Un modèle dynamique de crise (2)
Étude sur le futur proche du capitalisme
Confrontation entre deux modèles : le nôtre et celui du MIT
Comme on l’a vu, nous avons adopté des données et des critères provenant de notre courant ainsi que directement de nous (n + 1), étayés de graphiques provenant des institutions bourgeoises. Nous avons également vu que la différence essentielle entre notre modèle et le modèle bourgeois ne consiste pas dans la méthode de recueil et d’utilisation des données, mais dans le but de son élaboration. La puissance de traitement des données des gros ordinateurs des années 1970 est aujourd’hui à la disposition de tout enfant ayant un ordinateur chez lui, et multiplié des milliers de fois, le problème n’est donc pas celui de la disposition d’outils performants, mais de programme ayant un but. Voilà le problème : un programme destiné à la sauvegarde du capitalisme fonctionne aussi s’il est destiné à sa destruction. Il n’y a pas besoin d’un envol dialectique, il suffit de comprendre que les mêmes connaissances des mécanismes du système sont nécessaires, que ce soit pour sa sauvegarde ou sa destruction (de Sun Tzu à Von Clausewitz, l’art de la guerre est un rapport entre défense et attaque, éléments inséparables). Sur cette question, nous avons sûrement ‘une longueur d’avance’, car nous ne nous basons pas sur l’idéologie de la conservation du système, mais sur l’histoire réelle de la succession des modes de production, c’est-à-dire sur la série des révolutions qui se sont déjà déroulées.
Parmi les institutions bourgeoises, le MIT, pour le compte du Club de Rome, a produit le rapport à notre avis le plus intéressant, Monde 3, et lorsqu’il fut publié en Italie, en 1973, nous l’avons commenté sur notre presse d’alors. De manière significative, la bourgeoisie l’a mis de côté en le reléguant au rang de simple curiosité, mais nous nous en sommes occupés y compris récemment (cf. n+1 nº 20).
Dans le système monde simulé par ce modèle, l’idéologie dominante de la croissance continue était la base. La population mondiale n’aurait cessé de croître qu’à partir du moment où elle aurait rejoint le niveau de vie européen qui, déjà, présentait des symptômes de fléchissement (il est aujourd’hui en recul dans les plus grands pays, seule l’Amérique continue sa croissance). Les ressources minérales du sous-sol étaient jugées limitées, mais librement consommables). Les phénomènes de rétroaction entre production et nature, et entre ceux-ci et le système politique, étaient pris en compte avec leurs retards réels ; on attribuait donc justement au système une inertie au changement. Sur la base des données saisies pour le modèle et des critères de réalisme adoptés, les rédacteurs ne s’étonnaient pas de voir l’ordinateur dessiner des courbes qui étaient des signaux de ‘dépassement des limites’ et donc de collapsus du système-monde. Mais leur filtre idéologique leur fit corriger les paramètres afin d’obtenir des courbes ‘acceptables’. Si Monde 3 était un modèle étudié pour la sauvegarde du capitalisme, le but de ses auteurs était de suggérer des réformes. D’où le mariage entre les bourgeois préoccupés du Club de Rome et les techniciens du MIT.
La figure 13 visualise l’évolution du modèle dans le futur sous l’influence des déterminations réalistes introduites sur la base de courbes historiques connues. Sont exclues les évolutions techniques et politiques, ces dernières étant considérées comme peu probables sans une ‘prise de conscience — naturellement ! — de la part des gouvernements au niveau international. C’est la continuation de la routine du capitalisme ‘tel qu’il est’, celui qui nous intéresse le plus étant donné que nous n’avons jamais pensé que le capitalisme était réformable. Du point de vue abstrait, le schéma de référence est celui de la case D de la figure 1.
Avec un air de sérieux scientifique, les auteurs mettaient en garde sur les prévisions obtenues au moyen de l’ordinateur. Celles-ci n’avaient pas la prétention de présenter une vaticination à moyenne échéance ; elles étaient un ‘cadre de référence’ ou un ‘standard’ pour que celui qui le voulait puisse aborder une politique de changement afin de corriger le cours catastrophique. Nous voulons, nous, souligner le fait que le système tel qu’il est, avec les rétroactions connues et la tendance à une croissance exponentielle, est condamné. Nous disons qu’aucun modèle de prévision ne peut être neutre. Monde 3 n’a pas la prétention de l’être, ayant comme but la sauvegarde du capitalisme, mais si nous affirmons pouvoir l’utiliser à nos fins, des fins opposées à celles de ses auteurs, il semble que nous tombions dans une contradiction évidente.
La contradiction n’est qu’apparente. Si le modèle pouvait être utilisé indifféremment par les communistes et les bourgeois pour des buts opposés, il semblerait être neutre et ne prendre une orientation opposée que du fait de l’utilisation qu’on en ferait. Ceci n’est pas exact. Un modèle dynamique de système social n’est pas comme un fusil qui a une fonction conservatrice entre les mains d’un bourgeois et une fonction révolutionnaire entre les mains d’un révolutionnaire. Un tel modèle est pour nous subversif même s’il a été pensé, élaboré et réalisé par un bourgeois. À condition que les données ne soient pas fausses. C’est le bourgeois qui l’identifie à un instrument de sauvegarde conservateur, mais c’est de sa part une illusion, car la dynamique est imposée par des données réelles, et celles-ci sont impitoyables : le capitalisme mourra. Ce n’est pas sans raison que nous avons publié, en 1973, un article intitulé La bourgeoisie regarde son horoscope. La dynamique est une chose, l’exorcisme une autre.
Dans ce cas, il s’agit d’un exorcisme ‘honnête’. Dans le modèle, le système capitaliste poursuit sa course ‘progressive’ de manière uniquement quantitative, sans que, comme dans la réalité, quiconque s’occupe d’en changer l’orientation, le système restant inchangé et durant… le plus longtemps possible. Agriculture, industrie, welfare, science, technique n’avancent que suivant la marche enregistrée dans le passé, à l'exclusion des sautes qui pourraient induire des perturbations improbables. Même l’évolution démographique n’est considérée que comme un résultat spontané dû au passage de nombreux pays tout d’abord au stade industriel puis au stade des services.
La simulation prévoit les événements avec une marge d’erreur très réduite. Elle montre une population mondiale passant du milliard et demi d’habitants en 1900 aux 5 milliards de 1990 et aux plus de six en 2000. La production industrielle est multipliée par 20 en 1990, ne consommant que 20 % des ressources non renouvelables — en tenant compte de la consommation, des réserves et des découvertes à venir. La production agricole par habitant croît encore et il semble que la famine soit conjurée. Entre 1990 et 2000, cependant, intervient une accélération qui annonce l’effondrement à venir. Le système ayant une inertie d’une vingtaine d’années, la simulation indique la nécessité de prendre des mesures entre 1970 et 1980. Nous savons ce qu’il est advenu.
Le système s’auto limite peu après 2000. La croissance s’arrête spontanément. La pollution et les déchets, dont le niveau était supportable, imposent désormais des dépenses insoutenables. La fertilité de la terre commence à être sérieusement entamée, de sorte qu’à partir de 2010 elle diminue de 4,5 % par an, c'est-à-dire d'une manière exponentielle. Dès 2015 la production alimentaire décroît — celle par habitant s’effondre. Le modèle ne tient pas compte de la loi de la rente et il indique seulement que les principales ressources seront déplacées de l’agriculture vers l’industrie. Notre lecture est différente : la part de survaleur appropriée par la rente foncière s’accroît et le prix des denrées alimentaires monte énormément tandis que les prix industriels baissent.
