Histoire de la Gauche Communiste - Réunion juin 1961 (1)

En reprenant ce thème qui est l'objet d'un intérêt toujours plus grand il sera bon de faire un rappel de notre matériel précédent.

Tout le travail sur l'Extrémisme de Lénine, paru dans les numéros 16 à 24 de 1960 de ce journal, a un clair rapport avec les questions d'orientation dans les discussions des premières années de l'Internationale Communiste. A la fin de cette étude il y a un " Appendice sur les questions italiennes " qui répète comme toujours que la plus grande activité de la " gauche italienne " s'est portée non pas sur le sort du mouvement en Italie mais sur celui du mouvement communiste international. Du reste dans tout le travail, même avant l'Appendice, il y a des références historiques aux faits italiens. L'Appendice sert à mettre en évidence la question de l'antiparlementarisme en Italie après la guerre de 1914-1918 et jusqu'aux congrès de Bologne et de Livourne du Parti Socialiste. Il contient la claire démonstration historique que la proposition de boycotter en Italie les élections de 1919 était la seule dans laquelle, pour des raisons marxistes claires, se traduisait l'effort des révolutionnaires pour éviter les dangers, par la suite malheureusement triomphants, des forces parallèles de l'opportunisme et du fascisme. L'Appendice parut dans le n°1 de 1961.

Dans le n°3 on commença le compte rendu sur le sujet de la réunion de Bologne de novembre 1960.

On a donné l'explication de la trame de la publication historique que nous sommes en train de préparer. Elle ne peut se référer à la seule Italie de même qu'elle ne peut commencer à la première guerre mondiale parce qu'elle doit donner une ligne très nette des positions de notre courant marxiste révolutionnaire depuis la naissance de la doctrine. Notre publication devra donc établir certaines étapes et certaines polémiques dans lesquelles notre prise de position est totale et extrême. Avec le matérialisme de Marx dirigé contre l'idéalisme individualiste dans la lutte en Allemagne en 1840-1850. Avec le Manifeste de 1848 pour la forme parti et la forme Etat dans la révolution prolétarienne. Avec Marx " autoritaire " contre les libertaires dans les luttes internes de 1871. Contre la déformation révisionniste du marxisme à la fin du XIX° siècle et au début du XX°. Contre les renégats de la guerre de 1914 et avec l'Internationale Communiste de Lénine.

Une critique cohérente contre les maladies du communisme doit nous conduire dans la lumière de tout ce développement. Tout réformisme, et tout immédiatisme, même de fausse teinte extrémiste, en sortent condamnés. En France contre Proudhon, en Allemagne contre Lassalle, en Europe latine contre Bakounine puis contre Sorel.

Entrons dans les grands débats du premier après-guerre en faisant nôtre la position de Lénine ; contre le réformisme et le centrisme kautskystes et contre le néo-économisme d'une fausse gauche qui voit d'un mauvais œil la mise au premier plan du parti politique et l'État de la dictature, et qui construit des organisations de syndicats ou de conseils d'entreprise auxquelles les ordinovistes de Gramsci en Italie se rattachent.

A ce point nous avons clarifié certaines catégories dans lesquelles vit la dynamique de la forme parti : Théorie, Buts, Principes, Programme, Tactique.

Dans le n°4 de cette année on a traité la question tactique centrale, celle de l'insurrection violente et de ses conditions.

Dans le n°6 (le récent numéro a six pages, il achève le compte rendu de Bologne) on a développé la question de l'" offensive " comme elle fut discutée au III° Congrès de Moscou de 1921 et la critique de Lénine à la délégation italienne qui s'était mise à la tête des délégations de différents pays importants qui semblaient à gauche de la délégation russe. Tout cela fut mis en rapport avec la question allemande bien connue.

Une telle étude conduit, avec la discussion de 1921 sur la " Lettre ouverte ", aux questions difficiles sur lesquelles la gauche se battit par la suite : celles du " front unique " et du " gouvernement ouvrier " avec toute la polémique connexe sur le thème par la suite devenu tragique : où va donc le Komintern ? Thème sur lequel nous autres, accusés de donner des solutions scolastiques et doctrinaires, prévîmes dans la pratique le cours catastrophique et ignoble des trente années qui suivirent dans l'odieuse réalité.

Il fut donné un premier raccourci de ces questions à Rome, lequel raccourci fut la base de tous les développements ultérieurs, accompagnés de la large préparation de textes que notre mouvement a reconstruit et possède. Voilà la ligne générale de notre publication.

Échos des questions historiques

Il serait important que dans les rangs des partis qui ont dégénéré et ont dévié depuis longtemps du courant révolutionnaire se reposât la discussion historique sur les origines de l'Internationale Communiste et sur sa vie à ses débuts. Il apparut qu'un mouvement semblable, mais depuis éteint, se dessina seulement pour la Russie en 1956 ; à vrai dire il ne s'agissait pas de remonter à l'histoire des luttes du temps de Lénine, mais à peine à celle de feu Staline jusqu'alors déifié et duquel les autels semblaient être secoués. A la nouveauté succédèrent quelques fluctuations contradictoires puis encore d'autres mais sur un ton plus bas.

Au contraire ce fut justement en Italie et sur la question italienne (choses peu importantes dans un tableau peu important) qu'il semblât se lever de nombreux bruits dans la remise au point historique. On en a eu l'occasion lors du quarantième anniversaire de la fondation du parti communiste à Livourne, et des mouvements bien différents du nôtre ont donné une large publicité à des documents et des textes de l'époque.

Tout ce bruit (et ses sources moins diffusées dans le gros annuaire de l'Institut Feltrinelli de Milan 1960) ne pourra certes pas faire dévier la ligne de notre recherche mais il provoquera certaines de nos mises au point dont il n'est pas mal de commencer à donner quelques lignes directrices.

Dans ces expositions l'histoire est racontée entièrement à l'envers. A part quelques aveux tardifs qu'il s'agit de questions de fond dans l'orientation de la lutte collective du prolétariat italien, une correspondance pesante qui ne dépeint pas trop bien les capacités des signataires tend à réduire toute cette succession de tournants historiques animés à une banale question de " pousse-toi de là que je m'y mette " entre les dirigeants du parti, et peu nous importera cette dimension cancanière sinon pour prouver que le courant de gauche n'a jamais été assez stupide pour se placer sur ce terrain vulgaire.

Un premier problème concerne l'alignement des groupes qui provoquèrent la rupture du vieux parti socialiste et la formation du parti communiste d'Italie. Il est vain de chercher à soutenir que cette exigence (comme on dirait avec un méchant mot du jargon d'aujourd'hui) a été d'abord ressentie pour la première fois à Turin par le groupe qui faisait la revue Ordine Nuovo. Ce groupe non seulement ne percevait pas une telle question mais son idéologie prétendait substituer au parti non pas un parti différent mais un système d'organes immédiatistes : les conseils d'usine. Ce groupe qui ne comprenait pas la lutte nationale, comment aurait-il pu être un précurseur dans la compréhension de la lutte internationale ? La " fidélité à Moscou " postérieure n'eut pas de meilleures raisons que le stupide : pousse-toi de là ...

