United States of Europe
Signé "alfa", cet article d'Amadeo Bordiga parut sur la revue théorique d'alors du parti, Prometeo, première série, n° 14 (janvier-février 1950) . Il s'attachait à critiquer les mots d'ordre et les perspectives de l'unité européenne en commençant par rappeler les perplexités qu'avaient suscité ce mot d'ordre équivoque parmi les communistes du premier après-guerre, pour continuer par la critique de la perspective d'une constitution pacifique de ce qui aurait pu être les "Etats Unis d'Europe" à l'issue de la deuxième guerre mondiale, en s'attachant en particulier à critiquer le principe fédéraliste. Après plus d'un demi-siècle ces Etats Unis d'Europe n'ont toujours pas vu le jour, mais les idéologues continuent à alimenter ce mirage, auquel se sont ralliés pratiquement tous les partis, de l'extrême droite à l'extrême gauche.
A l'horizon troublé de l'Europe tourmentée un mirage est indiqué avec insistance par les idéologues dont cette noble terre est si féconde, aussi féconde que d'aventuriers, de marchands et de capitaines d'industries et de guerres: le mirage d'une fédération pacifique de tous ces Etats historiques aux structures et aux péripéties si diverses, en conflit perpétuel depuis des siècles, sous le régime féodal comme sous le régime bourgeois, dans l'ambiance du despotisme comme dans celle de la démocratie électorale.
Etats Unis d'Europe! A plusieurs reprises au long du trop intelligent et trop belliqueux dix-neuvième siècle, les révolutionnaires bourgeois, les chefs des insurrections populaires et des luttes d'indépendance ont cru y voir une glorieuse perspective.
Mais elle n'a pas manqué non plus d'influencer les chefs de la nouvelle classe ouvrière, jusque dans le camp du marxisme révolutionnaire: le cas d'une intelligence aussi puissante que celle de Trotsky suffît à le montrer.
La façon dont on arriva à cette revendication est évidente. L'internationalisme de la lutte prolétarienne, son affrontement continuel dans la politique et dans l'organisation socialistes avec les difficultés provoquées par les questions nationales et les guerres entre les Etats; les ravages de l'opportunisme au moment de la première guerre générale au vingtième siècle qui firent échouer avec la dégénérescence patriotique la longue marche des partis socialistes les plus forts, la certitude que la révolution européenne aurait une dimension mondiale, tout conduisait à cette perspective historique; en outre cela laissait penser que, dans des périodes de recul et d'hésitation, le mot d'ordre de l'unité européenne faisait partie des revendications capables – s'il en était – de ramener les masses sur le terrain des batailles de classe.
Face à ces généreuses impulsions vers le retour au feu de l'action, vers les périodes de fièvre sociale où le présent semble sur le point de se plier aux attentes nourries depuis si longtemps, les doutes et les critiques semblaient peu de chose, et comme à l'habitude on les attribuait à un schématisme doctrinal.
Quand nous parlons d'une Fédération d'Etats européens est-ce que nous, marxistes, nous envisageons l'établissement d'une structure permanente entre les Etats bourgeois actuels où la bourgeoisie est au pouvoir? Ou considérons-nous qu'une Europe unie n'est possible que lorsque la classe ouvrière, après le renversement du capitalisme dans les divers Etats, s'unira par delà les frontières de nation, de race et de langue pour parvenir à les faire disparaître? Ou bien encore croyons-nous qu'il soit éventuellement possible de constituer un lien fédéral entre pays où domine la bourgeoisie et pays où elle a été renversée par le prolétariat?
Ce sont là des questions de perspective historique; et il n'y a aucun doute que comme tout marxiste révolutionnaire, Trotsky pensait que si une fédération d'Etats européens réussissait à se constituer, elle représenterait l'ennemi central contre lequel le prolétariat aurait à diriger son effort révolutionnaire pour lui arracher le pouvoir; que la révolution socialiste européenne ne pourrait pas vaincre dans une Europe divisée en puissances autonomes tant que le pouvoir de la bourgeoisie n'aurait pas été renversé dans au moins quelques uns des plus grands Etats; que le pouvoir révolutionnaire qui se serait établi dans un pays ou dans une partie de l'Europe ne pourrait avoir de rapports et d'alliances qu'avec les partis ouvriers en lutte contre la bourgeoisie dans les autres pays, sans qu'existé une période historique absurde de coexistence.
Mais la raison du lancement d'une revendication fédéraliste est différente, au dire des partisans de ce genre de mots d'ordre tactiques.