En prenant en compte le niveau de consommation de 1990, le modèle — rappelons que le système évolue à partir du temps t = 1972 sur la base de données recueillies depuis 1900 — prévoit que les ressources minières connues dureront, à rythme de consommation constant, encore 110 ans. Mais l’évolution jusqu’en 2020 montre qu’à cette date, il ne restera plus que 30 ans de réserves. Le modèle se corrige lui-même et passe de 110 à 60 ans de disponibilités pour les ‘ressources non renouvelables’ à cause de la croissance exponentielle et des rétroactions négatives. Entre 1990 et 2020 la population saute à 9 milliards, la production industrielle augmente de 80 % et la croissance de la consommation de matières premières double. Entre 2000 et 2020, le monde consommera, selon le modèle, une quantité de ressources non renouvelables égale à celle consommée pendant tout le XXe siècle. Mais, pour ce faire, il lui faudra plus d’énergie, de temps et de capitaux à cause des difficultés et des coûts croissants pour trouver, extraire, raffiner et transporter des ressources toujours plus rares et inaccessibles — c’est une conséquence inexorable de la loi de la rente : le prix de base d’un produit de la terre est donné par le ‘champ’ le plus mauvais.
Le modèle réagit à cet état de choses et détourne une partie des capitaux destinés à la production de base (secteur des moyens de production) et à ceux destinés à maintenir le cycle A—A’ vers une série de secteurs ne servant qu’à défendre le Capital de lui-même. De cette manière, l’économie mondiale devient assistée, ‘le capital fixe industriel commence à décliner entraînant avec lui le secteur agricole et celui des services’ (Au-delà des limites… p. 169). Le modèle ne tient pas compte de la financiarisation du Capital, c’est-à-dire de son autonomisation par rapport aux décisions des hommes, mais il ne le revendique pas et avance en regardant ce qu’il peut observer. Tout en indiquant que Monde 3 n’est pas la réalité, les auteurs concluent, sur la base d’une série de simulations ayant duré vingt ans :
« que le système du modèle, et, en conséquence, celui du monde réel, à une forte tendance au dépassement des limites et à l’effondrement. En effet, parmi les milliers de traitements de données que nous avons effectués au cours des ans, ceci a été le résultat le plus fréquent. » (Au-delà des limites… p. 171).
Rappelons que par ‘dépassement des limites’ on entend la tendance du système à détruire plus qu’il ne réussit à préserver, et ceci sans s’en rendre compte, c’est-à-dire sans qu’il soit possible de prendre les dispositions pour auto limiter la puissance destructrice inhérente au système. Et sans même qu’il soit possible d’éliminer les retards classiques de la politique dans les rétroactions, même dans le cas où des dispositions sont prises. On peut souligner un concept fondamental de Marx : toute révolution explose quand une forme économico-sociale se transforme de moteur de développement des forces productives en son contraire. Le modèle, malgré sa naïve prétention d’arriver à des réformes, montre à l’évidence les chaînes qui l’entravent.
Monde 3 prenait en considération cinq paramètres fondamentaux : population, ressources minérales, ressources alimentaires, production industrielle, pollution ; notre modèle de 1956 ne prenait en considération que les quatre premiers — il n’existait pas de données sur la pollution à l’époque. Monde 3 déduisait des données une quantification du ‘niveau de vie’ de la population mondiale ; notre modèle en déduisait l’arrivée du prolétariat occidental à un carrefour : quand la minéralisation de la société aurait écrasé son être biologique, elle se serait totalement déshumanisée, explosant en guerre, et, par conséquent, en révolution — qui aurait dû bloquer la guerre pour accélérer le processus historique. Le niveau de vie est quantifiable en valeur monétaire de biens et de services, un paramètre qui ne nous intéresse pas sinon comme critique des pulsions de consommation qui corrompent le prolétariat occidental. Mais les révolutions n’explosent pas seulement parce que le niveau de vie baisse : les hommes se révoltent quand la vieille société devient insupportable et que la nouvelle semble impossible, c’est-à-dire quand le saut social est entravé par la vieille société qui a du mal à mourir. Tout ceci a un contenu essentiellement qualitatif. Même s’il existe des modèles mathématiques traitant les processus qualitativement — théorie des catastrophes de René Thom — il convient de rester sur le terrain du calculable, c’est-à-dire des chiffres.
Il n’y a pas d’autre manière de quantifier les caractéristiques du système que de fixer sur le papier les chiffres des quatre paramètres classiques — aujourd’hui cinq — pris en compte tant par nous dans les années cinquante que par les bourgeois vingt et quarante ans après. Nous grefferons sur cette base un traitement qualitatif ultérieur en recourant au ‘pifomètre’, c’est-à-dire à la capacité d’élaboration du cerveau social, qui n’appartient pas à un individu en particulier, mais est distribuée dans le temps et dans l’espace.
En regardant les graphiques de Monde 3, même ceux simulant des mesures drastiques prises par tous les gouvernements, on note clairement que les courbes ne peuvent changer leur évolution que si on élimine la croissance exponentielle. Mais le capitalisme sans accumulation est un non-sens, et les gouvernements cherchent donc en vain une croissance sans ses conséquences. Un automobiliste qui se trouve sous l’orage, avec une visibilité réduite, une route glissante et des freins mouillés, s’il n’est ni fou ni saoul, n’accélère pas, mais ralentit. Une loi physique dit que les dommages entraînés par un accident augmentent en raison géométrique de la vitesse, la masse ayant aussi une grande importance. Sans faire de calcul et agissant simplement instinctivement, l’automobiliste sage règle sa vitesse en fonction des conditions environnantes. Il se comporte comme un système à rétroaction négative, il cherche son équilibre par rapport à l’orage. Il cherche aussi à prévoir si une poche d’eau ne peut pas apparaître à l’improviste et donc que le système pourrait être perturbé par un événement non-linéaire — diminution de l’adhérence et de la tenue de route, glissement, tête-à-queue puis désastre. Il sait que s’il ne prend pas de mesure préventive certains événements peuvent s’amplifier d’eux-mêmes et faire perdre le contrôle. Il sait qu’il y a un seuil de danger relatif aux conditions environnantes. Pour un système complexe, c’est la même chose, même si les paramètres sont plus nombreux.
Presque tous les processus concernant le capitalisme sont de type non-linéaire, c’est-à-dire sujet à un effet seuil. La quantité d’aliments dans un pays à capitalisme mûr peut diminuer ; statistiquement il n’y aura tout d’abord qu’une baisse du nombre des obèses. Mais une fois atteint un certain seuil, un problème social se déclencherait, ou bien une augmentation des maladies et donc de la mortalité, interrompant la régularité de la courbe. Un pays pétrolier peut voir diminuer régulièrement sa production de pétrole par épuisement des puits et augmentation des prix de forage des nouveaux puits plus profonds, mais passé un certain seuil — prix moyen du pétrole par rapport à la consommation — il doit faire cesser les forages et l’extraction. Quand il existe un effet seuil, les effets des rétroactions retardées deviennent catastrophiques et le système n’est plus contrôlable. Indépendamment de la puissance du système, de l’efficacité de sa science propre, du professionnalisme de ses gouvernants, de la vitalité de son économie. Au contraire, en présence de seuil, ce qui normalement est considéré comme vertu devient un défaut. Par exemple : face à une récession due à une croissance de l’augmentation de la productivité — baisse du taux de profit —, les sages gouvernements prêchent de suite une relance de la croissance et font tout pour augmenter encore la productivité !
Interrogé en 1990 sur ce que pourraient être les symptômes du ‘dépassement des limites’, c’est-à-dire du pic d’inconscience qui aurait rendu le système hors contrôle, Monde 3 avait répondu avec assurance : 1) croissance imperturbable du système-monde en dépit du manque d’énergie, de minéraux et d’aliments ; 2) début de la visibilité des effets de la pollution et du traitement des déchets ; 3) déclin du capital industriel. Tout ceci, affirmaient les auteurs, se serait exprimé avec une évidence particulière à partir des années 2000. Monde 3 n’avait pas indiqué quels effets seraient visibles au niveau des classes sociales. Mais évidemment, les auteurs ne s’étaient même pas posés la question.