La notion de la nécessité du parti révolutionnaire remonte à une époque antérieure à la guerre de 1914 et nous en donnerons la véritable histoire. Toute une aile du vieux parti percevait le " problème de Lénine ", c'est-à-dire la lutte contre l'extrémisme gauchistoïde immédiatiste des syndicalistes libertaires à la Sorel, forts en Italie, et la lutte contre le révisionnisme pacifiste et progressiste.

Naturellement dans tout le cours historique cette impulsion, qui avait ses racines dans la classe ouvrière italienne, eut de fortes expressions également à Turin. Mais le groupe Ordine Nuovo à Bologne, en 1919, était encore pour l'unité (électorale) du gros parti, alors qu’une grande partie de la section de Turin était dans la fraction abstentionniste en laquelle Lénine trouva les défenseurs de la scission.

Dans tous les cas le petit groupe non prolétarien des rédacteurs de la revue de Gramsci s'unit aux défenseurs de la constitution du parti communiste, quoiqu'au dernier moment, et même les documents publiés ne cachent pas que pendant plusieurs années il se trouva à la remorque, non pas de tel ou de tel chef, mais du mouvement vivant et vital de la gauche italienne authentique.

La documentation si coûteuse (douze mille lires, et nous ne critiquons pas le fait que ce prix soit élevé parce que ce texte imprimé le vaut bien) admet que, encore en 1924 et même après, le parti, à quatre-vingt-dix pour cent, resté ferme sur le double front de lutte - contre les fascistes et contre les socialistes de toutes nuances – avait encore en pleine réaction quarante mille membres, de véritables révolutionnaires. Puis, pris entre Benito d'un côté et Moscou de l'autre, le parti céda, mais cela aurait été un moindre mal s'il l'avait fait seulement dans le domaine de la quantité : malheureusement ce fut aussi dans le domaine de la qualité et dans celui de sa substance.

Il se déroula ensuite une lutte entre les deux ailes internes, la gauche et le centre, et cette lutte est maintenant dépeinte comme la victoire sur une montagne d'erreurs et comme un assainissement au nom du " véritable communisme ".

Eh bien, il s'agira de faire le véritable bilan de ce tournant effectué par le fameux " centre " qui lève comme un drapeau le nom de Gramsci et qui emporta la victoire au congrès de Lyon de 1926. Dans toute cette histoire le nom de Gramsci, même pour qui voudrait suivre son honnête idéologie antimarxiste, n'y gagne vraiment rien sinon le poids d'une faute historique colossale qui est trop lourde pour lui.

Les camelots voudraient résoudre le bilan, aujourd'hui en 1961, avec un bilan du nombre d'inscrits. On dit que, bien que les coups ultérieurs des fascistes eussent mis à mal l'organisation, aujourd'hui cette dernière compte des millions d'adhérents. Mais cela résout-il la question de la qualité ?

En quoi le gros parti d'aujourd'hui diffère-t-il du vieux socialisme, du vieux réformisme légalitaire et pacifiste, et (nous dirons plus) du vieux social-patriotisme qui pourtant n'avait presque pas pris racine dans les rangs du parti italien ?

C'est sur cette base que, à quarante années de distance, quand il ne s'agit plus de petites manœuvres de couloir et de correspondance personnelle secrète et occulte, mais de confrontations réelles à l'échelle historique, on peut donner la réponse.

En 1914 l'opportunisme trahit en affirmant que pour sauver la démocratie l’on doit défendre la patrie capitaliste.

Dans la lutte de 1921-1926 entre les tendances dans le parti italien et dans l'Internationale, l'opportunisme renaît tel quel avec comme conséquence que, pour le même but historique, le sauvetage de la démocratie, l’on doit faire le bloc antifasciste même avec les bourgeois et défendre la guerre des patries russo-américaines.

La distinction entre les deux positions fut soutenue contre nous avec habileté en Italie et en Russie jusqu'en 1926 et peu après jusqu'à ce que les communistes comme nous et les vrais bolcheviks fussent exterminés.

Aujourd'hui, il y a des éléments pour poser la question en tant que question pratique, ce qui est tout au mérite de celui qui l'avait résolue avec des données de théorie et d'orthodoxie, et même de scolastique, mais scolastique du marxisme révolutionnaire qui ne change pas de plume tout au long des périodes de l'histoire.

La cause démocratique de 1945 valait celle de 1914, aujourd'hui c'est clair. En effet la cause de la résistance, du CNL de 1945, est la cause de la démocratie comme celle des chauvins de la première guerre.

Avec la différence que cette cause s'est dissoute au feu de la vérité historique puisque le gros parti de millions de membres déclare la banqueroute de cette croisade antifasciste qui porta l’Amérique aujourd’hui haïe sur la crête de la vague. Si une telle vague n'avait pas déferlé sur cette pauvre péninsule, l'affreux parti ne serait pas là à raconter des légendes ignobles.

La prétendue victoire de 1926 contre nous, ceux de la gauche, qui ne sommes pas encore morts et qui n'avons pas changé de peau, fut la revanche des traîtres du marxisme révolutionnaire contre Livourne qui avait été l’une des plus puissantes gifles jamais assénée sur leur sale gueule sordide.

Et alors pourquoi ?

Il n'est pas très important d'expliquer la cause de cette apologie que l'on fait aujourd'hui de Livourne et de la bataille de quarante années faite sur le programme de Moscou et de Lénine, apologie qui va jusqu'à donner des considérations respectueuses aux gauches qui, dix ans auparavant, étaient dépeints comme des adversaires du bloc antifasciste parce qu'ils avaient combattu avec Mussolini.

Tout cela n'est que commérage ainsi que la chronique de cette politique dégoûtante qui se fait avec les noms et sur les noms, avec les complots faits sous la table et les pièges dont se sont toujours moqués ces marxistes qui déployaient l'énonciation de cette politique sur la face de l'ennemi et de l'ami.

Dans tous les cas, aujourd'hui, même la gloire de Livourne et la honte des socialistes qui ne voulurent pas venir à Moscou peuvent servir à de basses besognes.

Un quelconque journal bourgeois s'est demandé : tout le contenu du conflit consistait à savoir si les socialistes battus à Livourne devaient être repêchés ou si l'on ne devait plus les traiter de camarades. Or le centre, pacifiste, a battu les gauches inflexibles ; mais la question est aujourd'hui toujours là ; toujours irrésolue.

Pourquoi irrésolue ? Elle l'est si l'on se place sur le terrain des ex-communistes ou du critique bourgeois, c'est-à-dire sur le terrain parlementaire pur, celui des vieux réformistes ou des khrouchtchéviens modernes, deux fois plus traîtres que les premiers.

Si la manœuvre parlementaire de l' " ouverture " à gauche réussit, manœuvre à laquelle Nenni se donne corps et âme depuis des années, on a une formule stable pour des années de gouvernement en Italie sans les soi-disant " communistes " et avec une vieille solution chère à la monarchie italienne du temps de Giolitti : des socialistes dans le ministère. Giolitti aurait fait un ministère clérico-socialiste jusqu'en 1914 pour éviter l'intervention ; ce fut nous, marxistes scolastiques et anti-interventionnistes, qui dîmes, en bons abrutis : à un tel prix non ; et nous retînmes Turati et Treves par la queue.

