posait l'alternative inexorable énoncée par Lénine : ou dictature du prolétariat ou dictature de la bourgeoisie. La dictature de la bourgeoisie est pour les marxistes totale même dans les formes démocratiques et parlementaires que l'on pouvait avoir dans la monarchie italienne ou dans la république de Weimar ; mais la consigne de Lénine voulait dire que l'on vivait à l'époque de la lutte violente entre les classes sociales et que si l'offensive du prolétariat pour prendre le pouvoir n'avait pas lieu, inévitablement ce serait celle de la bourgeoisie capitaliste pour le conserver qui aurait lieu, conservation dont elle ne pourrait être certaine qu'au moyen de la corruption opportuniste des organisations prolétariennes, le broyage matériel et physique de celle qui resterait révolutionnaire et sa mise hors la loi.
Ce ne fut donc pas Moscou qui décida en mars 1921 que le parti allemand prît les armes mais l'on voyait avancer ce heurt inévitablement et l'histoire prouva que l'issue ne pouvait être que l'abattement de l'un des deux adversaires dans la défaite et dans la terreur.
L'action de Mars fut générale et puissante, le prolétariat lutta avec toute sa vigueur, mais encore une fois l'Etat bourgeois résista et fut le plus fort, alors qu'il était encore en grande partie dans les mains des socialistes démocratiques, héritiers de la trahison d'août 1914 et assassins de Liebknecht et de Luxembourg en janvier 1919.
Le Troisième Congrès communiste mondial, durant l'été 1921, devait donc discuter d'une indéniable défaite révolutionnaire en Allemagne.
L'Exécutif de Moscou fit un rapport au congrès sur la lutte allemande et la revendiqua comme une gloire du prolétariat communiste. Il repoussa toute accusation de " putsch ", c'est-à-dire de coup de main volontariste tenté par une minorité armée et secrète de conjurés, et toute action de prétendues " élites " d'avant-garde qui, comptant sur la surprise, entendissent s'emparer du pouvoir. Le parti allemand était numériquement important, puissant et solidement uni au prolétariat qu'il ne pouvait, dans une situation objectivement favorable, que mobiliser en masse et publiquement pour l'appeler à l'action. D'autre part la tension était de façon déterministe évidente et le heurt s'annonçait inévitable.
Le parti fit donc son devoir en donnant la consigne de participer à la lutte et sa défaite ne prouva pas qu'il eût fallu la désavouer et tenter de l'empêcher, chose qui pour un parti révolutionnaire est une position suicidaire. Le parti prit part à la lutte et nombreux furent ses militants qui tombèrent les armes à la main.
Toute défaite sur le terrain de la force laisse une suite de récriminations inévitables. Il y avait des éléments de gauche, même en dehors du parti, comme les extrémistes du K.A.P.D. (parti communiste ouvrier) qui ne manquèrent pas d'accuser d'inertie et de passivité le parti et l'Internationale. Il y avait dans le parti lui-même des éléments de droite et parmi eux, de façon bruyante, Paul Levy, généralement considéré comme un bon révolutionnaire, ils avaient demandé que le parti désavouât publiquement l'action et en évitât le déclenchement, ils le firent de plus alors que la lutte s'était déjà déchaînée et que les masses avaient eu recours aux armes, causant ainsi un grave désarroi et les accusations prévisibles portées contre le parti.
Levy se mit par ces actes contre le parti et fonda un journal pour l'attaquer ; il était inévitable qu'il fût expulsé. Les communistes fidèles à l'Internationale restèrent ainsi pris entre deux feux : les attaques du transfuge Levy et celles des enragés gauchistes du K.A.P.D. qui étaient soutenus par le groupe hollandais connu de la Tribune de Gorter et Pannekoek, connus comme marxistes de gauche, mais dont la position ne coïncida jamais avec la nôtre, celle de la gauche d'Italie. Les " tribunistes " étaient pour la dévalorisation de la tâche du parti politique, ils avaient de graves hésitations sur la thèse de la dictature, ils étaient en somme des " immédiatistes " typiques, partisans des conseils d'usine comme organes révolutionnaires suprêmes et de la scission au sein des syndicats. Ici, en Italie, ceux qui ont toujours donné un écho à ces erreurs antimarxistes ont été (voir les différents passages de notre travail récent sur l'" Extrémisme " de Lénine) justement les gens de l'Ordine Nuovo de Turin. Il n'est donc pas étonnant que Terracini fît justement écho au congrès à une position qui se reliait à celle des Hollandais contre lesquels l'écrit fameux de Lénine avait été spécialement dirigé, écrit dont la thèse centrale consiste à sauver la primauté du parti, de sa centralisation et de sa discipline contre les velléités anarchoïdes ou syndicalistes .