Une modélisation en 2008 : acier et pétrole
Le modèle standard du MIT, publié en 1972, montre une situation catastrophique entre 2020 et 2040. Le même modèle, actualisé en 1992, n’avait pas été substantiellement modifié. Seules certaines données ont été incorporées, dues aux vérifications expérimentales des vingt années écoulées. Il répondait notamment à une question cruciale : que serait-il arrivé si, en 1975 – date qui, en 1972, était considérée comme point de non-retour pour modifier radicalement le modèle –, les mesures proposées avaient été adoptées ? La réponse fut claire :
« Aller vers le développement durable en anticipant de vingt ans produits un monde plus sûr et confortable, mais pas qualitativement différent… Ce futur qui aurait été possible il y a vingt ans ne l’est plus aujourd’hui. Cette durée implique de fortes différences, comme il est facile de s’en rendre compte en prenant en compte mathématiquement le phénomène de la croissance exponentielle. » (Au-delà des limites…)
Sur la question d’un avenir du monde plus sûr et confortable la réponse est trop facile. Intéressons-nous plutôt à l’affirmation selon laquelle le monde n’aurait pas été qualitativement différent même si les mesures globales avaient été prises en 1975. Les auteurs ne se réfèrent pas au fait que le monde serait resté capitaliste, car le changement de forme sociale ne fait pas partie de leurs intentions et que le modèle en est bien éloigné. Mais cette phrase est extrêmement significative : elle indique que quelles que soient les tentatives de modifier arbitrairement les paramètres du système ne modifient pas significativement la durée du système. Même en prenant en compte les hypothèses extrêmes il n’est pas possible d’éviter l’effondrement. Pour nous la raison en est simple : les interactions prévues dans le modèle incluent la reproduction du capital, c’est-à-dire la production de survaleur pour pouvoir réaliser le cycle A-A’, lequel ne peut être réalisé que par la croissance. Et croissance veut dire écroulement. Nous sommes au point de départ.
Nous avons vu à diverses reprises que la sénilité d’un Capital zombie se survivant à lui-même se mesure avec des paramètres très simples. Avant tout en notant le degré de financiarisation qui, pour nous, est l’acquisition d’une autonomie du Capital par rapport à ses possesseurs et aux pays où il s’est formé originellement avant de se mondialiser — corollaire : bourgeoisie nationale toujours plus inconséquente et parasitaire. En second lieu en observant les tentatives inutiles de refroidissement du système pour le tenir sous contrôle : des protocoles du type Kyoto aux congrès internationaux de gouvernements ou d’institutions supranationales. La Chine en est un exemple éclairant, son gouvernement ayant essayé à la fois de refroidir son économie en surchauffe et de limiter les ravages causés par la financiarisation de son marché interne. En troisième lieu, la naissance d’idéologies basées sur le ‘développement durable comme réaction à la croissance incontrôlée et à la destruction de ressources ‘non renouvelables’.
Mais les seuls paramètres de la finance, de l’acier et de l’énergie, sans parler des autres matières premières minérales et agricoles, détruisent toute théorie d’un capitalisme contrôlable et donc responsable devant l’humanité et la biosphère où celle-ci vit, produit et se reproduit. L’évolution de la production et de la consommation chinoise d’acier conditionne déjà celle du monde entier. En 2006, la Chine a produit 28 % de l’acier mondial et en a consommé 35 %. Donc, elle en importe en le soustrayant au reste du monde — il y a eu, par exemple, en Italie, des répercussions sur la construction des voies ferroviaires à grande vitesse. L’Inde ne produit que 3,5 % de l’acier mondial, mais son développement rapide l’a amené à posséder les plus grandes et les plus modernes usines de production du monde, par ailleurs concentrées entre quelques mains.
Un cas particulier est celui de la production d’acier au Moyen-Orient, dont seuls les milieux spécialisés parlent, mais dont il faut envisager l’importance future. Le principal pays producteur d’acier est actuellement l’Égypte, suivie de l’Iran. Les chiffres actuels n’influent pas fortement sur le milliard et demi de tonnes produites, mais les prévisions de développement sont fortes. Les productions américaines et européennes sont en baisse malgré le maintien d’une partie par l’intermédiaire de subventions pour des raisons stratégiques, comme pour les productions agricoles ; elles se sont modifiées dans le temps en passant d’un fort pourcentage de production de fonte, base de la production sidérurgique, à celle d’aciers spéciaux provenant en grande partie de ferrailles recyclées dont l’Occident dispose en quantité. Cette diversification vers les aciers spéciaux, obtenus par l’utilisation de fours électriques ou à gaz, favorise évidemment ceux qui disposent d’énergie. Les pays du Moyen-Orient producteurs de pétrole en disposent. Actuellement en phase de fort développement urbain, ils sont d’importants consommateurs d’acier — 100 millions de tonnes par an — et prévoient de passer d’ici une dizaine d’années à 25 % de la production mondiale.
Même si les prévisions semblent exagérées — ces 25 % signifieraient au moins 300 millions de tonnes, soit l’équivalent de la production mondiale de 1965 —, il est significatif qu’un projet de ce genre soit évoqué, et de plus un accord entre des États n’ayant aucune tradition sidérurgique. Le fait est que la consommation de pétrole de 40 milliards de barils par an ce sont 4 000 milliards de dollars qui sont transférés à la rente — en prenant une valeur du baril de 100 dollars. Il s’agit d’un surprofit qui doit être réalisé par la sphère productive pour le céder à la rente pétrolière, sans compter le fait qu’elle doit également produire du surprofit pour ses autres fournitures de matières premières et pour alimenter le monstre financier. La valeur de la production mondiale est d’environ 60 000 milliards de dollars ; si nous prenons un taux d’exploitation qui ne soit que de 100 % — moitié travail et moitié surtravail, comme au temps de Marx —, cela signifierait une masse de survaleur de 30 000 milliards de dollars, sur lesquels la seule rente foncière pétrolière pèserait 12 %. Et il en faudrait au moins autant pour la rente des autres matières premières et les intérêts versés au capital fictif.
Si ce modèle était réaliste, le capitalisme serait déjà mort. Pour notre malheur, le taux d’exploitation est aujourd’hui bien supérieur à celui du temps de Marx, et la quote-part payée par la production à la rente foncière est donc plus basse. Mais avec la crise le taux d’exploitation général diminue, même s’il pèse plus lourd sur le dos des prolétaires non-chômeurs, et donc la rente tend à être de plus en plus insupportable à l’ensemble du système capitaliste. Le paradoxe est que la rente-capital va au système du crédit qui est essentiel pour les investissements de l’industrie. Le système devient ainsi complètement pervers : finance et rente étouffent la sphère productive qui les alimente.
La valeur totale produite dans le monde entier (PIB) a augmenté de 4,5 % en 2006, de 5,7 % en 2007, et les prévisions sont de 4 % en 2008 et de 3,5 % en 2009. Pour les années 2008-2009, il est prévu que l’ensemble des pays de vieux capitalisme auraient une croissance négative provenant de la baisse de la production industrielle, ce qui, comme nous le savons, signifie une baisse du taux de profit. On est donc en présence d’une situation hors-norme, mais chronique où le taux de profit dans la sphère productive tend à descendre sous le taux d’intérêt arraché dans la sphère financière, situation qui provoque le développement de la circulation due à la recherche désespérée d’un succédané au manque de profit. À ceci il faut ajouter le doublement du prix des aliments de base, le quadruplement du prix des métaux et la désormais habituelle oscillation du prix du pétrole orienté historiquement à la hausse. Et il faut également tenir compte de l’augmentation de la population — actuellement autour de 1,2 % — qui contribue à baisser la croissance par habitant, le paramètre sur lequel doivent se baser les mesures économiques. Tout ceci confirme ce que nous disons depuis des années : il ne s’agit pas de crises conjoncturelles, mais d’une crise chronique du système qui s’accroît avec le temps (cf. : La crise historique…).