Le démocrate-chrétien Bettiol a rendu visite à Hubert de Savoie à Cascais. Ce dernier, qui ne valait pas le père, mais qui n'est pas du tout un imbécile, a envoyé son salut à Nenni. Le chrétien s'est scandalisé : j'ai toujours été républicain, a-t-il dit, mais aujourd'hui je le suis plus que jamais !

N'en sommes-nous donc toujours pas là ? A l'entrée des " classes travailleuses " dans le gouvernement pour sauver la bourgeoisie ? Vous, sales communistes en faillite, vous avez proclamé que la voie italienne au socialisme est désormais ministérielle. Maintenant ils prennent la voie que vous avez accréditée, mais comme groupe de véritables " hommes politiques " ils vous mettent les cornes.

Vous voulez gagner les bonnes grâces des gauches avec le cri : " Vive Livourne " et " À bas Nenni ! " Mais pour nous, scolastiques obstinés, vous ne valez pas mieux que Nenni, et les sorts du trompeur et des trompés nous laissent totalement, splendidement et sectairement indifférents. Cela est le point d'arrivée, mais nous pouvons retracer la voie du cours de votre avilissement pas à pas, pierre miliaire par pierre miliaire. Et nous le ferons. Ce sera notre prochaine réunion de parti.

L'Italie et l'Internationale

L'histoire de la lutte prolétarienne en Italie durant et après la première guerre est importante non pas pour la question couillonne de l'Oscar du Chef illustre que se disputeraient de ridicules " étoiles " et qui ne mériterait pas de meilleur commentaire que le méridional : " L’Oscar a fini par tomber aux mains des petits enfants irresponsables !" , mais parce que l'histoire des luttes de classe en Italie et sa conclusion malheureuse et anti-révolutionnaire en cette période fétide contiennent des enseignements qui auraient été vitaux pour la dynamique de la révolution mondiale si tant de grands hommes, futurs députés et ministres, ne s’étaient pas engagés à obtenir des titres d’honneur de la bourgeoisie locale et mondiale, titres qui font certainement pâlir ceux du grand Benito.

La juste prémisse de la lutte de l'avant-guerre contre le révisionnisme de droite, légalitaire et pacifiste, bien que représenté parmi nous par une école qui méritait le respect et une critique aguerrie, l'école de Turati, de Treves, de Modigliani et d'autres hommes qui n'étaient pas fangeux comme les traîtres d'aujourd'hui, et contre l'autre révisionnisme, sorélien et anarchoïde, également puissant en Italie ou du moins très bruyant, chose très fréquente chez les latins, avait poussé à la formation d'une gauche révolutionnaire marxiste qui, à la lutte (propre à Lénine) sur le double front contre les deux opportunismes, ajoutait indubitablement une notion pratique beaucoup plus riche que la démocratie parlementaire extrêmement dangereuse.

Ce sera dans une réunion prochaine de notre parti que nous présenterons ces épisodes historiques en montrant comment la gauche en Italie posa également, comme Lénine, et sans communication avec Lénine et son école, de façon absolument satisfaisante le problème de la guerre, c'est-à-dire en évitant, en même temps que tout patriotisme social, chose qui fut facile même aux droitiers en Italie, également tout pacifisme. Depuis lors et dès les premiers jours de la guerre européenne nous affirmâmes que les objectifs du prolétariat italien et du prolétariat mondial étaient non pas la " paix " ni la " démocratie " mais la révolution et le renversement du pouvoir bourgeois.

Nous renvoyons à cette réunion la preuve que pour tracer cette ligne nous nous servîmes de la ligne solide de la théorie (comme le fit Lénine depuis 1903, voir notre étude sur l'Extrémisme) mais surtout que pour cette raison nous fûmes, nous les gauches, les seuls à saisir la réalité contemporaine et future des événements italiens et mondiaux. Depuis que l'on n'est plus ni fidéiste ni idéaliste (comme le sont les révisionnistes des deux bords) , doctrine et saisie de la réalité, théorie et pratique de l'action, sont des termes qui ne s'opposent plus mais qui s'identifient comme le premier marxisme le proclama, closant des millénaires d'histoire de la connaissance.

Et nous dirons du " maximalisme " italien, justement diffamé, fils de l'inceste honteux entre communisme et démocratie, peste sur laquelle – alors que dans les publications de ces derniers jours, des invertis osent y joindre l’école limpide de la gauche – se sont greffés le premier ordinovisme des gramsciens – encore respectable et que nous espérâmes élever au niveau révolutionnaire – et l'actuel et horrible stalino-khrouchtchévisme de l'énorme parti italien qui a précédé les Russes sur la voie de l'ignominie.

Il ne vaut pas la peine de traiter des mérites et des démérites personnels, ils ne valent pas deux grammes de plomb. Mais la thèse historique est importante, et nous prouverons que la batrachomyomachie grotesque au cours de laquelle le prétendu centre du Parti en 1926 put se vanter d'avoir isolé et supplanté le groupe et le courant de la gauche fut l'un des pires succès du retour de la syphilis opportuniste qui vainquit pour toujours la Troisième Internationale qui, ressuscitée après la première guerre mondiale avec la dispersion des hontes de l'opportunisme, avait enterré la Deuxième : syphilis opportuniste qui, malheureusement, avec des victoires comme celles des centristes italiens, dépassa de très loin toutes les vagues pestilentielles qui l'avaient précédée dans l'histoire.

La caractéristique de cette méthode méprisable consiste à se fonder sur des manœuvres élastiques effectuées dans tous les sens, se portant d'année en année, de situation en situation, de congrès en congrès, vers la droite et vers la gauche en un funambulisme dont l'histoire que nous sommes en train de reconstruire est pleine. Des gens de ce calibre peuvent croire qu'en " commémorant " (depuis combien de décennies demandons-nous avec insistance que soient supprimées du mouvement marxiste les commémorations ? Nous sommes les commémorateurs d'un futur sur lequel les philistins aspirent ardemment à vomir leur bave) Livourne et les grandes premières années du parti, qui malgré tout ont encore un écho dans les rangs prolétariens, on fasse une utile conversion à gauche, prélude à d'autres reniements et à des trahisons futures. Depuis ces années lointaines, la lutte de la gauche fait tout pour démasquer cette praxis, sans se laisser séduire, lors de la phase où l'on semble vous sourire sur les trottoirs tant fréquentés de la peste opportuniste.

Les positions internationalistes

Un premier groupe de questions dans le mouvement communiste fut celui qui se présentait dans le domaine de la reconstruction des partis et de l'Internationale. Il s'agissait de tirer les conclusions de la terrible expérience de 1914 quand, on peut dire en quelques heures, les résultats de trois quarts de siècle de luttes du socialisme prolétarien se furent totalement brisés.

Sur la question de la réaction à la critique erronée de la forme parti et de la forme Etat, deux formes que les opportunistes immédiatistes tendaient à tenir pour les causes et les responsables de la catastrophe, les bolcheviks russes ne trouvèrent un appui total et ardent nulle part ailleurs que dans la gauche communiste italienne.