Notre histoire de ces débats historiques doit être surtout objective et nous ne tairons certes pas que – au moins dans les comptes rendus écrits disponibles et pas toujours dignes de foi pour nous qui nous nous rappelons avoir entendu de sa voix même, entendu tant de fois, les positions critiques de Lénine aux questions que nous lui avions posées – il n'est pas difficile de soutenir que Lénine mettait tout dans le même sac et avait réuni les abstentionnistes italiens avec les tribunistes hollandais et les kaapédistes allemands. Le développement ultérieur des débats dans les congrès de Moscou (malheureusement Lénine en disparut à partir du V° de 1924) facilitera la distinction radicale entre tous ces immédiatistes (dont la plante en Italie avait pris puissamment racine mais eut loisir de se camoufler en orthodoxie marxiste) et notre courant.
Pour l'instant prenons acte que dans la discussion sur la " question italienne " le discours de Lénine était formulé ainsi (il est vrai en se référant à l'édition non suspecte du Parti Communiste d'Italie de 1921) : " Durant l'occupation des usines le communisme n'existait pas encore en Italie. Il était encore abstentionniste, il s'agissait d'un courant anarchisant, ce n'était pas le communisme marxiste. Il avait besoin d'être éduqué. Il le sera par l'expérience de la lutte révolutionnaire parmi les masses ... " Lénine répondait ici à Lazzari qui avait cité un article du Français Frossard (un autre qui était mécontent de Livourne) qui disait qu'il fallait être souples et sages. Eh bien, ici, Lénine encore une fois explique ce qu'est sa souplesse, enfourchée par tant de canailles ! Ecoutez : " La première condition pour être communiste est de rompre avec l'opportunisme. Avec les communistes qui nous approuvent (à une telle condition) nous parlerons toujours en toute liberté, en toute franchise, et nous aurons le droit et le courage de leur dire : Ne faites pas de bêtises, soyez souples et sages ; mais nous le dirons seulement à des communistes ; à ceux-là seuls qui ont rompu avec l'opportunisme, ce que vous (Lazzari) n'avez pas fait ! ".
A propos de la première citation de Lénine, nous soutenons que dans sa vie il a clairement su que lors de l'occupation des usines de 1920 seule la fraction du Soviet écrivit en toutes lettres qu'une telle action ne pouvait avoir de succès sans l'attaque contre l'État central dirigée par le parti révolutionnaire ; et il avait déjà dénoncé l'erreur anarchoïde.
Notons au passage que ces citations sont totalement différentes dans l'édition Rinascita de 1960 " Lénine – L'Internationale Communiste ". Il en faut du travail pour remettre sur pied le vrai Lénine !
Les thèses et contre thèses
Nous n'avons pas à notre disposition un protocole complet du Troisième Congrès et nous ne pouvons pas exposer les énonciations de Terracini qui soulevèrent l'indignation de Lénine. Nous ne pouvons pas non plus vérifier si la délégation autrichienne ou la délégation hongroise s'était jointe aux délégations italienne et allemande ; les notes du volume et Rinascita ne sont pas d'accord.