La minorité d'avant-garde parmi les travailleurs, les communistes conscients, peuvent comprendre qu'il ne peut exister d'autre objectif à propos de l'Etat que celui de la dictature du prolétariat, après avoir détruit l'appareil étatique actuel; mais cette avant-garde ne peut lutter et vaincre qu'en entraînant dans la lutte les couches les plus larges des classes laborieuses, affamées et opprimées par les régimes existants et les guerres. L'appel à une Europe qui ne soit plus empoisonnée par les haines nationales et qui ne soit plus parcourue par des armées où les travailleurs sous l'uniforme aux ordres du capital se massacrent les uns les autres, serait un puissant levier pour pousser ces masses en mouvement; et dans ce mouvement des masses, les orientations intégralement communistes pourraient alors gagner en quelques semaines une audience supérieure à celle obtenue par des décennies d'un travail strictement programmatique de parti.
Même quand ses origines n'étaient pas suspectes, cette généreuse manoeuvre tactique a démontré, à travers une série d'expériences désastreuses, qu'elle tombait toujours dans les pièges opportunistes, en jetant la confusion entre les forces de classe authentiques et les courants équivoques qui se situent entre le prolétariat et la bourgeoisie; sa conséquence particulièrement négative était qu'elle poussait les éléments les mieux formés, les militants théoriquement mieux armés à remplacer le programme révolutionnaire par des mirages petit-bourgeois vides, trompeurs et défaitistes.
Trotsky consacra des pages vigoureuses, qu'il est impossible d'accuser d'abandon de la doctrine, à cette flamboyante perspective des Etats Unis d'Europe. Mais une confirmation de la critique résolue des tactiques trop élastiques dans la lutte des classes, une énième confirmation, nous est donnée par le fait que ce mot d'ordre qui alors aurait été reçu comme une déclaration de guerre à mort par les Etats nationaux bourgeois, fermement attachés au principe de leur souveraineté illimitée, est aujourd'hui le mot d'ordre historique de forces au service du grand capital et qui ne font pas mystère de se mobiliser pour l'accomplissement de ses entreprises d'asservissement du monde.
Si anxieusement qu'ils espèrent la tempête sociale, les marxistes ne possèdent pas de recettes pour agiter les eaux dans les périodes historiques où elles sont stagnantes.
Dans les périodes de stagnation, ni Marx et Engels entre 1849 et 1864 ou après 1872, ni Lénine entre 1906 et 1916 n'ont abandonné la théorie de l'inévitabilité de la tempête révolutionnaire. Les tempêtes révolutionnaires sont revenues, comme elles reviendront demain; et en s'approchant elles engendrent et éveillent toujours les combattants du communisme, qui finiront par vaincre à la fin.
Dans la conception marxiste classique, le socialisme ne craignait pas la guerre, parce qu'il n'avait jamais fait dépendre la tâche historique du renversement de la bourgeoisie de la constitution d'une entente bourgeoise pacifique. Au Congrès de Baie en 1912 on considéra la guerre comme l'occasion, non d'une campagne pacifiste humanitaire, mais de la révolution sociale. Le Manifeste avait dit que les partis prolétariens ont une tâche dans le cadre national parce qu'ils tendent d'abord à abattre leur propre bourgeoisie. Non seulement la guerre n'est pas un motif pour concéder à la bourgeoisie une trêve intérieure, et encore moins pour passer à son service contre l'Etat ennemi, mais, comme Lénine le théorisa, elle conduit d'autant plus directement à la révolution qu'elle est plus désastreuse pour la bourgeoisie de notre patrie.
Le fait que dans les grands pays bourgeois cette directive ait été complètement trahie, et que les prolétaires socialistes et communistes d'Europe se soient divisés sous les deux drapeaux de la guerre bourgeoise, ne put trouver un remède dans des fédérations européennes et internationales, ni dans des campagnes générales pour éviter de nouvelles guerres.
Ce contre quoi il faut lutter pour redonner vie au mouvement révolutionnaire internationaliste, c'est l'enchaînement des masses, à travers la trahison des chefs de leurs organisations de classe, aux campagnes idéologiques et aux propagandes qui des deux côtés du front justifient les entreprises militaires des bourgeoisies nationales. Ce qu'il importe c'est de préparer les partis et les masses à résister au moment décisif à la vague de désarroi et de désagrégation qui prend justement la forme de l'appel à suspendre les buts révolutionnaires suprêmes, et à les remplacer par des objectifs intermédiaires présentés comme de première importance et correspondants aux besoins de l'heure.