Indubitablement Lénine n'émit pas un jugement juste quand il associa à des positions anarcho-syndicalistes la proposition historique des communistes italiens à la fin de la guerre de boycotter les élections de 1919 qui furent à l'origine de tout le désastre dans l'utilisation de la grande campagne du prolétariat italien contre la guerre. Mais l’on peut démontrer que Lénine et les communistes russes se rendirent bien vite compte que seul un groupe qui avait l'orientation des abstentionnistes pouvait poser la question de la liquidation des contre-révolutionnaires des rangs du mouvement.

Cette question eut des aspects différents mais avec la même signification dans les partis de France, d'Allemagne et d'autres pays. La tâche ne fut ni simple ni brève pour arriver à un alignement harmonieux des sections de la nouvelle Internationale mais la gauche italienne fut toujours sur le terrain du grand parti russe pour soutenir que les solutions de principe et de méthode, même quand il s'agissait de clarifier les lignes des événements d'un pays donné, devaient être tracées par l'organisme international et non par la consultation démocratique du parti local. On eut un exemple de cette attitude dans la question des élections parlementaires : contre notre avis, l'Internationale décida que, dans tous les pays, l'on devait prendre part aux élections ; à partir de ce moment, jamais la gauche communiste italienne ne proposa que dans le pays l’on évitât de participer à la lutte électorale, et elle la conduisit même quand elle avait l'immense majorité dans le parti, sans représenter une solution italienne de la question et en laissant faire à l'histoire le bilan de la solution internationale.

Comme nous l'avons traité déjà dans ces pages, peu de temps après la constitution du parti en Italie, la question de l'offensive surgit au III° congrès international. L'expérience historique a enseigné que l'organisation d'une lutte mondiale présente des difficultés immenses que la doctrine avait déjà permis pleinement de prévoir et la rapidité trop grande d'" arrivée " des adhésions à notre position spéciale créa de graves embarras et des possibilités tels que, entre marxistes, entre camarades, qui parlent des langues différentes, l’on finisse par ne plus se comprendre quand on ne veut pas recourir à l'expédient vulgaire de parler un langage qui permet de se faire comprendre car il n'est pas le nôtre mais celui des petits-bourgeois, des populistes ou des populaires. À cause de ces graves malentendus auxquels la gauche italienne a consacré un long travail et une longue lutte dans le but de les dissiper on put confondre notre mûre position politique avec celle des " impatients " (que l'on nous permette le terme) qui pensaient que le parti, à peine formé, pouvait et devait provoquer le déchaînement de l'offensive pour prendre le pouvoir dans tous les pays ou dans un pays quelconque (il est difficile de demander aux " offensivistes " d'expliquer clairement comment ils résolvent le problème ; en fait la réponse marxiste ne peut être que la suivante : la renonciation, comme celle de Staline et des siens, est trahison de principe) .

Maintenant passons aux documents historiques d'un autre poids que celui des paquets de lettres privées liées avec du ruban (ici jaune et non bleu parce qu'il s'agit de rancœur et non d'amour, mais l'arrière-plan sexuel subsiste comme dans toutes les impulsions carriéristes) ; nous prouverons que nous n'avons jamais lié la formation du parti communiste à la certitude et encore moins à la promesse qu'à peine constitué il allait " faire la révolution ". Nous n'avons jamais éprouvé plus d'estime pour l'expression " faire la révolution " que pour l'expression " construire le communisme " qui s'est déshonorée en Russie.

Le socialisme ne se construit pas, la révolution ne se fait pas, le parti ne se fonde pas, mais tous ces procès historiques déterminants se défendent contre les pièges inexorables du monde capitaliste et le véritable révolutionnaire est celui qui exprime la sensibilité prolétarienne contre les pires pièges. La gauche a compris avec certitude que le pire piège n'est pas constitué (historiquement) par le prêtre, le baron, le fasciste, le monopoliste, ou un quelconque diable inventé, mais par la démocratie pacifiste et petite-bourgeoise comme celle des khrouchtchéviens d'aujourd'hui. Nous pourrons prouver que la gauche en Italie n'était pas " impatientiste ". Il existe une lettre de Lénine à Serrati d'octobre 1919 avant le congrès de Bologne ; Lénine croit écrire au représentant en Italie des communistes (il n'importe pas de " faire " la révolution, mais de rédiger une bonne liste d'adresses ; en dehors des habituels dégonflés et m'as-tu-vu à la recherche d'aventures personnelles) et il n'avait pas encore reçu les éclaircissements du Deuxième Congrès. Eh bien, Lénine avertit que cela pourrait être une erreur que de pousser à l'action, que cela pourrait faire le jeu des capitalistes français et anglais qui aimeraient broyer un mouvement prolétarien italien. La véritable histoire de ces années montrera que les gens pressés n'étaient pas les abstentionnistes bien que la lettre de Lénine leur donnait tort sur la question du parlementarisme.

Mais restons dans le domaine international et pour ce faire nous avons voulu établir qu'une gauche de l'Internationale ne se juge pas par la brièveté du terme que l'on accorde à la révolution mais par bien autre chose.

Parti et masses

Dans ce raccourci du thème historique nous n'avons pas besoin d'exposer à nouveau tout le thème théorique. Dans la réalité de ces années le problème pratique était que, malgré l'infamie de 1914 et les massacres de la guerre, une partie importante du prolétariat européen suivait encore dans l'immédiat après-guerre non pas les nouveaux partis communistes mais les vieux partis social-nationaux et les partis du " centre ", plus dangereux (aux yeux de Lénine lui-même) , qui se présentaient comme " Internationale deux et demi ", c'est-à-dire les kautskystes, les pacifistes, les dénigreurs de la dictature et de la terreur d'État rouge, les défenseurs serviles du lien entre socialisme et démocratie. Ce n'est pas une équivoque terminologique que de dire que les dirigeants actuels du parti communiste italien (c'est-à-dire : communistes non, italiens oui) sont les " centristes " qui disent qu'ils ont vaincu à Lyon en 1926 (et l'on verra par la suite si cette affirmation est vraie et comment se déroula cette prétendue victoire) .

La proposition du " front unique " fut avancée pour dépasser cette situation, après avoir adopté les formules, sur lesquelles on polémiqua tant, de conquête de la majorité du prolétariat et des masses populaires que Lénine clarifia plusieurs fois tant qu'il fut vivant de telle façon que l'on ne pouvait pas les confondre avec une " condition démocratique de principe " qui nous séparait de la prise du pouvoir. D'un autre côté personne ne contestait le fait qu'il était nécessaire d'étendre le plus possible l'influence du parti sur la classe ouvrière. La position de la gauche italienne est présentée comme une véritable légende : la vérité est que non seulement le nouveau parti italien accepta une telle tactique et en donna une explication claire mais de plus il fut en pratique le seul qui l'appliqua et en tira des conséquences importantes quoiqu'il traversât une période difficile pour deux raisons : d'une part le harcèlement de l'offensive fasciste facilitée par le pacifisme des socialistes et par l'illusion que la riposte consisterait à garantir le salut de la démocratie, de l'autre la campagne internationale contre l'action vigoureuse et dialectique de notre parti. Que l'on se rappelle qu'au congrès de Marseille de 1922 du parti français, lequel se rebiffait devant le front unique, l'Internationale se fit représenter par un camarade italien de l'Exécutif , lequel fit un travail énorme pour dissiper les illusions " immédiatistes " et faussement de gauche des Français.