Le centre du débat fut la " théorie de l'offensive ". En réalité tous pensaient à l'offensive de mars ou au moins à l'action de mars, et les délégations qui s'opposèrent à Lénine et personnifiaient la gauche (Lénine dit par la suite que par réaction il dut prendre des positions d'" extrême droite " et même en partie excuser Levy, mais qu'ensuite (août 1921) il s'était aperçu que Levy était un authentique menchevik et que sa mise à la porte comme serviteur de la bourgeoisie avait été une bonne chose. Une appréciation égale devait être donnée pour Serrati mais au IV° Congrès ce dernier fut pardonné pour ses erreurs qu'il confessa ; Levy, lui, disparut pour toujours) soutinrent qu'en Allemagne on avait eu tort de ne pas avoir voulu ou su pousser l'offensive à fond, mais, au lieu de limiter la critique à une situation de fait, elles avancèrent des thèses trop générales en soutenant que la seule activité admissible pour le parti communiste, une fois celui-ci constitué et les centristes éliminés, devait être d'appeler à l'insurrection. Nous rapportons un mot de Grieco non pour l'avoir entendu nous-mêmes mais pour l'avoir entendu rapporter par des camarades de l'époque : les communistes italiens n'admettent que l'" action violente, directe et frontale ". Cette phrase ou formule ne pouvait pas être un " mandat " de la centrale du parti italien, lequel n'affronta pleinement le problème de la tactique (non pas en Italie mais dans toute l'Internationale) qu'après les très vifs débats de 1921, lors de son congrès de Rome en 1922, et ce fut les " Thèses de Rome ", bien connues et non équivoques, desquelles nous ne manquerons pas de nous occuper dans notre travail historique. Disons tout de suite que dans ces thèses on ne trouve pas l'" exclusivité " de l'" action violente directe et frontale " et encore moins l'imposition d'une " théorie de l'offensive ", alors que l'on discute au contraire des formes tactiques d'action révolutionnaire lors d'une phase qui est essentiellement une phase d'offensive contre-révolutionnaire, en clarifiant bien ce qu'est la " défensive ", et la conception opportuniste et très dangereuse de la défensive prolétarienne – mais disons aussi que l'Exécutif, Lénine, et la majorité du IV° Congrès (à la fin de 1922) n'approuvèrent certes pas les thèses de Rome sur la Tactique que par la suite la droite, ou le centre de notre parti, quels qu'ils furent, s'efforcèrent de renier. Terracini et Bordiga les avaient présentées à Rome et une minorité négligeable s'y opposa.
Il est un fait que le discours de Lénine ne fait pas allusion à Grieco, mais il s'en prend entièrement à Terracini, et c'est logique puisque ce dernier était le présentateur du contre-projet de thèses sur la tactique des trois délégations.
Quoique nous soutenions ici que la délégation italienne à ce congrès n'exprima pas bien la position classique de la " gauche " et qu'elle pécha quelque peu en un sens " offensiviste " et peut-être " blanquiste ", nous ne tairons pas que les thèses de la majorité contenaient déjà certaines positions contre lesquelles la gauche s'éleva aux congrès suivants (IV° et V°) et dans les exécutifs élargis jusqu'en 1926.
Il sera bon de s'arrêter sur les thèses votées par le III° Congrès sous la direction de Lénine.
Dans leur structure générale les thèses du Troisième Congrès sont pleinement sur le terrain des principes révolutionnaires. Elles rappellent que selon ses Statuts " le but fondamental des communistes est le renversement du capitalisme, l'instauration de la dictature du prolétariat et d'une République Internationale des Soviets, en vue de la suppression totale des classes et de la réalisation du socialisme, ce premier stade de la société communiste. " Personne, en 1921, ne pense que l'un des buts soit la république des Soviets dans la seule Russie, et que sans la victoire internationale la Russie puisse voir la réalisation ne serait-ce que du seul stade socialiste. On ne parle pas encore de stalinisme ; ce congrès nomme pour la Russie à l'Exécutif : Lénine, Zinoviev, Boukharine, Radek, Trotsky. Nous voulons également citer la résolution sur la tactique du parti russe (qui approuve les thèses relatives dans lesquelles sont décrites sans voile l'état non socialiste de l'économie russe, et la fonction de classe dominante du prolétariat salarié envers la classe paysanne et une masse petite-bourgeoise) où il est dit que le Parti Communiste assume dignement sa tâche historique de " conserver la dictature du prolétariat en Russie jusqu'où moment où le prolétariat de l'Europe occidentale lui viendra en aide. "
La prémisse aux thèses générales sur la tactique réaffirme la fameuse thèse centrale de l'alternative offerte par la situation historique d'alors dans le monde : dictature capitaliste ou dictature prolétarienne.
Il n'est pas vrai que les " temps " invitent à corriger la thèse ; il est vrai qu'elle était juste et l'alternative s'est résolue par la dictature du capital.