L’insoutenable légèreté de la production
Au plan mondial, l’agriculture occupe 40 % des gens qui ont un travail, mais ne produit que 4 % de la valeur totale. L’industrie en occupe 20 % mais produit 32 % de la valeur totale. Les derniers 40 % produiraient officiellement 64 % de la valeur. La situation va de pays comme l’Afghanistan et la Tanzanie, où l’agriculture représente 40 % du PIB, aux États-Unis où elle ne représente que 1 % — 21 % à l’industrie et 78 % aux services. Et encore l’industrie et l’agriculture comportent des parties de service comme l’administration, le réseau de vente, les contrôles internes…
Quelque chose ne fonctionne pas. Cette disproportion énorme entre l’économie matérielle et l’économie ‘légère’ des services possède des causes et a des conséquences. Avant tout, l’agriculture produit peu de valeurs, car n’y est pas inclus le quota social que l’État prélève des autres secteurs et affecte à la production de nourriture. En second lieu, les services font partie des secteurs qui, comme on l’a indiqué, naissent de l’exigence du Capital de rendre tout vendable, dans le mensonge que toute activité est productrice de valeurs. Le travail productif est par définition celui qui rend possible la production de survaleur. Toute activité qui exploite le travail salarié pour vendre un service est une activité productive. Mais à la longue même les ‘services destinés à la vente’ se transforment en branches partiellement improductives, dédiées à la répartition de la survaleur plus qu’à sa production.
L’industrie proprement dite n’est pas faite que de la production d’acier et de production mécanique. Par exemple, les usines d’ordinateur assemblent les produits semi-finis qui incluent un concentré de technologie, donc plutôt ‘légers’, et une de leurs matières premières, les softwares, est immatérielle. La production légère, à parité de valeur, permet une augmentation du rendement thermodynamique, dans les secteurs qui le permettent. Ce rendement s’exprime en quantité d’énergie nécessaire pour obtenir 1 000 dollars de PIB, la soi-disant intensité énergétique, mesurable par exemple en tonne d’équivalent pétrole. Du début de la révolution industrielle à aujourd’hui, ce paramètre a fortement baissé dans les pays développés tandis que dans certains pays en voie de développement il est encore au niveau du XIXe siècle. La diminution dans le temps de l’intensité énergétique de l’économie ne signifie pas du tout qu’il soit consommé moins d’énergie en absolu : il n'en est consommé moins que par rapport à la masse de valeur produite, laquelles croît de manière démesurée, empêchant que la masse d’énergie dissipée dans la production ne diminue.
Le raisonnement vaut également pour les matières premières en général. L’avènement de l’ère du pétrole et la fin de l’ère du charbon et de l’acier n’ont pas vu la production de ces derniers diminuer, tout au contraire. La soif d’énergie et d’infrastructures des pays émergents a fait exploser des productions qui semblaient avoir atteint la partie asymptote de la courbe du développement productif — croissance proche de zéro. La production mondiale d’acier, qui était d’environ 200 millions de tonnes en 1950, semble atteindre son sommet avec la crise des années quatre-vingt, se stabilisant aux environs de 800 millions de tonnes. À partir de ce moment, les aciéries des pays développés commencèrent à fermer, tandis que de nouvelles usines sidérurgiques surgissaient ailleurs. L’émergence de nouveaux protagonistes porta la production au niveau actuel de 1 100 millions de tonnes. Il en est de même pour le charbon : à elle seule, la Chine, affamée d’énergie, extrait 2 000 millions de tonnes de charbon, pour une production mondiale de 5 600 millions de tonnes. En termes énergétiques, la production de charbon chinoise correspond à un tiers de la production mondiale de pétrole (laquelle est passée de 750 millions de tonnes en 1955 aux 5 000 millions actuels).
Comme on le voit, tandis que la production tend à s’alléger, le système dans son entier tend à s’appesantir, tant matériellement — acier, charbon, pétrole — que de manière métaphorique, cette première devant payer un lourd tribut tant au secteur primaire des pays en voie de développement qu’à la rente et à la finance des pays de vieux capitalisme. C’est inévitable : la loi de la chute tendancielle du taux de profit exige toujours que les productions à haute composition organique de capital — extraction de survaleur relaive — s’appuient sur celles à basse composition organique — extraction de survaleur absolue. Tant que durera le capitalisme, il sera impossible d’avoir partout, d'une façon généralisée, une production à basse intensité énergétique. C'est pourquoi, le tribut à payer à la rente sera toujours élevé, et toujours élevée sera la conséquence monétaire due soit à la rente finissant dans la banque que à la surproduction de marchandise et donc de capitaux (voir la Chine et l'Inde).
Quantifier les effets du capital fictif est difficile, mais le faire par le calcul du transfert de la valeur du surprofit vers la rente est élémentaire : un pays comme l’Italie paye pour la seule rente foncière l’équivalent de 25 % de ses exportations, c’est-à-dire 7 % de la valeur annuelle de la production. En outre, il doit payer la rente pour toutes les autres matières premières importées, minérales et végétales. Pour la plupart des pays, les avantages provenant de la production ‘légère’ et de la diminution de l’intensité énergétique du PIB sont annulés par les effets conjoints de la rente et du capital fictif. Comme on l’a vu, la masse de la production augmente, la masse de la valeur produite aussi, mais, par l’effet de l’augmentation de la productivité, la valeur unitaire des marchandises produites n’augmente pas dans la même proportion. Et la quote-part affectée à la rente, au capital fictif et à l’accroissement des services qui ne sont productifs que sur le papier, augmente.
Donc, la faim d’acier et d’énergie ne s’apaise pas avec le développement du capitalisme. Mais une chose est l’acier, totalement recyclable et, en tant que ferraille, bien plus précieux que le minerai de fer sortant de la mine, autre chose est le combustible qui est inexorablement brûlé. Prenons le pétrole : depuis sa découverte 994 milliards de barils ont été utilisés ; les réserves prouvées sont de 850 milliards de barils ; les réserves supposées, mais non encore découvertes sont de 160 milliards de barils ; la consommation actuelle est de 30 milliards de barils par an. Le calcul est vite fait : avec les données disponibles actuelles le monde sera à sec d’ici une trentaine d’années. Il arrivera bien d’autres choses avant. Par exemple, son prix montera tant que l’exploitation des gisements inaccessibles ou la distillation de sables bitumineux, aujourd’hui impossible, ou bien encore le mélange avec de l’huile ou de l’alcool, se réaliseront. Dans chaque cas, il faut prendre en compte son incidence sur le taux moyen de profit et sur la fuite des capitaux vers la sphère financière. Sachant par ailleurs que l’économie est en croissance exponentielle et qu’on ne peut pas simplement diviser la quantité de pétrole aujourd’hui disponible — aux conditions de production d’aujourd’hui — par la quantité utilisée par an. Les courbes de production et de consommation augmentent, celles de la valorisation du capital et de la disponibilité des ressources descendent. La tendance est vers un croisement mortel.
Notre modèle de 2008 suivant les critères de celui de 1956
La Grande Dépression, la Seconde Guerre Mondiale, la reconstruction soutenue par le plan Marshall et la croissance qui s’en suivit donnent lieu à une situation totalement différente de l’actuelle. Nous voyons aujourd’hui se reproduire des cycles de croissance et de décroissance de faible intensité, les économies les plus importantes étant désormais en dangereuse syntonie. Mais jusqu’à la moitié des années soixante-dix, le charbon et l’acier, qui représentaient l’ossature de la reprise économique mondiale, étaient abondants et à faible coût, tandis que l’économie était en croissance contrôlée, étant donné que les fascismes avaient donné aux États les instruments — qui s’appelèrent ensuite keynésiens — pour stimuler la production et la consommation. Au milieu des années cinquante, on était en plein ‘quantitativisme productif’ et donc les attentes pour les effets économiques et sociaux dus au croisement de la courbe de la production biologique (en baisse) et de la production ‘minérale’ (en ascension) étaient scientifiquement fondées, même si les auteurs eux-mêmes mettaient en garde contre une absolutisation arbitraire.
Ces attentes provenaient tant de la théorie que de la praxis qui, à travers la crise de 29, prémices de la pire boucherie guerrière que le monde ait connue, avaient reçu une formidable vérification expérimentale. Le caractère transitoire de la forme capitaliste, c’est-à-dire la base objective de la rivalité entre les deux conceptions opposées du monde, la bourgeoise et la communiste, était enfin démontré. Et cette démonstration avait permis de déduire de l’histoire la signification symbolique inhérente à la définition du capitalisme comme ‘minéralisateur’ de la biosphère, comme triomphe du travail mort sur le travail vivant, comme l’étouffement de toute possibilité de développement — qui n’est pas synonyme de croissance quantitative — de l’espèce humaine. Le programme de production de la société future était mis en évidence. Programme qui devra être en harmonie avec la biosphère, avec un ‘bilan’ non pas économique, mais énergétique : tout ce que nous avons et aurons sera en équilibre avec ce qui nous arrive du soleil (Jamais la marchandise…, p. 30-31).