Il n'est donc pas vrai que les gauches italiens opposèrent à la pratique du front unique des arguments schématiques et abstraits tirés des livres (!) , mais au contraire on en fit une analyse marxiste et dialectique complète et on l'éprouva amplement dans l'expérience d'âpres luttes.

La question est développée dans les thèses de notre congrès de Rome de 1922 adoptées comme projet de thèses pour l'Internationale et ensuite soutenues dans les congrès de cette dernière. Au IV° Congrès, à la fin de 1922, on présenta le projet de thèses de la gauche, ce projet fut ensuite renvoyé au V° congrès de 1924 et fut encore soutenu par les délégués de la gauche italienne à l'Élargi de février 1926.

La formule du front unique syndical et non politique fut critiquée de façon non concluante comme une formule " syndicaliste " qui ôte de l'importance au parti. Notre proposition était à l'opposé, nous voulions sauvegarder le parti et lui conserver sa tâche révolutionnaire finale qu'il ne peut partager avec aucun autre.

Ces discussions devront être représentées parce qu'elles sont de nature totalement pratique et fondées sur des prévisions précises des effets des différentes hypothèses d'application ; aujourd'hui il est facile de vérifier à quelles conclusions a conduit l'expérience des événements. Nous disions : on doit établir une limite à ces manœuvres – et le parti international doit savoir le signaler de façon nette – , limite au-delà de laquelle le mouvement révolutionnaire s'expose à la ruine. Dans la guerre militaire et civile on " prend des risques ", il est vrai, mais pas comme au jeu de hasard : la science et l'art de la guerre consistent à savoir à l'avance jusqu'où l'on peut se risquer. Dans l'armée on peut le savoir sans le dire, dans le parti politique révolutionnaire c'est différent : non seulement on doit savoir où est la limite, mais il faut dire clairement à tous où l'organisation l'a fixée.

A cette directive on ne répond pas avec des théorèmes mais justement par l'expérience. On a fait l'expérience de la tactique dont nous ne voulions pas ; on a ôté toute limite et non pas seulement notre limite, et la conséquence a été la ruine du mouvement, l'avantage de l'ennemi historique.

Mais où était la limite en pratique ? Nous le dîmes et de façon très précise. Là où l'offensive prolétarienne n'a pas réussi l'offensive du capital se déploie, les opportunistes parlent de défensive prolétarienne ; nous en faisons la critique ouverte mais nous savons que cet appel à la " conservation des positions conquises " (tout le serratisme consiste en cela) peut séduire le prolétariat. Alors nous invitons les prétendus défenseurs, que, en tant que parti, nous avons dénoncés et dénonçons pour ce qu'ils sont : des traîtres et des saboteurs, à conduire une action de défense pratique. La limite de cette invitation et de cette proposition (réalisée en quelques cas donnés) réside en le fait qu'elle a été passée entre des organisations économiques et ne dépasse pas une limite : elle n'est pas un accord entre partis politiques. Si cela advient non seulement le prolétariat ne constate pas que les opportunistes l'abandonnent dans sa défense, mais il perd la notion déjà conquise qu'il n'y a pas de conciliation possible entre des mouvements qui ont en vue la conquête légale du pouvoir et des mouvements qui tendent à sa conquête violente. Le parti communiste qui a laissé s'évanouir cette frontière vitale perd sa nature et sa force. L'opportunisme triomphe. Où est l'exemple contraire ? Ce que nous avions prévu n'est-il pas arrivé lorsque les fronts uniques se sont transformés en blocs de partis et en fronts populaires ?

Tout le problème se déroula dans les années 1922-26 sur une plate forme que tous disaient accepter sans discussion : conquérir les masses oui, mais les conquérir à l'influence du parti qui veut l'insurrection et la dictature, et donc les soustraire à l'influence opposée, celle des partis qui veulent la légalité démocratique et la paix entre les classes.

Les gauches italiens ne voulurent pas le front unique et on les accuse d'avoir permis que l'influence des légalitaires réformistes sur le prolétariat ne pût être démantelée. Les gauches criminels une fois vaincus, d'abord dans le secret de la boîte aux lettres, puis par la fraude dans les votes aux congrès, on a mangé des fronts uniques et des palinodies unitaires au petit déjeuner, au déjeuner et au dîner. Quel est le résultat ? Tous le savent : il n'y a plus de partis voulant l'insurrection et la dictature, mais seulement des partis voulant la démocratie, la paix entre Etats et entre classes coexistantes, et la Constitution, ces partis mériteraient l'épithète de réformistes si les qualifier ainsi n'était pas outrager les mânes des Turati et même des Kautsky.

Et donc à bas les folles tactiques des gauches italiens, et vive toujours le front unique !

Du front unique au gouvernement ouvrier

Déjà la glissade de la première à la deuxième formule montre que la liberté tactique sans freins ni limites conduit à l'abandon des principes. Dans ce cas également les Italiens s'insurgèrent et refusèrent la formule. C'est vrai, comme il est cependant vrai que nous fîmes tous les efforts pratiques pour voir le problème dans son application. N’avançons-nous que des formules ? Plutôt d'utiles antiformules ! Si le parti a comme fonction historique le pouvoir et le gouvernement, comment peut-il y avoir une coalition de partis si ces derniers ne sont pas sur une même plate forme de prise du pouvoir, ainsi l’on ne peut pas parler de gouvernement ouvrier si l'on n'affirme pas qu'il n'y en a qu'un seul et que c'est la dictature du prolétariat qui suit la guerre civile et détruit le parlement comme organe d'État pour le remplacer par les organes de classe : les Soviets.

Alors on discuta interminablement sur les types et les formules du gouvernement ouvrier et l'on donna comme faible réponse qu'il s'agissait d'un synonyme de la dictature. Nous insistâmes sur le fait qu'en appliquant le front unique non seulement entre partis politiques mais également dans le domaine des formes d'État, c'était le principe de base de la dictature prolétarienne qui allait se disperser et être abandonné.

Aujourd'hui la question, posée correctement par nous sur le terrain des principes, s'est résolue historiquement de fait. Les tentatives de gouvernements ouvriers en Saxe et en Thuringe finirent de façon grotesque ; et nos camarades au pouvoir non seulement furent renversés, ce qui n'aurait pas eu de conséquences plus désastreuses qu'en Hongrie ou en Bavière, mais ils le furent avec l'emploi de la seule arme du coup de pied dans le derrière.

Nous avions raison d'exacerber notre désaccord et de pronostiquer en toutes lettres (les documents qui ne sont pas secrets mais qui sont tous publics le prouvent) la chute de l'Internationale dans l'opportunisme si ces solutions tactiques n'étaient pas condamnées.

Quelle est la situation aujourd'hui ? Il n'y a de gouvernement ouvrier ni en France ni en Italie (seuls pays du monde dont les partis " ont les masses derrière eux " - mieux : ce sont les masses qui ...) même en mettant dans le bloc ouvrier hier les De Gasperi et aujourd'hui les De Gaulle ! Mais en compensation la dictature a été remisée au grenier et n'a même plus l'honneur d'être nommée comme ... un synonyme du gouvernement ouvrier.