Il importe donc d'insuffler dans le mouvement la certitude que les pouvoirs bourgeois ne font pas la guerre pour des idées et des grands principes, pour faire progresser l’évolution sociale, pour remplacer une forme capitaliste mauvaise par une autre plus humaine et plus tolérable.
Les guerres n'ont pas leurs causes et leur origine dans des croisades pour des principes généraux et des pour des conquêtes sociales. Les grandes guerres modernes sont provoquées par les exigences de classe de la bourgeoisie, elles sont le cadre indispensable où se réalise l'accumulation primitive et ultérieure du capital. Relisons la dramatique apologie de notre ennemi dans le Manifeste: la bourgeoisie lutte sans cesse; d'abord contre l'aristocratie. Puis contre ses propres partis dont les intérêts s'opposent aux progrès de l'industrie; et toujours contre les bourgeoisies étrangères! Relisons la dans le Capital: la découverte des contrées aurifères et argentifères d'Amérique, la décimation et l'esclavage des populations indigènes ensevelies dans le travail des mines, les conquêtes et les ravages aux Indes orientales, la transformation de l'Afrique en une espèce de chasse commerciale aux peaux noires, voilà quels sont les processus idylliques de l'accumulation primitive qui signent l'aurore de l'époque capitaliste. Tout de suite après éclata la guerre mercantile, elle eut pour théâtre le monde entier. Commencée avec la révolte de la Hollande contre l'Espagne, elle prit des proportions gigantesques dans la guerre anti-jacobine de l'Angleterre, et se prolonge jusqu'à nos jours par des opérations de piraterie comme les fameuses guerres de l'opium contre la Chine.
Fait suite à cette phrase fondamentale une autre qui se termine par les mots fameux: la violence est l'accoucheuse de toute vieille société grosse d'une société nouvelle. La violence elle-même est une force économique! "Les différents moments de l'accumulation primitive se répètent en suivant un ordre plus ou moins chronologique, au Portugal, en Espagne, en Hollande, en France et en Angleterre, jusqu'à ce que celle-ci dans le dernier tiers du XVIIIe siècle les combine tous dans un ensemble systématique qui comprend en même temps le régime colonial, le crédit public, la finance moderne et le système protectionniste".
Ces points sont si fondamentaux que l'objectif central de l'assaut révolutionnaire dans la vision mondiale des marxistes a toujours été le colosse britannique, le premier modèle universel de l'esclavage capitaliste. On peut ranger Trotsky parmi les tenants de la thèse suivante: dans les grands conflits de l'histoire qui jettent le monde dans l'incendie - sans que cet incendie soit encore celui qui sera déclenché par notre programme - il nous est possible de choisir, tout en restant dialectiquement nous-mêmes, un des deux fronts en lutte. Mais il accompagna sans hésiter cette thèse de celle-ci: jamais nous ne pourrons choisir le côté où se trouve l'Angleterre! Le marxisme n'est pas codifié dans des versets; là où son fondateur écrivait en 1867 Angleterre nous devons lire en 1949 Etats Unis d'Amérique.
Ce n'est pas par hasard que nous avons souligné l'expression de Marx sur la guerre anti-jacobine, qu' il définit comme un exemple typique de guerre mercantile capitaliste. De mauvaises traductions rendent par "contre la révolution française" le mot évidemment pas employé par hasard d'Antijakobinerkrieg. L'argument massue pour les croisades bourgeoises, employé deux fois contre l'Allemagne, demain contre la Russie, réside en effet dans l'idéalisation des entreprises victorieuses de la bourgeoisie extrémiste et terroriste française contre les coalitions dirigées par l'Angleterre, où tout aurait été contenu dans les baïonnettes des sans-culottes: philosophie, idéaux, conquête d'une ère nouvelle d'égalité et de liberté humaines.
L'intervention anti-française de l'Angleterre n'avait pas pour objet la restauration du régime social féodal et l'écrasement de la révolution démocratique, comme le prétendent les interprétations courantes. Elle constituait au contraire un moment décisif de la trajectoire de l'accumulation capitaliste; elle tendait à diffuser en Europe et dans le monde l'économie industrielle, le système bourgeois. L'Angleterre n'était-elle pas le premier régime bourgeois de l'histoire, n'avait-elle pas donné la première révolution et coupé pour la première fois la tête d'un roi? Selon la devise de Cromwell, puis d'Elisabeth, "l'Angleterre chemine avec Dieu". Selon le marxisme c'est le dieu moderne qui chemine avec l'Angleterre, le Capital. Les coalitions ne continuèrent-elles pas contre Bonaparte, exécuteur de la révolution bourgeoise sur le continent? Et cette révolution ne gagna-t-elle pas l'Europe, à travers les victoires sur les coalitions et la sainte Alliance comme à travers la défaite finale de Napoléon et la Restauration en France?