Aujourd’hui, la question du dépassement de la mort minérale sur la vie étant avancée, l’humanité, bien qu’encore esclave de l’idéologie bourgeoise, s’aperçoit que la biosphère est un ensemble thermodynamique complexe dépendant de l’équilibre entre l’énergie arrivant du soleil et celle utilisée par les cycles de reproduction de l’ensemble des espèces vivantes, dont la nôtre. Cette même humanité qui, il y a un demi-siècle, était capable de sourire avec suffisance face aux graphiques et aux tableaux élaborés par des visionnaires de la catastrophe, s’aperçoit que nous brûlons en quelques décennies ce que la Terre et le Soleil ont accumulé pendant des milliers de millénaires. Et, au lieu d’en finir avec un système qui nie l’homme, elle donne libre cours à ses peurs par de naïves théories écologistes basées sur un impossible capitalisme 'durable' avec les catégories de valeur et de marché. Mais la vengeance de ce mouvement objectif envers vers la société future que nous appelons communisme ne s’est pas fait attendre : la théorie non-économique de l’équilibre thermodynamique a fait violemment son chemin, la même que, il y a cinquante ans, notre courant reprenait de Marx qui lui-même l’avait repris du modèle d’équilibre physiocratique de Quesnay.
Donc, une modélisation réalisée en 2008 avec les critères de 1956 est non seulement possible, mais c’est même l’unique voie pour avoir un modèle réaliste du système.
De quelles autres courbes aurions-nous besoin ? Quelles pourraient être celles qui auraient la puissance matérielle et symbolique de celles d’il y a un demi-siècle ? Celle de la minéralisation a déjà été tracée et appartient déjà à l’histoire. Celle de la misère relative croissante face à l’augmentation de la production de richesse a déjà été tracée par Marx, et Paul Krugman, le dernier prix Nobel de l’économie et le critique de l’inégalité sociale, arrive un peu en retard. Celle de la contradiction entre un taux de profit déclinant au-dessous du taux d’intérêt avec, comme conséquence, la financiarisation du système et la crise du crédit, nous l’avons sous les yeux ces derniers mois. Celle du surprofit déclinant relativement à une rente en hausse nous l’avons vu du temps de la crise pétrolière du milieu des années 70 (et il n’y a pas que la rente du pétrole et des matières premières, il y a aussi la rente immobilière : l’économiste Joseph Stiglitz a calculé que 80 % de la croissance occidentale des années immédiatement précédentes de la crise actuelle étaient dues au secteur immobilier).
La masse de la valeur produite chaque année (p + v) est gigantesque par rapport à celle de la force de travail qui la génère dans les secteurs réellement productifs. Mais sa masse de survaleur est faible face aux nécessités du Capital : pétrole, minerais variés, aliments, immeubles, finances et gaspillages divers la dévorent. Pour cela, le Capital a besoin de vampiriser l’industrie et la sphère de la circulation où il y a encore un semblant de gain sous forme d’intérêt ou de spéculation.
La financiarisation de l’économie est donc une réponse à la crise de valorisation due à la productivité croissante. Il n’y a jamais pléthore de capitaux sans pléthore de marchandises : c’est pour cela que le slogan ‘relancer la production et retourner à l’économie réelle’ est imbécile. La crise arrive alors qu’il y a déjà trop de production. L’économie ‘réelle’ est celle-là, il n’y en a pas d''irréelle'. L’unique distinction que nous faisons, nous, à l’intérieur du système, est celle entre capital réel et capital fictif. Lorsque le capital fictif dépasse de loin le capital réel succède une autre distinction : celle entre ce qui est actuel et ce qui est potentiel. Car le capitalisme génère continuellement, en son sein, les éléments qui le nient, et qu’au milieu de ses mécanismes se cache la société future. C’est cette réalité embryonnaire qui nous permet d’en voir les possibilités de développement. Et cela a évidemment un rapport avec le modèle possible. Marx observait que cette contradiction s’exprimait au niveau le plus élevé au sein du système du crédit. Il consacre la disparition de l’intérêt personnel du capitaliste dans la formation de la valeur à travers la production matérielle, et donc la disparition potentielle du capitalisme.
Aujourd’hui, nous voyons que l’entière sphère du crédit s’est entièrement autonomisée en sapant le pouvoir décisionnel des propriétaires de capitaux sur ceux-ci. L’agriculture des pays industrialisés elle aussi est sortie du cycle capitaliste pour entrer dans un cycle productif stratégique, donc assisté, afin d’alimenter des populations qui ne pourraient acheter au prix du marché. Nous allons voir plus loin que le même phénomène est valable pour la sphère de l’énergie étant donné que les limites supportables par la sphère productive vis-à-vis de la rente ont été atteintes. La guerre contre l’Afghanistan et l’Irak, quelles que soient les motivations de ceux qui l’ont enclenchée et de ceux qui l'ont contrariée, est pour partie due à ce problème. Le futur énergétique des pays capitalistes industrialisés se joue au Moyen-Orient et en Asie Centrale. Les producteurs et les accapareurs de pétrole et de matières premières ne peuvent être autre chose que, en même temps, ennemis et complices.
Les courbes de la catastrophe
En 1956, l’année où nous faisions des prévisions sur la possibilité d’un écroulement en 1975, le géophysicien américain Marion King Hubbert tira des données historiques de l’exploitation des gisements miniers, un modèle mathématique produisant une courbe en forme de cloche. La première partie était de type en ‘S ’, comme certaines que nous avons vues précédemment. La seconde partie présente, au contraire, une chute soudaine d’un type déjà vu dans les modèles dynamiques de Monde 3. Quels que soient le type de mines et leur histoire, cette forme restait invariante et il était donc possible de faire des prévisions sur leur future production.
Ce modèle appliqué aux puits pétroliers américains permit de prévoir un pic de production au début des années 70, suivi d’une rapide chute. Cette prévision fut accueillie avec scepticisme, dérision, et pratiquement ignorée jusqu’à la date fatidique, lorsque la production pétrolière des États-Unis commença à réellement baisser au moment où la crise pétrolière éclatait – dit-on – à la suite de la guerre du Kippour et à l’embargo des pays arabes qui s’ensuivit. Hubbert devint alors célèbre, mais les événements le reléguèrent rapidement dans l’ombre : le décuplement de la rente avait rendu possible l’exploitation de gisements de moindre qualité et disposés dans des zones peu accessibles, qui semblait rendre la théorie du pic tout simplement fausse.
Aujourd’hui, la théorie du pic de Hubbert est revenue impérieusement sur la scène à cause des ultérieures oscillations du prix du pétrole vers le haut, mais elle continue à avoir ses détracteurs. Le modèle de Hubbert n’est ni ‘juste’ ni ‘faux’. Comme nous l’avons vu pour d’autres modèles, il répond simplement aux questions qu'on lui pose. Il ne prenait pas en considération les variations de prix, mais étant donné qu’il n’y en eut pas en 1956 les prévisions furent correctes pour 47 des 48 états américains (les prévisions pour le Texas n’étaient pas justes, mais elles l’étaient pour la production globale). Après 1975 les modèles de prévision sur le pic de la production pétrolière tinrent compte de scénarios alternatifs basés non seulement sur des variations de prix, mais également de l’amélioration des technologies de prospection et d’extraction, d’éventuelles tensions politiques et d’autres paramètres d’incertitude.