Quel est donc le bilan de ces affrontements au sein du parti mondial après la mort de Lénine ? Une prévision, illuminée par la véritable doctrine marxiste, et nous nous en glorifierons toujours, mais une prévision pratique, de fait, qui peut être palpée, tâtée, et, pour employer l'adjectif qui plaît aux philistins (et même qui donne la mesure du philistin bourgeois superstitieux qui veut feindre d'avoir adopté le matérialisme et de s'appuyer non sur les opinions mais sur les rapports physiques) , une prévision totalement concrète. Votre face d'opportuniste aujourd'hui, que nous examinâmes au moyen d’analyses théoriques, nous l'avons ici plus dure que le concret par excellence, le béton.

Voici la prévision : on envisageait que les ressources tactiques avec lesquelles vous annonciez aplanir la route à la révolution allaient conduire le prolétariat mondial à l'abattement sous la domination implacable de la contre-révolution, qu'elles allaient renier et détruire notre édifice d'alors, puissant, superbe, lumineux de sagesse théorique et d'audace combattante, qu'était la grande Internationale de la Russie d'Octobre et de Lénine.

La divergence ne s'arrêta pas à la " tactique " mais dans les années suivantes elle se porta sur le tissu de notre organisation interne. L'ordinovisme triomphant exulta dans la petite conjuration épistolaire quand il s'agit de la prétendue " bolchevisation ", c'est-à-dire de la volonté de fonder le parti sur les cellules d'entreprise. En effet à cause de cet artifice astucieux le parti finit entre les mains des couches non ouvrières et de la petite et moyenne bourgeoisies, en empruntant la route maîtresse qui l'a placé sous l'empire de la forme capital, et cela tant en Russie qu'en dehors, tant là où l'on n'utilise pas la démocratie que là où vous vous en gonflez la bouche au plus petit bruissement de feuille.

Ceci aussi fut dit et ceci aussi fut écrit. Si vous aviez vaincu en tant que personne et si vous en aviez été fiers cela aurait été une chose qui ne nous aurait pas regardés si en plus de cette victoire vous n'aviez pas été les vainqueurs de la pire offensive anticommuniste à côté de laquelle celle d'il y a trente ans, que notre obstination sectaire vous aurait empêché d'affronter, était risible. On doit encore revenir sur les questions d'organisation interne ainsi que sur la méthode indigne de sélection interne et de préparation politique que, à son tour, nous avons couverte de honte et qui a donné inévitablement les fruits que nous avions prévus qu'elle donnerait. Comme dans le monde bourgeois décadent, dans son produit qu'est votre organisation, l’on sélectionne les éléments lâches et inférieurs pour les états-majors sociaux de l'Est comme de l'Ouest, tous composés d'affairistes, de domestiques, de courtisans et de philistins.

Grandeurs et misères du Komintern

En 1918, une fois la première guerre mondiale achevée, dans les grandes années 1919 et 1920, la terreur du verbe révolutionnaire grandiose fit trembler le monde bourgeois. Dans les années 1914, 1915, 1916 et en partie 1917, l'opinion publique courante, formée alors comme aujourd'hui par la publicité des journaux, puis enrichie par d'autres moyens de fabrication à bas coûts de la Béotie populaire, ne s'arrêtait pas tant sur le fait que la philanthropique civilisation capitaliste avait engendré le massacre général que sur le fait que le spectre qui menaçait depuis 1848 une telle civilisation et une telle culture misérables, le socialisme révolutionnaire qui avait confié la palingénésie à la classe des sans-patrie, s'était, dans les brèves heures d'août 1914, effondré sur lui-même en sombrant dans le conformisme chauvin.

Mais l'incendie inattendu allumée par une nouvelle traînée de poudre partie de l'Octobre de Moscou avait réveillé plus terrifiant encore le spectre qui troublait les songes des privilégiés, des orthodoxes, des possédants. Après une période de confusion pour les chefs politiques et les agitateurs folliculaires dans l'effort pour comprendre la tragédie de l'histoire qui avait pour théâtre la Russie, et après le vain lancement des explications les plus fades et les plus grossières qui mesuraient dignement le degré d'intelligence et de sagesse de la classe dominante, une lueur éblouissante s'était allumée à nouveau et faisait trembler les veines et les pouls des conservateurs. Leur terreur était qu'à la guerre générale des Etats - laquelle avait fait son apparition irrésistible en éteignant les flammes de la lutte entre les classes - ne succède pas, comme nouvelle phase historique, la paix entre les Etats mais un nouvel incendie de guerre de classe, de guerre civile, qui se serait répandu à partir de la Russie sur l'Europe et au-delà.

Tous les faits de cette époque fervente et ardente contenaient cet avertissement et la pratique séculaire de la falsification officielle des nouvelles s'avérait vaine. Les faits indéniables et inéluctables apportaient avec eux la force de la prophétie, flamme inextinguible de toutes les révolutions en marche. Et pour la première fois dans l'histoire du genre humain la prophétie ne venait pas d'un prophète inspiré mais de la doctrine complète et lumineuse d'un mouvement historique que – au sommet – on avait rêvé avoir enseveli. La théorie du parti était ardue, difficile et élevée à l'époque d'or pendant laquelle – non par la vertu d'une bande de prophètes de second ordre ou de sous-prophètes – elle apparaît comme lumière spontanée dans la tête " des masses ", c'est-à-dire de ceux qui sont ignorants, qui n'ont pas été à l'école, qui n'ont pas de culture et qui, à cause de cette heureuse condition, ne sont pas empestés par les fumées d'une civilisation corrompue et en décomposition.

Le mouvement communiste international fut durant cette phase à son sommet. Victoire dans la bataille insurrectionnelle en Russie contre toute la gamme des partis petits bourgeois, adversaires classiques, et social-démocrates, traîtres classiques ; puis victoires militaires contre les hordes blanches antirévolutionnaires soutenues d'abord par les Allemands – démolis par la super manœuvre révolutionnaire de Brest-Litovsk – puis par les alliés de l'Entente. Et dans le même temps levée bien haut du drapeau du système de la doctrine du parti prolétarien mondial qui avait servi d'oxygène vital à la formation du parti bolchevik et que ce dernier avait revendiqué dans sa totalité lumineuse contre les ignominies des révisionnistes et des patriotes lèche-bottes de 1914.

Combien furent grandes en ce temps la certitude et la conviction de millions de prolétaires dans le monde entier en l'infaillibilité de notre boussole théorique ! Alors que la bourgeoisie avait vu ses idéaux pusillanimes déchirés et errait en marmottant avec les différents sacristains à la Wilson à propos d'une réorganisation de son monde, notre mépris était illimité, dans nos thèses resplendissantes, pour tout son bagage flasque d'idéologie politique délabrée, pour ses philosophies déjà mises en pièces par le premier marxisme, pour sa science académique fausse et corrompue, pour sa technologie charlatanesque escroquant le travail et la consommation, et surtout pour l'hypocrisie infâme de ses pacifismes et de ses philanthropismes puritains !