Le marxisme déchiffre l'histoire après avoir brisé la lentille du mensonge idéaliste, qui met les images à l'envers.
Mais allons plus en arrière que Marx dans le temps, jusqu'au chef authentique des révolutionnaires et terroristes jacobins. Le 17 novembre 1793, Robespierre, désormais chef du gouvernement après l'exécution du roi et la dispersion des girondins, parle à la Convention de la politique internationale de la République. Nul plus que lui utilise à merveille la rhétorique révolutionnaire, et dans toutes ses tirades il recourt à de brûlantes invocations à la liberté contre les tyrans, à la vertu contre le crime, à la patrie, au peuple et autres mythes de la pensée bourgeoise extrémiste, alors encore ingénue. Mais le fond du discours montre la clarté de vision du grand chef politique sur les événements contemporains, au point d'éclipser les passages vibrant de passion et d'éloquence (certains aujourd'hui parleraient d'une politique froidement réaliste) .
Robespierre ne préconise pas la guerre pour extirper le fédéralisme en Europe, bien au contraire. "Plus qu'à la force des armes, la propagande des idéaux de notre glorieuse révolution doit être confiée à la puissance de la raison". Les belles phrases sont clinquantes mais le contenu vraiment dialectique du réquisitoire contre les girondins, hésitant à justicier Capet, réside dans l'accusation de provocation à la guerre, de trahison perpétrée avec une grossière insolence diplomatique en complicité avec les modérés à l'intérieur pour précipiter la République dans la ruine en faisant intervenir dans la lutte l'Espagne, en déclarant intempestivement la guerre aux Anglais et en repoussant les seuls alliés de Paris, les Américains. Et les faits cités pour fixer catégoriquement les responsabilités contre-révolutionnaires ne manquent pas d'impressionner l'assemblée et les tribunes.
L'Angleterre n'est pas accusée par le farouche tribun d'être devenue complice des émigrés et de lutter pour la revanche des nobles et des Bourbons. Elle est accusée d'objectifs proprement mercantiles et impérialistes, les mêmes qui avaient déjà provoqué des heurts avec la France bien avant la chute de la monarchie; elle est accusée plus précisément d'avoir voulu renverser Louis XVI pour mettre sur le trône le Duc de York avec l'appui de la branche orléaniste, le démagogue Philippe Egalité. "Ce pian devait assurer à l'Angleterre les trois grands objets de son ambition et de sa jalousie: Toulon, Dunkerque et nos colonies. Maîtres ainsi de ces importantes possessions, maîtres des mers et de la France le gouvernement anglais aurait rapidement forcé l'Amérique à rentrer sous sa domination".
Tout le monde se rappelle que quelques années avant la grande révolution, les colons d'Amérique du Nord avaient échappé à la domination de Londres grâce à l'appui des généraux français et les amiraux du Roi Soleil avaient déployé leurs drapeaux au cours de batailles décisives.
"Il faut signaler que le cabinet anglais actuel a conduit en France et aux Etats Unis deux intrigues parallèles qui tendaient au même but; tandis qu 'il cherchait à séparer le sud de la France du nord, il conspirait pour détacher les provinces septentrionales de l'Amérique des méridionales, et maintenant alors qu'il fait ses efforts pour inciter notre République au fédéralisme, il travaille à Philadelphie pour rompre les liens confédéraux qui unissent les différentes parties de la République américaine (signes de grande attention) ".
Parmi les apostrophes de l'orateur au ministre anglais Pitt, il y en a une qui est intéressante: "il veut concilier le despotisme avec l'accroissement de la prospérité commerciale, comme si le despotisme n 'était pas le fléau du commerce".
Celui que lieux communs peignent comme un exemple de fanatisme aveugle et sectaire, domine au contraire sereinement l'objet de son exposé et lit clairement dans les faits, dans le mandat confié par l'histoire d'ouvrir la voie, par la parole et par la guillotine, aux nouvelles forces productives.