La figure 14 montre, superposés, les différents pics prévus par un modèle sophistiqué du EWG (Energy Watch Group), un centre d’études indépendant fondé par des membres du parlement allemand. Selon cet organisme le pic mondial aurait été atteint en 2006 et depuis la production ne fait que baisser. La même figure montre la prévision de l’IEA (International Energy Agency) dans une de ses études intitulée WEO (World Energy Outlook) de 2006. Les différences sont substantielles et dues à la méthodologie qui suppose des scénarios pour le futur très différents. EWG prévoit un écroulement de la production de 50 % en 2030 face à une consommation croissante, et critique fortement l’optimisme sans fondement des différentes agences officielles.
La figure 15 montre l’évolution historique de la production pétrolière des pays qui ont déjà atteint le pic. Cette évolution a servi de base à la modélisation pour en tirer des prévisions réalistes. La courbe des totaux, à la forme invariante, est semblable à la courbe soit des différents pays que des différents gisements. Ce type d’invariance, qui n’existe que pour le passé dans les courbes évolutives des agences officielles et disparaît dans le futur nous fait penser qu’il y a un intérêt généralisé à désinformer sur la question de la fin du pétrole.
La désinformation a un sens : elle sert à soutenir les prix de l’énergie afin de maintenir en activité les gisements peu rentables, mais également à retarder le plus possible l’explosion inflationniste et la spéculation sauvage, de manière à permettre le lancement de politiques qui puissent permettre de nouvelles découvertes et l’exploitation d’énergies alternatives. Le calcul thermodynamique sur la croissance capitaliste nous permet de nier cette éventualité. Le système acquiert une possibilité de survie en abaissant l’intensité énergétique de son PIB, en ‘allégeant’ sa production, comme nous l’avons déjà vu, mais reste fortement entropique, c’est-à-dire dissipatif, et la perte d’énergie ne sera pas suffisante pour compenser l’augmentation de rendement. Les tendances de la production de charbon, d’acier et de pétrole le démontrent. Face à une croissance moyenne prévisionnelle de 2 ou 3 pour cent par an du PIB mondial et à une diminution du même ordre de la production de pétrole, les corrections pouvant être apportées au modèle de l’EWG ne changent pas son pronostic : compte tenu des paramètres actuels, le système s’écroulera aux alentours de 2030 où même avant.
Nous sommes toujours dans les conditions des prévisions de 1956, même si les inconnues sont en partie différentes, tant pour les raisons historiques que nous avons déjà souligné que du fait du vieillissement progressif du système, qui le rend plus sensible aux entraves des mécanismes d’accumulation. À la différence de nos camarades d’alors, nous avons une énorme masse de données disponibles que nous pouvons utiliser de manière plus dynamique que les longs tableaux accompagnant le Cours du capitalisme. Nous ne nous référons pas seulement aux modèles bourgeois que nous avons utilisés et qui ont introduit la dynamique des systèmes dans la modélisation de la réalité. Nous nous référons au fait que la bourgeoisie elle-même a dû capituler et venir sur notre terrain.
Nous disposons aujourd’hui d’un modèle bourgeois sophistiqué de minéralisation de la biosphère démontrant que le capitalisme représente effectivement le triomphe du travail mort sur le travail vivant.
Si en 1956 nous attribuions un contenu significatif aux chiffres et aux tableaux pour la perspective révolutionnaire, que devons-nous dire aujourd’hui alors que notre ennemi mortel est contraint d’étudier les symptômes de sa propre mort annoncée, utilisant les méthodes que nous utilisions il y a cinquante ans ? Quand les chiffres démontrent sans aucun doute possible que face à l’accroissement considérable de la production basée sur les minéraux, la production biologique est en déclin inexorable non seulement en terme relatif, mais aussi absolu ?
Le modèle en question est réalisé par le Global Footprint Network qui le met à jour de manière continue. De celui-ci, le GFN, le WWF et la Société Zoologique de Londres tirent chaque année, depuis 1998, le Living Planet Report, un rapport sur l’état de la planète concernant le processus particulièrement accusé de dé-biologisation de l’humanité et de son environnement. Comme le savent les lecteurs, nous n’avons aucune sympathie pour l’écologisme petit-bourgeois qui aspire à un ‘capitalisme à visage humain’. Notre intérêt se porte sur la dynamique des systèmes, le même que celui que nous avons porté au modèle dynamique du MIT, lequel ne naît, au début des années 70, certes pas pour enterrer le capitalisme, mais pour tenter de le sauver tel qu’il est, pour l’amener à mieux se gouverner. Prenons le modèle et laissons les pleurnicheries écopacifistes sur le pauvre monde malade à rafistoler. Les calculs se basent sur les données recueillies auprès de diverses institutions comme la Food and Agricultural Organisation (FAO), l’ONU, l’International Energy Agency (IEA), le département de statistiques de l’ONU (UN Commodity Trade Statistics Database), l’Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC) et d’autres organisations s’occupant de la surveillance de la planète.
Le modèle du Global Footprint Network est assez curieux. Il ne se base que sur deux ‘indices’ qui, eux, reposent sur une grande masse de données : 1) l’indice de biodiversité de la planète dans le temps, l’année étalon étant 1970, et 2) l’empreinte écologique (ecological footprint), c’est-à-dire la mesure de l’intervention humaine en faisant la balance entre ce que produit la planète et ce que notre espèce consomme ou détruit en appauvrissant la biomasse de la planète.
Le recueil des données des décennies passées permet d’obtenir une tendance et d’en définir les invariants servants à définir les scénarios futurs. L’intention est écopacifiste et le but de la recherche est de faire des suggestions aux gouvernements pour obtenir ‘une société durable, en harmonie avec les écosystèmes vitaux’, mais les données sont objectives, au sens où l’on peut en tirer la mesure de paramètres comme celui de la baisse de la biomasse animale et végétale. Ce qui est démontré c’est la dégradation permanente de la biosphère et la tendance au collapsus de l’écosystème Terre jusqu’à l’impossibilité, pour le genre humain, d’exister.
Le premier indice (figure 16) comporte l’intégration de données concernant la présence sur la planète de 1 313 espèces vivantes, mammifères, poissons, reptiles, oiseaux, amphibiens, etc. subdivisée en 3 600 populations ; et leur taux d’extinction ou prolifération dû à l’action humaine, responsable de la diminution de la biodiversité. Il s’agit d’espèces qui, de par leurs habitats et leurs modes de vie, de reproduction, et de leurs rapports avec d’autres espèces, font partie de systèmes et de sous-systèmes en état de représenter la globalité du vivant et donc l’indice de ‘biologisme’ de la planète. Entre 1970 et 2003, cet indice a baissé de 30 %, une vitesse de dégradation de l’équilibre biologique jamais vu dans l’histoire de la Terre, supérieur de plusieurs milliers de fois au taux d’extinction des ères où il était le plus élevé comme celle de la grande extinction de masse du Crétacé.
Le second indice (figure 17) concerne la mesure de la différence entre ce que nous, en référence à Quesnay, avons appelé ‘travail du Soleil’, c’est-à-dire la ‘production’ de la biosphère, et la consommation de l’espèce humaine, depuis longtemps sortie de l’équilibre avec la nature (avec production de déchets inertes ou toxiques, non métabolisables).
L’empreinte écologique (figures 17 et 18) offre la mesure de l’écart qui s’est creusé entre l’équilibre thermodynamique et la dissipation d’énergie, c’est-à-dire les ressources, qui, si le système capitaliste n’est pas éliminé, seront irrémédiablement perdues, comme les forêts primaires, ou encore l’eau de nombreux fleuves, prélevée pour l’agriculture et les métropoles. Les unités de mesure utilisées (‘une planète’ ou ‘un hectare global par habitant’) sont équivalentes au-delà de la différence d’approche : l’écart actuel entre la ‘consommation’ de notre planète et sa capacité de ‘production’ biologique est toujours de 25 %.