La masse prolétarienne ignorante se mettait à regarder avec mépris toute la sagesse de la bourgeoisie et ses poses intellectuelles. Maintenant que cette période splendide est loin, mais en faisant notre trésor de ces leçons de l'histoire, nous avons pu aujourd'hui ou depuis peu revendiquer la thèse affirmant que la pointe avancée de la connaissance de l'espèce est donnée par la théorie de la lutte sociale comme le parti de la classe révolutionnaire la découvre ; et c'est là qu'est la première rencontre de l'homme avec la vérité.

Alors notre intuition de cette formulation du problème de la connaissance se trouvait dans notre action de communiste du monde entier, lequel problème était contenu dans une des solutions des énigmes millénaires que le marxisme donna il y a un siècle.

La grande lumière s'obscurcit

Voilà le sens de la théorie qui trouve les masses, et des masses qui font naître avec leur lutte pratique la théorie nouvelle, originale, d'abord dans l'histoire. Mais aujourd'hui, ô honte immense, aller aux masses et avec les masses se dit pour justifier bien autre chose : parcourir à nouveau des chemins putrides en courtisant des masses non révolutionnaires et non des sans réserve, non des sans dieu, non des sans patrie, mais des masses de petits-bourgeois et de petits patrons, philistins au petit magot dans le bas de laine et à la petite combine de cabotage, pour prostituer l'immensité de notre doctrine à la superstition de l'homme moyen, au bigotisme du prêtre et à celui bien pire de la chaire officielle et des agences de publicité commerciale, à la peur révérencielle envers une science prétendument en progrès qui fonde ses efflorescences putrides sur la forme mercantile et sur la vénalité générale et monétaire de toutes les fonctions humaines.

La foi ardente de ces années fécondes put faire croire qu'un élan aussi puissant ne pouvait pas être suivi d'une revanche historique des forces opportunistes et corruptrices. La gauche communiste en Italie et ailleurs eut la première la conscience de ce danger et nous ne comptons pas donner ici toute l'analyse historique dont nous avons déjà établi les différentes phases du déroulement.

Nous avons plusieurs fois expliqué – il ne s'agit pas de justifier ou de juger des fautes – les raisons pour lesquelles la direction du parti russe crut peut-être plus facile de gagner les masses européennes en n'évaluant pas bien les conditions spéciales favorables qui avaient existé en Russie et que pourtant Lénine mit plusieurs fois en avant.

C'est depuis lors que, en cent occasions, le parti italien, tant qu'il fut dirigé par la gauche, illustra la comparaison entre le cours russe et le cours européen, et l’on n'y reviendra jamais assez. Les grands révolutionnaires russes manquaient de l'expérience funeste du parlementarisme dans les pays de démocratie développée.

Mais ici nous nous en tenons à un thème plus modeste si l'on veut. Un concours spécial de causes historiques favorables avait mis le prolétariat européen tout près d'entrer en action. Une condition était donnée par cette certitude générale flamboyante dans nos thèses et nos consignes centrales : la dictature – l'insurrection – la terreur révolutionnaire et étatique. Mais cette heureuse condition n'existe pas tout le temps. La solidité théorique du parti – que du reste les tactiques trop souples mirent vite à rude épreuve - ne suffit pas à porter au maximum le lien entre la doctrine et l'action de la classe. Il peut y avoir chez les militants du parti certitude et enthousiasme mais ils ne peuvent pas dans tous cas et toujours les engendrer dans les masses par leurs activités d'orateurs, d'agitateurs et d'écrivains. Ce n'est pas un procès rhétorique qui appelle les masses à se regrouper autour du parti, ni le fait de posséder un groupe d'hommes élus, les fameux " chefs " qui ont laissé une histoire ou même une chronique pitoyable. Le procès est un procès de physique sociale, il se constate et ne se provoque pas.

Une thèse qui nous est chère est la suivante : il ne s'agit pas de choisir un groupe d'hommes qui formerait l'" état-major " du parti et, comme on dit avec le mot à la mode, le " staff " ou le " cast ". Il ne s'agit pas de fabriquer en découvrant des personnes ce que l'on appelle aujourd'hui un trust de cerveaux. Il s'agit là d'une position cancanière et méprisable dont il est bon de se tenir éloigné. Cette illusion n'est jamais nourrie de bonne foi, mais elle manifeste à l'extérieur le banal carriérisme, peste des démocraties politiques dans lesquelles se poussent en avant en jouant des coudes des éléments qui n'ont pas de qualités prononcées sinon celles de fourbes serviteurs d'une ambition morbide et, dans tous les cas, de ce qui est plus fort qu'eux. Tout vaniteux est vil.

C'est pour cette raison que l'histoire de la misère du Komintern, qui suivit celle trop brève de sa grandeur inoubliable, fut celle où l'on se mit à chercher des hommes adaptés. En son temps nous dénonçâmes sans réticence ce qui était une sélection à rebours. Peut-être les camarades russes, en certains cas, pensèrent que ces morceaux de la machine du parti auraient pu en un temps très bref être mis de côté dans le cas déjà prévu d'une usure rapide. Mais nous accusâmes ce critère d'un excès évident du volontarisme le plus artificiel.

Les conséquences de cette méthode déplorable ont survécu même en dehors du domaine qui nous intéresse, c'est-à-dire depuis que l'on a jeté cyniquement par-dessus bord les principes et la doctrine. Nous avons une collection d'avortons politiques dont le plus grand mérite est d'avoir reconnu leurs propres erreurs. En quoi diffèrent-ils du modèle d'opportuniste qu'est Saragat qui crie : la politique est la science du possible ?

Pour nous, avec Marx, la politique est la science de l'impossible communisme (appel de 1871 pour la Commune de Paris) . Si je m'apercevais que le communisme est vraiment devenu impossible, penserais-je faire une nouvelle carrière en l'admettant ? C'est ainsi que le font les partisans de Saragat et ceux de Khrouchtchev. Il y a une seule façon de remédier à une erreur semblable : leur fourrer dans la boue pour toujours la tête avec laquelle ils avaient pensé jusqu'alors.

A un congrès de Moscou nous dîmes : toute la majorité qui vote pour le Comité Exécutif est composée d'anciens opposants repentis. Moscou devient donc un Canossa ? Et c'est parmi ces gens que vous prenez ceux à qui vous confiez les partis ? Vous ne voyez pas que l'on va à la ruine ? Que l'on fait du parlementarisme et de la diplomatie comme à Genève (siège alors de la Société des Nations que nous boycottions) ?

Après certaines décennies on fait la politique de Genève de cette génération au Palais de cristal . Prévision facile.