On pourrait montrer, dans un raccourci historique, que tous les grands réalisateurs de nouveaux systèmes sociaux, même les plus antiques, furent marxistes. Tous, ils surent exprimer, sous la forme des grandes idéologies populaires, le jaillissement des nouveaux rapports matériels imposés à la vie sociale.
Fédération européenne! Le défaut principal de cette formule est qu'il prend pour modèle le régime du capitalisme implacable d'outre-Atlantique. Il boit jusqu'à la lie la stupide légende selon laquelle il serait plus humain et moins barbare que le capitalisme européen et il attribue bêtement cette illusoire supériorité à la forme fédérative de sa constitution. Le déterminisme économique sait bien où il faut chercher la différence dans les cycles d'origine du capitalisme de part et d'autre de l'océan. Marx s'y arrête plusieurs fois en décrivant l'implantation du système salarié, au fur et à mesure que se clôt la période d'occupation des terres vierges, et que disparaît la figure du libre pionnier et du colon. "La guerre civile américaine (que nous pouvons bien dire déjà prévue par Robespierre dans son clairvoyant bilan de la situation mondiale en 1793) a eu pour conséquence une énorme dette nationale, une augmentation de la pression fiscale, la naissance de la plus vile aristocratie financière, l'assujettissement d'une grande partie des terres publiques aux spéculateurs qui gèrent les chemins de fer, les mines; en un mot la concentration la plus rapide du capital. La grande République a donc cessé d'être la terre promise des travailleurs émigrants. La production capitaliste avance à pas de géant, spécialement dans les Etats de l'Est, quoique l'abaissement des salaires et la servitudes des ouvriers soit encore loin d'avoir atteint le niveau européen".
La guerre civile américaine, autre étape de l'accumulation du capital, a pour la dialectique marxiste une importance de premier plan. Elle moque l'idée selon laquelle l'esclavagisme du Sud serait plus négrier que l'industrialisme du nord Est; mais elle y voit aussi un pas décisif en avant pour la lutte de classe moderne et l’émancipation prolétarienne. A la fin de la période de stagnation, en 1867, Marx écrit dans sa préface au Capital: "De même que la guerre d'indépendance américaine au XVIIIe siècle a sonné la cloche d'alarme pour la classe moyenne européenne, de même la guerre civile américaine au XIXe siècle a sonné le tocsin pour la classe ouvrière européenne". On s'est beaucoup efforcé d'attaquer la force des prévisions marxistes; reste le fait qu'en 1871 les armes de la révolution faisaient surgir dans une grande capitale d'Europe le premier Etat ouvrier, avant qu'il soit écrasé par la réaction bourgeoise dans des fleuves de sang.
Cette grande question historique et sociale, au sujet de laquelle rien n'est plus anti-marxiste et plus philistin que les éloges grotesques à la civilisation américaine aujourd'hui largement répandus par tout un réseau de publicistes vendus, renvoie à la question du centralisme et du fédéralisme; Lénine disait à ce propos en 1917 que le parti n'avait pas consacré et ne consacrerait toujours pas une attention insuffisante dans sa propagande et dans son agitation au problème de la République fédérale, de la République centralisée et de l'autonomie locale.
Comme toujours la solution de Marx, d'Engels, de Lénine brille par son originalité; elle est restée indigeste pour la plupart des socialistes de pacotille. Il faut d'abord répéter que pour le marxisme les constitutions font partie de la superstructure et non des forces motrices du devenir social. "La révolution n'est pas une question de forme d'organisation". Le rôle d'accoucheuse d'une nouvelle société, nous le confions à la violence, pas à la justice codifiée.
Le chef des jacobins montre qu'il est bien pénétré de cette dialectique quand il combat l’hydre fédéraliste en France en même temps qu'il admire la gloire des illustres Communes américaines.