Il y a également ce qu'il faut pour couvrir de honte, comme naguère tout stalinisme, tout khrouchtchévisme plus vil encore : " La question de la dictature elle-même, comme unique chemin qui conduise à la victoire, est hors de discussion. "
C'est seulement sur la base de ces fondements intangibles que le domaine des véritables questions tactiques s'ouvre proprement.
Nous vérifierons en son temps dans le protocole du Troisième Congrès si les thèses, qui sont dans l'édition française de 1934 de la " Librairie du Travail " française, furent votées à l'unanimité après une élaboration acceptée par les trois délégations de la gauche, comme il nous semble pouvoir l'affirmer, ou seulement à la majorité.
Le dernier alinéa du préambule est important : " la situation objective a pris une grande acuité révolutionnaire et différents grands partis communistes se sont formés, qui cependant ne possèdent pas encore, en aucun lieu, la direction effective du gros de la classe ouvrière dans la lutte révolutionnaire réelle. "
Ce passage contenait l'expression " majorité de la classe ouvrière ". Il résulte du discours de Lénine que Terracini avait demandé que l'on éliminât le mot majorité.
Ce fut à partir de ce point que commença une longue et vieille discussion sur la conquête des masses, sur la conquête de la classe ouvrière et sur la conquête de la majorité. Le terme de majorité était dénoncé par Terracini témoignant d'une préoccupation fondamentalement juste que la gauche avança toujours : les formules tactiques peuvent ne pas être les mêmes que les formules de principe, mais elles ne doivent pas contenir le risque de confondre les questions de principe avec celles qui se sont déjà fondées sur elles. De la juste position de principe sur la dictature on retomberait dans la néfaste erreur démocratique et social-démocrate si l'on se soumettait à la condition d'une " adhésion de la majorité des consultés ". Les renégats parlent d'avoir l'accord pacifique de la majorité de la population ; mais de plus l'expression de majorité des travailleurs ou des ouvriers peut reconduire à une vision pacifiste et non violente de la lutte. Les éclaircissements de Lénine ont une valeur immense et sont d'une grande efficacité, mais peut-on nier que, en partant de la " majorité ", on a glissé au cours des ans, bien après Lénine qui savait où ériger les barrages nécessaires, dans les hontes de la " coexistence " et de l'" émulation pacifique " qui prirent la place de la dictature et de la révolution ?
Influence du parti sur les masses
La réponse de Lénine à Terracini se fonde surtout sur l'expérience russe puisque de nombreux côtés (et souvent en Italie de la part des Turinois) l’on avait présenté la révolution d'Octobre comme un fait de volonté, un forcement de l'histoire, un démenti à la vision déterministe du marxisme (cf. le fameux article de Gramsci ) . Lénine, c'est-à-dire celui qui dans les journées d'Octobre seul ou quasi seul voulut l'action, parce qu'il reconnut que le moment historique qui contenait les possibilités de l'action était venu, et qu'il serait fatal de le laisser passer, démontre que ce miracle est une légende, que le coup de génie ne suffit pas à " faire " une révolution. Il énonce les conditions particulièrement favorables qui ont conduit à l'Octobre 1917 et il nie que le parti fût minoritaire comme on l'a toujours dit. L'influence des bolcheviks sur les masses crût avec une rapidité énorme, et elle put être utilisée au maximum pour la longue préparation (1902-1917) , dans la théorie, dans l'organisation et dans l'action du parti, en soutenant la claire position selon laquelle c'était le parti lui-même, unique et centralisé, qui était l'organe primaire de lutte. Ce fut la guerre, la défaite militaire et le fait que la moitié de l'armée (de dix millions d'hommes) prit parti pour la liquidation de la guerre, liquidation que SEULS les bolcheviks défendirent, sans se satisfaire de la liquidation de la monarchie et de l'absolutisme. De février à novembre 1917 l'influence des bolcheviks croît et Lénine en tire la preuve dans la majorité des bolcheviks et des socialistes-révolutionnaires de gauche dans la constituante élue.