La figure 17 montre qu’à partir du milieu des années quatre-vingt les activités de l’homme commencèrent à consommer plus de ressources biologiques que la planète n’était en état de régénérer. Les rebuts du métabolisme de l’espèce, composés pendant longtemps exclusivement de substances organiques et donc recyclés naturellement par la biosphère, ont été de plus en plus d’origine industrielle et minérale, pour en arriver à la situation actuelle où l'espèce humaine transforme les ressources en déchets bien plus vite que la nature n’est capable de transformer les déchets en ressources. Une modélisation basée sur des données de l’ONU se projetant à l’horizon 2050 prévoit un scénario dans lequel l’empreinte écologique atteint le niveau de ‘deux planètes’, ce qui équivaut à dire qu’au milieu du siècle notre espèce dissipera en termes énergétiques, pour la seule partie de la sphère biologique, le double de ce que le système Terre-Soleil offre. Ce qui est évidemment impossible : les effets dévastateurs sur l’économie et sur la société amèneront bien avant le système à l’effondrement. Des mesures devraient donc être prises bien en avance. Et c’est ici que le modèle montre ses limites politiques.
Les effets des décisions, même drastiques, sur l’évolution des paramètres pris en considération sont extrêmement lents à se produire. Un contrôle démographique quelconque ne produit des effets qu’au bout de quarante ans (une population dont on limiterait le nombre de naissances aurait déjà un certain nombre d’enfants) ; de même pour les structures productives, les infrastructures, les habitations, qui continueront à exister et fonctionner pendant des décennies. Tant le modèle du MIT que celui de l’ONU et celui de l’‘empreinte écologique’ montrent que les conditions actuelles vont déterminer des effets pour l’ensemble de ce siècle, quelles que soient les mesures prises immédiatement pour éviter la catastrophe. Le modèle du MIT, le Monde 3 de 1970, indiquait un ‘point de non-retour’ en 1975 : si l’ensemble des mesures préconisées avaient été prises à cette date le système se serait stabilisé entre 2010 et 2020. Il semble que ce ne se soit pas passé ainsi.
Earth Overshoot Day
Soit le ‘jour de dépassement [des limites, NdT] de la planète’ : du premier janvier au 22 septembre 2008, notre espèce a consommé les ressources que la planète a produites en moyenne sur l’année. Du 23 septembre à la fin de l’année, il a été consommé ce que la planète ne peut remplacer. C’est un troisième indice utilisé par le Global Footprint Network pour exprimer les grandeurs qui avaient servi à la mesure de l’empreinte écologique en ‘nombre de planètes’ ou en ‘hectares globaux par habitant’. Bien sûr, ces grandeurs n’ont de sens que dans l’évolution au cours du temps, en confrontant le passé et le possible futur. Les calculs se basent sur des données recueillies en 1961, période où l’espèce humaine consommait environ la moitié de ce que la biosphère était capable en moyenne de réintégrer. Le début du dépassement se situe en 1986 lorsque jusqu' au 31 décembre l'humanité avait consommé exactement ce que la biosphère était en mesure, en moyenne, de régénérer.
Le terme ‘en moyenne’ est fondamental, car si certaines ressources sont régénérables avec une certaine marge, d’autres ne le sont pas, comme l’éthanol ou le biodiesel qui sont brûlés ; ou comme les millions de tonnes d’excréments humains et animaux qui sont rejetés, provoquant non seulement un gaspillage de biomasse fertilisante, mais également l’eutrophisation des eaux. Ceci signifie que l’humanité consomme les ressources de manière dangereuse même lorsque, en moyenne, le bilan semble encore positif.
L’érosion des possibilités de régénération de la biosphère empire de manière exponentielle en même temps que la production capitaliste augmente de manière exponentielle : en 1995, le dépassement symbolique est arrivé le 21 novembre, en 2005 le 2 octobre, et en 2008 le 23 septembre. À partir de cette date, la masse végétale et animale phagocytée ou détruite par l’humanité dépasse les limites au-delà desquelles la biosphère n’est plus capable de se régénérer. Et il n’y a tout simplement pas de solution : même s’il était possible d’appliquer des politiques capitalistes de limitation de la croissance, un changement de style de vie, l’utilisation de technologies à faible impact environnemental et autres fantaisies imaginées pour exorciser la catastrophe, étant donné le retard entre les décisions et leurs effets, il faudrait, dans une vingtaine d’années, transporter la moitié de l’humanité sur une autre Terre… pour la consommer également dans son entier.
Le principe capitaliste de la croissance fait que l’on continue sur le rythme suicidaire d’aujourd’hui. Et si le monde devait s’aligner sur le modèle américain actuel il faudrait cinq Terres et demie, tous les autres paramètres, population, capital investi, niveau de pollution, empreinte écologique, restant identiques.
La figure 19 montre, superposés, le modèle standard du MIT et deux indices de ‘biologicité’ du monde élaborés par le Global Footprint Network. Tant l’indice du monde vivant que celui de l’empreinte écologique franchissent la ligne d’équilibre des ressources (en constant déclin) pendant la seconde moitié des années quatre-vingt. La minéralisation du monde a atteint la limite de manière très anticipée par rapport aux quatre pics du modèle standard du MIT, qui d’ailleurs sont eux aussi le résultat de données historico-économiques reflétant les paramètres biologiques (aliments, population, pollution et production industrielle). La position des pics entre 2020 et 2040 est cohérente avec les projections du modèle GFN (paramètre ‘deux planètes’ atteint d’ici 2050). Le déclin des ressources atteint le point de flexion à la même période à cause de la crise. Quatre pics, donc, et un déclin, annoncés par la minéralisation de l’humanité et de son milieu (la superposition des graphiques est purement indicative, les échelles respectives n’étant compatibles que sur l’échelle du temps).
En joignant les paramètres de ‘notre’ modèle avec le modèle standard du MIT et celui du GFN, sans oublier le pic du pétrole, nous obtenons une projection inexorable : le système saute en 2030. Bien qu’ayant expliqué la manière de lire les projections d’un modèle dynamique nous sommes sûrs que d’ici vingt ans un crétin quelconque nous demandera des comptes sur notre ‘prophétie’.
La consommation de la planète et la genèse du capital fictif
Il faut démontrer pourquoi ceux qui voudraient un monde capitaliste réformé, qui ne comprennent pas que le système ne peut pas dépasser ses propres contradictions destructives, ont tort. Qui ne comprennent pas l’inéluctabilité de la ‘consommation’ capitaliste de la planète et dont les cris de douleur ne sont que des pleurnicheries.
Selon la théorie de la rente, le prélèvement pur et simple de la terre, et le prélèvement que le propriétaire du champ (ou de la mine, ou du puits pétrolier) effectue sur le profit du secteur productif ont des analogies. Dans notre texte Volcan de la production ou marais du marché ? l’analogie est étendue à tous les secteurs, productifs ou non, en mesure d’exploiter une rente de position (par exemple le monopole) qui permet un prélèvement extra par rapport au profit moyen.
Marx utilise le même critère pour distinguer le capital réel (productif ou de crédit) du capital fictif. Commençons par le prélèvement pur et simple de la terre. Un cueilleur de champignons vendant sur le marché sa récolte reçoit de l’argent, participant à la production et à la répartition générale de la valeur. Si tout le profit ne servait qu’à reproduire le cueilleur lui-même, c’est comme s’il se nourrissait directement de champignons, se confectionnait des habits en tissus d’herbe et se fabriquait des chaussures avec des joncs entrelacés. Mais si le profit dépassait ses besoins immédiats et qu’il en résulte un placement en banque, il faudrait alors se demander d’où provient cet argent extra et ce qu’il représente. L’origine, nous le savons, provient de la valeur des autres (profit ou salaire de celui qui achète les champignons), mais ceci ne se voit pas dans la société en général, alors que l’on voit très bien l’augmentation des dépôts. Si le dépôt constitué en un an est de 50 euros, et le taux d’intérêt moyen de 5 %, c’est comme si notre cueilleur avait un capital de 1000 euros. La même chose vaut pour un pêcheur, un chasseur ou un chercheur d’or.
Un particulier qui achète et vende ses actions par ordinateur, sans aucun rapport avec les entreprises qui émettent le capital en actions, et qui gagne 50 euros par an en plus du capital initial investi, se retrouve comme s’il avait, lui aussi, un capital additionnel de 1000 euros (sans avoir besoin de calculer un net tenant compte de sa nourriture, étant donné que ce qu’il gagne en plus provient de la valeur des autres).