Robespierre était centraliste de même que sa République Une et Indivisible; Marx et Engels sont centralistes, et Lénine avec eux, en revendiquant leur opposition au fédéralisme social de Proudhon. Il est démontré aussi bien pour l'Etat bourgeois que pour le futur Etat prolétarien, que l'oppression et la paralysie de la périphérie, la négation de toute initiative locale se trouvent davantage dans l'Etat fédéral que dans l'Etat centralisé. La République jacobine unitaire voulait l'action spontanée des communes révolutionnaires locales dans laquelle s'organisait la dictature pour l'unité de classe de la jeune bourgeoisie victorieuse, unanime pour écraser à la base comme au sommet la résistance des aristocrates haïs. La Commune de Paris ne voulait pas la dictature de la capitale sur la province, mais elle lutta au nom et dans l'intérêt des travailleurs de toute la France contre la bourgeoisie propriétaire, financière, industrielle et militariste. Dans la forme mûre des Etats bourgeois, le fédéralisme est l'optimum de la forme conservatrice de la dictature de classe contre la révolution ouvrière. Lénine reprit l'analyse d'Engels à propos des systèmes suisse, américain et autres: l'Etat confédéré ou le gouvernement cantonal sont d'une certains façon libres par rapport au gouvernement fédéral; mais ils sont aussi libres par rapport aux districts et aux communes. Cela signifie que dans les districts et dans les communes il n'y a aucune autonomie et qu'il y règne la dictature bureaucratique du canton ou de l'Etat confédéré. L'utilisation de l'un ou de l'autre système dans les différents Etats bourgeois dépend des circonstances de leur développement. Mais la formule fédérative est toujours une arme formidable pour étouffer les mille poussées locales contre la forme institutionnelle, qui tendent à la puissante unité nationale et mondiale de la révolution de classe.
C'est la raison pour laquelle Lénine affirme que "la plus grande liberté locale que l'histoire ait connue a été donnée par la République centralisée et non par la République fédérale".
Il est significatif que l'anti-fédéraliste Robespierre ait vu cette même vérité en prévoyant qu'avec les plans d'hégémonie en Europe du gouvernement anglais, ce peuple perdrait sa liberté intérieure: "Le projet même de mettre un prince anglais sur le trône des Bourbons était un attentat contre la liberté de son pays, parce qu'un roi d'Angleterre dont la famille régnerait aussi en France et en Hanovre tiendrait entre ses mains tous les moyens pour asservir son peuple".
Il y a eu et il y a beaucoup d'exemples de ces systèmes fédéraux, liés au solide despotisme interne de classe, avec ou sans constitution écrite: le système anglais des Dominions; le rapport Etats Unis-Amérique du Sud; la situation, sous une autre phraséologie, de la sphère russe actuelle en Europe orientale et dans les Balkans. Les Nazis, les Fascistes et les Japonais n'avaient pas d'autre objectif sur le plan international.
Le mouvement fédéraliste européen, avec ses stupides projets inter-parlementaires, instrument d'une organisation guerrière à commandement extra-européen, ne répond à rien d'autre qu'à la consolidation la meilleure de la dictature du capital américain sur les diverses régions d'Europe, en même temps que sur le prolétariat américain dont les vaines illusions de prospérité auront pour débouché inévitable, dans l'évolution du cycle historique, l'austérité que la plus hypocrite des bourgeoisies fait avaler aux classes ouvrières d'Angleterre.
L'armature fédérale en Europe garantit de la façon la meilleure, avec le recrutement d'armées de mercenaires du Capital, qu'il ne pourra plus y avoir de Communes rouges à Paris, à Milan, à Bruxelles ou à Monaco - comme un système similaire garantit qu'il n'y en aura plus à Varsovie, à Budapest ou à Vienne.
Le renversement des rapports corrects du centralisme révolutionnaire a malheureusement eu lieu, en effet, au sein des organisations de la classe. La pyramide de la solide unité, qui n'est pas seulement unité d'hommes et de groupes locaux, mais aussi unité de principes, de méthodes et d'action au long du cours historique, a été attaquée et renversée. Les partis, qui se disent mensongèrement communistes, se vantent d'être partout des partis nationaux; ils ont dissous la glorieuse Internationale née à Moscou en 1919, Parti communiste d'Europe et du monde, pour se dire liés dans un trouble bureau d'information qui n'a aucun caractère de parti et fait mystère de ses décisions, non pas en raison d'exigences de technique insurrectionnelle, mais pour de sales raisons de politique fédéraliste, pour avoir la liberté de réduire en miettes à chaque tournant, les principes, les programmes et les méthodes du mouvement. C'est précisément pour cette raison - et par rapport à ce terrible problème, la démocratie des postes n'est qu'une caricature insultante - que les adhérents de ces partis ont été privés à jamais de toute capacité d'initiative et d'autonomie par rapport à des cliques de chefs locaux, lorsque s'est fermée la seule voie par où, plongeant ses racines dans la réalité universelle de l'oppression sociale, surgit dans sa flamboyante unité mondiale la Révolution.
Traduction par (Dis) continuité
Source | Prometeo, première série, n. 14 / 1950 | |
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Author | Amadeo Bordiga | |
n+1 Archives | Original | Ref. DB 00000 |
Level of Control | Null |