Mais ceci n'est pas un exemple de " preuve électorale " avant de faire la révolution parce que l'attaque d'Octobre fut lancée avant de compter les voix, l'Assemblée fut dispersée par la force à peine convoquée, et si à ce moment Lénine avança audacieusement la thèse fameuse selon laquelle les socialistes-révolutionnaires furent dépassés avec l'application aux paysans de leur propre programme (prise de possession de la terre par les familles qui la travaillent) , il vanta le fait historique grandiose qui consiste en le fait que les alliés socialistes-révolutionnaires eux-mêmes, quand ils se révoltèrent à l'époque de Brest-Litovsk, furent vaincus et mis en prison pour y " réfléchir " sur le " passage de la passivité à l'activité " !
Quand on est devant la polémique dialectique de Lénine il n'y a pas à craindre qu'elle tombe dans la soumission à la superstition démocratique imbécile. Mais quand le nom, l'histoire, et les textes lumineux de Lénine finissent aux mains des charognes, alors il arrive quelque chose que nous avons déjà vu. Terracini en recevant ces puissants coups de fouet acquit le mérite d'avoir vu à l'avance la déformation atroce que l'avenir réservait, mais il ne le fit pas en termes corrects, et cela n'ôte pas le fait qu'il fut justement, dans les décennies suivantes, l'un des déformateurs, peut-être pas le plus nocif.
Lénine établit clairement ce que nous pensons tous, que la juste position théorique et organisative du parti ne suffit pas pour autoriser le déclenchement de l'attaque offensive mais qu'il faut une série de conditions historiques qui conduisent à la " fermentation " des masses et que le rapprochement de ces conditions objectives révolutionnaires prend toujours la forme d'une augmentation rapide de l'influence du parti sur la classe ouvrière et sur les masses. Lénine ne s'enferme jamais dans une formule quantitative et numérique. Si le refus du terme " majorité " déclencha la colère ce fut parce qu'on l'interpréta comme l'affirmation que dans les pays occidentaux l'influence à laquelle nos partis étaient parvenus dans le prolétariat et dans les masses était déjà suffisante pour l'offensive. Mais l'analyse de Lénine est claire : le rapport quantitatif peut être très différent en différents pays et à différentes époques ; " il y a des cas où il suffit de quelques milliers d'ouvriers pour donner au mouvement le caractère de masse ", et ainsi de suite dans le texte connu.
Lénine précise que par classe il entend le prolétariat industriel et dans les masses il inclut les couches de travailleurs petits-bourgeois tels les paysans, les artisans, les métayers, les fermiers, etc. Nous, nous avons toujours été plus loin et nous avons toujours dit à Lénine que dans le prolétariat authentique nous rangions les salariés agricoles, aussi nombreux en Italie que les autres paysans et aussi révolutionnaires que les ouvriers.
Il nous paraît que le problème porte sur un autre point, point sur lequel les opportunistes se séparent de Lénine et de tous les révolutionnaires. Le parti est historiquement plus proche de la révolution que la classe et les masses ; en ce seul sens l'augmentation de l'influence du parti sur les masses est un indice de situation révolutionnaire. Une fois les positions théorique et organisative résolues, le parti est actif, la masse passive. La masse n'a rien à révéler ou à enseigner au parti, Lénine ne l'a jamais dit. La déformation du léninisme réside dans cette falsification : si les masses, la majorité de celles-ci, le gros de celles-ci, se dirigent, de par une situation historique, dans un sens contraire à la révolution, le parti ne doit pas perdre le contact avec elles et, dans un tel but, il doit défigurer son identité, trahir ses principes, renier et liquider ses objectifs.
Bien que ce fût difficile et peut-être pas du tout productif de le dire dans les années 1922-24-26, nous développâmes la prévision suivante : si la situation n'est objectivement plus révolutionnaire, le parti doit accepter de devenir moins influent et moins important mais il ne doit pas se dénaturer.
Dans les périodes qui suivirent, avec la consigne hypocrite : les masses ont toujours raison, même si elles veulent en régime bourgeois parvenir à la démocratie, à l'indépendance nationale et à la paix, avec cette consigne les partis sont restés des partis de masse, ou le sont redevenus, mais il s'agit de masses de charognes opportunistes et non de révolutionnaires.
Dans cette perspective le parti peut rester véritablement communiste dans la théorie et dans l'organisation sans avoir l'obligation de déclencher l'offensive de classe, il doit même savoir éviter de prendre une position défensive dans un sens opportuniste, dont le bloc de résistance antifasciste et anti-allemand de la seconde guerre mondiale est l'exemple suprême.