Un monopoliste qui reçoit un surprofit non pas d’une qualité supérieure de ses produits, mais de sa situation de monopole, jouit des mêmes avantages que ceux d’un concurrent qui aurait investi une quantité plus importante de capitaux pour améliorer la productivité ou la qualité de ses produits. C’est comme s’il avait investi lui aussi.
Ces capitaux provenant des méandres sociaux de la production et du marché agissent comme s’ils n’existaient que pour ses propriétaires finaux. Marx les appelle capitaux fictifs. Au début ce sont des capitaux réels, et s’ils sont déposés en banque et donc s’inscrivent dans le circuit du crédit, ils continuent à être réels. Mais, détachés de leur origine et devenus propriété des rentiers, une fois entrés au sein du crédit financier, ils se détachent du capital réel… et se multiplient. Un titre émis sur la base d’une valeur réelle peut être vendu plusieurs fois, se comportant comme de la monnaie, ce qui à l’origine n’arrivait que pour la lettre de change escomptée classique. Entre 1971 et 1974, deux énormes masses de capitaux circulant s’automatisèrent définitivement de la production réelle et tendirent à devenir du capital fictif de manière irréversible : la masse des eurodollars rendus inconvertibles par le gouvernement des USA, et la masse des pétrodollars, provenant du décuplement du prix du pétrole. Irréversible, car aucune masse de ce genre n’aurait pu retourner au circuit primaire de la production de survaleur sans faire sauter le système de ses fondations.
D’une part le capital, c’est-à-dire le travail passé, le travail mort ; de l’autre non seulement le pétrole, mais l’ensemble des ressources de la Terre. Et la terre est un des éléments fondamentaux du processus productif complet, avec le travail et le capital. Toutes les matières premières proviennent de la terre, de l’agriculture aux mines, des forêts aux puits de pétrole. Tous les prélèvements de biomasse et de minéraux doivent avoir leur correspondant en survaleur provenant du secteur productif pour un montant décidé suivant le seul critère de la demande qui se heurte à la propriété et à la quantité de survaleur disponible. La propriété foncière est donc comme une force étrangère limitant l’investissement de capitaux. Le Capital est contraint à augmenter la productivité, à trouver tous les expédients possibles pour dépasser cet obstacle, accroissant le cycle productif d’ensemble et augmentant en conséquence le besoin de matières premières. La consommation du monde et sa minéralisation sont un produit spécifique du capitalisme. Aucune autre société n’est arrivée et n’arrivera à une telle perversion économique.
La rente doit toujours être payée, que ce soit pour un terrain cultivé, irrigué et bien fertilisé, ou que ce soit pour un terrain vierge. Dans ce second cas, le terrain ne ‘vaut’ rien, il n’incorpore pas de travail humain et donc pas de valeur. Il ne devrait donc pas entrer dans le coût de la production industrielle. Mais même cette terre possède une valeur à cause de la propriété capitaliste, comme s’il était un produit du travail humain et non de la nature. En fait la rente, comme nous l’avons vu dans les exemples précédents, a des similarités avec le capital bien que n’y étant pas liée. Elle peut être considérée, de la même manière que les autres revenus monétaires, comme l’intérêt d’un capital imaginaire qui se concrétise sous la forme irrationnelle du prix de la terre. Et ceci, bien que la terre ne puisse avoir de ‘prix’, car elle ne peut pas avoir de valeur d’échange, comme l’air ou la mer, eux aussi source première et non produit du travail. Si le taux d’intérêt moyen est de 5 % et qu’un terrain donné produise 50 euros par an, son prix sera de 1 000 euros (50/0,05). Mais la tendance historique est à la diminution du taux de profit, qui implique historiquement une diminution du taux d’intérêt. Si, par exemple, celui-ci diminue de moitié (2,5 %) la même rente de 50 euros correspondra à un doublement du capital (50/0,025 = 2 000 euros). C’est pour cette raison que, à parité de rente, le prix de la terre et de l’immobilier est destiné historiquement à croître :
« Plus le capital s’investit dans le sol, plus le développement de l’agriculture et en général de la civilisation est grand, plus augmentent tant les rentes par acre que la somme totale des rentes, et plus le tribut que la société verse sous forme de surprofit aux propriétaires fonciers est grand. » (Marx, Le Capital, Livre III, chap. XLIII).
Le discours vaut évidemment aussi pour les mines, les puits de pétrole et les immeubles de tout genre. Prenons maintenant le prix de production de l’ensemble des marchandises produites dans le monde. Comme nous le savons, celui-ci, à la différence du prix des coûts des différentes branches de production ou de ceux d’une seule usine, correspond exactement à la valeur. Décomposons-le dans ses différents éléments sociaux, qui sont ceux destinés aux trois grandes classes, capitalistes, propriétaires fonciers, prolétaires :
Prix = capital constant + salaire + profit + intérêt + rente
Le prix de production étant historiquement donné par la moyenne des valeurs qui le composent, il est clair que chaque variation entre elles ne peut être réalisée que par un transfert à somme nulle. Si le salaire augmente, un autre des éléments doit baisser ; de même pour la rente, etc. Le système capitaliste dans son entier devant être gouverné par la réalisation d’une production de survaleur suffisante pour perpétrer le cycle du capital réel, tout phénomène obligeant à une répartition ‘trop’ forte à l’intérieur du prix de production entre les éléments qui le composent devient très dangereux.
Mais le système, arrivé au point de dépendance actuel de la rente et de la finance (c’est-à-dire du capital fictif) impose une répartition féroce de la valeur. Et comme la composante salaire est, elle, directement donnée, historiquement, par la quantité de biens et de services nécessaires à la reproduction de la force de travail, et ne peut osciller qu’entre certaines limites, et donc, une fois abaissé à son minimum, ce n’est que de la survaleur que l’on peut extraire ce qui doit être dévolu : 1) au capital constant comme feedback de valeur pour la reproduction élargie ; 2) à l’intérêt du crédit ; 3) à la rente pour les matières premières, l’énergie, l’immobilier, les infrastructures, etc. ; 4) au gaspillage dû à l’anarchie du marché, au contrôle comptable, à la sécurité, etc. (faux frais) ; 5) au coût de l’État et de son appareil de classe. Nous ne parlons évidemment pas d’un capitaliste en particulier, qui peut à titre personnel violer les règles générales, mais du système dans son entier qui doit affronter le problème classique et sans solution de la couverture trop courte.
Il n’est pas étrange qu’à l’intérieur de la classe capitaliste — industrie, finance et rente — rien ne puisse être résolu : le salaire ne peut pas descendre en dessous de sa valeur ; le profit doit permettre la reproduction élargie ; le crédit est le moteur de l’industrie moderne et la finance est sa fille, l’un est impossible sans l’autre ; la quote-part de la rente ne peut pas être éliminée sans éliminer la propriété privée. Il ne reste que l’augmentation de la productivité de la force de travail (de l’exploitation) et la consommation du monde entier. Jusqu’à ce que le monde et le prolétariat qui l’habite aient dépassé le seuil de tolérance. Celui du monde en tant que biosphère est déjà dépassé ; celui du monde minéral des ‘quatre pics et un déclin’ sera rejoint en 2030 ; celui du prolétariat sera atteint, nous l’espérons, bien avant. Notre modèle, qui, avec l’ensemble du matériel produit par le parti historique de la révolution, est certes plus vaste que les éléments qu'on peut synthétiser dans un article, ne prévoit pas que les classes restent sans réaction face à l’effondrement du capitalisme. Ce modèle prévoit plutôt que les classes le devanceront, surtout le proletariat, qui ne pourra qu'exploser dans une fureur revolutionnaire.
Note: Cet article est la transcription élargie d'un exposé enrégistré le 13 janvier 2007 au cours d'une de nos rencontres de redaction trimestrielles portant le titre: "Les perspectives du capitalisme de la pesanteur de l'acier à la légèreté du software". Les variations et les ajouts concernent surtout les sujets liés à la crise éclatée pendant l'été 2007 sous l'impact des prêts subprimes.
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