Les " fins " non les " thèses " ou les " principes "
Dans les thèses approuvées il n'y a pas trace de cette autre proposition de Terracini pour les délégations connues, peut-être le passage a-t-il été totalement supprimé dans le but que la décision fût unanime. La clarification de Lénine répond à cette question, il affirme que l'on doit respecter l'intégrité des thèses fondamentales et des principes programmatiques, lesquels ne doivent pas être soumis au respect des objectifs. Il y en a (les anarchistes) qui acceptent nos objectifs , comme la société sans classe et la disparition de toute forme d'État, mais qui se posent contre nos " principes " tels la dictature du prolétariat et la répression par l'État même pour les démocrates, les socialistes-révolutionnaires et les anarchistes eux-mêmes.
Dans toute cette partie Lénine demeure en plein sur le terrain marxiste. Il est clair qu'au Troisième Congrès, si nous reconstruisons bien l'histoire de cet événement, il voit le " danger de gauche " dans le sens de déviations anarcho-syndicalistes qui pourraient apparaître en outre sous la forme d'une lutte à fond contre la droite et le centrisme. En véritable marxiste Lénine ne craint pas de se faire le défenseur de la droite ; on verra que longtemps après sa mort, nous aussi, membres de la gauche italienne, nous n'avons pas craint à l'Exécutif de mars 1926 cette accusation verbeuse ...
Derrière Terracini Lénine voyait le K.A.P.D. allemand et les tribunistes hollandais, et il doit prendre des mesures contre notre confusion avec l'anarchisme ; même sa démonstration montre que les mots d'ordre insurrectionnels de nombreux immédiatistes classiques, comme les s.-r. qu'il se vantait de détenir en prison, ne sont qu'une version des négligences centristes verbeuses.
Dans les paragraphes qui précèdent celui-ci nous croyons avoir expliqué à fond la distinction marxiste-léniniste vitale entre théorie, principes et buts. En ce tournant historique la critique à l'étatisme terroriste en Russie était un point brûlant que l'on devait traiter par le fer et par le feu, et jamais les gauches italiens n'ont eut de scrupules bourgeois ni usé de demi-mots, jamais ils ne furent effrayés du fait que tant de fois leur haine pour les ordures parlementaires les fissent comparer aux anarchistes avec lesquels ils avaient toujours été en ardente polémique marxiste avant, pendant et après la première guerre mondiale.
La critique par Lénine de la théorie de l'offensive se rattache à cette réprimande. Cette théorie n'est pas une théorie, c'est l’une des positions stratégico-tactiques possibles. En principe, dit le discours et les thèses, à la grande honte des pacifistes et des coexistentialistes d'aujourd'hui, nous communistes, nous sommes tous pour l'offensive. Dans les thèses il est dit : " Le parti communiste est, dans la période de la révolution mondiale, par son essence même, le parti de l'attaque, le parti de l'assaut contre la société capitaliste ..; il doit transformer toute défensive en offensive ... il a le devoir de faire tout pour conduire les masses ouvrières en bloc à l'offensive, là où les conditions favorables sont données. "
Voilà la véritable position marxiste. Nous n'avons pas les thèses et le discours de Terracini, mais notre recherche historique les trouvera. Certes nous avons déploré depuis lors la phrase selon laquelle il n'y a pas de tactique sinon la tactique violente, directe et frontale qui est plus bergsonienne que marxiste. Lénine s'en prit à des phrases comme " tendances dynamiques " et " passage de la passivité à l'activité ". Ses sarcasmes culminèrent dans les allusions aux malheureux s.-r. qui passaient à l'activité en prison sur ordre du gouvernement communiste. Terracini fut peut-être imprudent et malheureux, il n'avait pas bien digéré son déterminisme, pourtant supérieur à celui de Gramsci et de Togliatti, et du reste il était innocent de nombreuses théorisations hasardeuses produites par d'autres.
Lettre Ouverte, front unique, gouvernement ouvrier
Le dernier malheur de notre délégation fut la moins méritée. On se proposait de " supprimer " d'autres paroles, notamment l'allusion à la fameuse Lettre Ouverte, et ces changements tenus silencieux heurtaient Lénine qui, en bon marxiste, n'aimait pas tenir cachés des secrets. Mais la lettre ouverte ouvrit en fait une chaîne de malheurs comme l'avenir le démontra, et sur ce point Terracini eut raison de lancer l'alarme, même si elle ne fut pas bien construite sur le moment.
A peine formé le Parti Communiste Unifié Allemand publia en lui donnant une grande publicité une Lettre Ouverte aux syndicats ouvriers (et jusqu'ici tout est bien) mais également au parti social-démocrate, avec l'invitation à réunir le prolétariat allemand pour le défendre des effets de l'offensive du capital et du patronat qui visait à détruire ses organisations de résistance pour faire payer aux ouvriers allemands les conséquences de la guerre que la bourgeoisie avait perdue.
L'Exécutif de Moscou avait approuvé la lettre ouverte dont la construction stratégique était la suivante : les communistes invitent tous les partis ouvriers à une lutte commune pour les intérêts actuels du prolétariat ; les social-démocrates refusent l'offre et n'accèdent pas à l'invitation des comités communistes, conséquence : leur influence diminue rapidement à l'avantage de celle des communistes.
Cette " tactique de la lettre ouverte " devint par la suite celle du " front unique " et même du " gouvernement ouvrier ". Le sens de ces formules et l'expérience que l'on en fit en différents pays d'Europe seront le thème de l'histoire des congrès suivants de 1922 à 1926. Dans cette discussion demeure la tâche historique de notre opposition de gauche qui, en indiquant les dangers, d'une façon qui démontrait qu'elle avait une sûre perspective de l'avenir défavorable qui nous était réservé, conduisit une longue bataille que nous avons le droit de qualifier d'historique.
L'examen de ce débat et surtout des événements montrera que l'opposition à la " manœuvre " proposée par les Russes pouvait se faire et fut faite par beaucoup de façon étroite, sectaire et véritablement " immédiatiste. " Mais il montrera pareillement que l'orientation qui fut donnée par nous à cette opposition non seulement fut cohérente avec la doctrine marxiste et avec les principes de la glorieuse Internationale de Moscou, mais qu'elle possédait un haut jugement critique de la réalité historique de ce temps et de l'avenir ruineux qui nous conduisait dans les ténèbres de la plus infâme vague fangeuse de l'opportunisme et du défaitisme de classe.
Note: avant la dernière partie du compte rendu de cette seconde séance, dans le n. 6 / 1961 de il programma comunista on lisait le préambule suivant :
" Note importante : ce dernier article clôt le compte rendu de la réunion de Bologne qui avait débuté dans le n° 23 de 1960 et s'était poursuivi jusqu'au n°4 de 1961. Dans le n°5 les lecteurs ont déjà trouvé une chronique assez longue de la récente réunion suivante, celle de Rome du 4 et 5 mars 1961. À partir du prochain n°7 on commencera l'ample compte rendu de la réunion elle-même. Comme on l'a déjà dit dans les différentes réunions et comme les camarades le savent bien il n'est pas du tout nécessaire pour notre méthode de travail objective et impersonnelle que la répartition des thèmes et leurs développements d'une réunion à l'autre coïncident dans les expositions verbales et écrites ; ce qui importe c'est l'harmonie totale de toutes nos études sans que l'on accorde d'importance à l'identité de l'auteur, et même sans que ce soit fait de manière identique pour les différentes générations de militants. Nous donnerons de façon opportune les contributions déjà complètement rédigées et parvenues aux réunions de camarades des différents pays, comme celle en cours du manifeste " anti-porcins " et celle des camarades de Paris-Marseille sur la société future et la primauté de la forme parti dans la construction invariante des marxistes qui est en cours de traduction. À cette collaboration d'activité l’on ajoutera la répartition du travail dans les différents secteurs du programme marxiste et l'on espère avoir utilement réordonné la liaison entre réunions et publications dans les mois à venir et, nous l'espérons, avant la prochaine réunion de cet été ".
Source | Il programma comunista, nn. 3, 4 et 6 / 1961. | |
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Author | Amadeo Bordiga | |
n+1 Archives | Original | Ref. DB 00000 |
Level of Control | Null |