Les modes fluctuantes

Après 1920 les années commencèrent à s'écouler vite. De congrès en congrès on commença à soupeser la situation, mais non pas dans le sens d'une constatation réaliste dans le but de choisir des décisions que le parti mondial devait déjà avoir dans ses règles et dans ses papiers, mais au contraire en utilisant la méthode dangereuse consistant à imprimer au mouvement des tournants brusques, et toujours inattendus, propres à le désorienter, dans le but de faire une contre-manœuvre habile pour hisser correctement les voiles dans le sens d'où souffle le vent. On prit la manie de juger mois après mois si Madame la Situation était plus ou moins révolutionnaire. Si elle l'était on en déduisait de façon totalement vaine que l'" on allait à gauche " et que l'on devait, dans chaque parti, mettre à la direction les éléments de " gauche ". Mais si l'on jugeait que la situation s'était refroidie, alors on en tirait les conclusions opposées et l'on décidait d'aller à droite. Dans de tels cas, quand le congrès mondial discutait la question, mettons la question polonaise, alors c'était le moment de placer à la direction les camarades polonais un peu plus mous, comme on dit aujourd'hui, à la place de ceux qui étaient trop durs.

Dans notre critique de l'Internationale nous avons souvent frappé sur des groupes dits de gauche pour leur mise en avant suspecte et artificielle, nous niâmes que de cette façon Moscou et les partis nationaux " fussent allés à gauche " et nous dénonçâmes la marche générale vers le néo-opportunisme en direction duquel, avec ses oscillations peu sincères, on mettait en mouvement le Komintern dont nous prévînmes la tendance liquidatrice qui, de nombreuses années plus tard, le mit à bas.

Il y eut des épisodes – épisodes qui n'importent pas parce qu'ils furent liés à des noms de personne, qui étaient pourtant des noms de bons révolutionnaires - dans lesquels " nous défendîmes la droite ". Scandale !

A la fin de l'année 1926 en Italie, conformément aux événements de ces époques rappelés dans les fameux volumes de documents, la droite se vit confier l'entière direction du parti, la vieille direction de Livourne avait été expulsée depuis 1923. La nouvelle politique du parti était celle du bloc de tous les partis antifascistes, y compris bourgeois, qui jetait les fondements de toute une époque de " cours nouveau ", c'est-à-dire d'un cours que la masse des militants dont était né le parti n'appréciait pas et ne voulait pas.

Dans le même temps, en Russie, lors d'une session de l'Exécutif Elargi, dans lequel l'opposition italienne n'était plus représentée, l'opposition russe de gauche (Trotsky, Kamenev et Zinoviev) était battue au moyen d'un système analogue par Staline encore appuyé par Boukharine qui devait par la suite connaître la fin des autres.

On se ruina donc sans doute possible en glissant vers la pire droite puisque le thème était la renonciation à la révolution européenne et l'on jetait les bases historiques de l'alliance russo-démocratique contre le nazi-fascisme.

Mais les voies et les phases de cette balançoire des modes dans les tendances ne sont jamais claires ni simples. Il fallait un camouflage qui fasse croire aux masses naïves que l'on était toujours " à gauche ". Aux alentours de 1928 prévalut la tactique dite du social-fascisme. Qu'était-ce ? Justement l'opposé de cette théorie au nom de laquelle en Italie les centristes gramsciens avaient " vaincu " notre gauche en se faisant un mérite de servir fidèlement l'Internationale. En effet nous soutenions que la bourgeoisie donnait alternativement sa faveur à la méthode fasciste et à la méthode démocratique dans son intérêt de classe. C'était donc là notre blasphème. Mais quand après nous avoir destitués Moscou lança le terme de social-fascisme, ne disait-il pas alors la même chose ? C'est-à-dire que l'on devait combattre les socialistes autant que les fascistes parce qu'il n'y avait pas à faire de préférences ?

Dans ce tournant l'on put voir la ligne de la gauche italienne. Trotsky désormais exilé hors de Russie combattit fièrement la formule stalinienne en montrant le danger du fascisme qui avançait en Allemagne sans que les communistes staliniens ne fissent rien pour le combattre, et il soutint une tactique du type front unique de 1922 selon laquelle l'on devait faire un bloc antinazi. Mais nous, qui avons toujours eu des désaccords au sujet la tactique " léniniste " avec ... Trotsky qui vit trop tard l'abus qu'en fit le stalinisme et que nous signalâmes immédiatement, nous, sans approuver comme un succès de gauche la tactique de Moscou, et en confirmant la longue position de notre critique, nous maintînmes fermement, sur bien d'autres bases, notre aversion au bloc-front populaire, bien certains que les staliniens allaient revenir à une telle formule, spécialement ici en Italie où ils ne l'avaient jamais reniée, et surtout en France où l'on se racontait des fables en disant que les " masses " voulaient l'unité social-communiste quand les deux cortèges se furent fondus en un seul. Quelle cour faite aux masses et comme il est facile de leur faire porter la responsabilité des fautes infâmes des chefs politiques !

Toute cette fluctuation que nous avons eu à peine le temps de traiter est la recette pour faire tomber le prolétariat dans un piège encore plus dégoûtant que celui de 1914 : exploiter le souvenir de la révolution d'Octobre et des années glorieuses dont nous sommes partis, pour arriver à la génuflexion devant la politique opportuniste et les intérêts de la conservation capitaliste.

Pour justifier cette méthode déplorable par la " sélection des cadres ", laquelle eut en effet pour conséquence une détérioration de l'ambiance des congrès internationaux d'année en année, au fur et à mesure que l'on s'éloignait de l'époque de Lénine, on invoqua à grande voix l'exigence habituelle de l'unité monopolitique, de la fermeté de la discipline, de la répression de l'esprit de fraction.

Au lieu de développer dans le sens de la dialectique marxiste la juste confrontation entre le développement russe et le développement occidental (traitée tant de fois par Lénine de façon très suggestive) on exagéra dans le sens du " recettisme " selon lequel, pour répéter le succès russe, on devait imiter de près la formation du parti bolchevik. Mais non seulement la méthode était erronée et non concluante quant à son but mais le but lui-même avait été renié. Alors il ne fut pas facile de le dire et de le soutenir mais maintenant la chose est évidente : depuis que le stalinisme a décidé que la Russie devait rester le seul pays de la dictature du prolétariat et du socialisme, en renonçant, comme il l'a fait toujours plus nettement par la suite, à travailler pour le déclenchement de la révolution en Europe.

La " bolchevisation "

Bolchéviser donc les partis communistes, pour que ... l'on soit certain qu'ils ne fassent pas ce que le grand parti bolchevik avait fait ?

La vérité était que l'on voulait étouffer jusqu'à les détruire ces oppositions qui, en Russie et ailleurs, entendaient s'opposer de façon décidée au renoncement à la lutte pour la dictature du prolétariat dans tous les pays, seule voie par laquelle la révolution socialiste russe pouvait être sauvée de la ruine. On disait alors que dans l'Internationale communiste on ne pouvait pas admettre le fractionnisme. Notre réponse fut que le fractionnisme est la fièvre qui réagit à la maladie opportuniste ; si celle-ci menace il n'y a pas d'autre voie que la constitution d'une fraction.

En 1924 Zinoviev répondit habilement et exactement que s'il y avait eu dans l'Internationale un danger opportuniste alors lui-même serait venu avec nous pour former la fraction.

Malheureusement les événements montrèrent que le danger existait, dans l'Internationale et dans le parti bolchevik lui-même, et Zinoviev lutta en vain jusqu'à tomber sous les balles du peloton d'exécution !

Mais la formule d'organisation qui fut choisie pour réaliser la discipline bolchevique et centralisée fut celle qui détermina notre vive opposition qui n'aspirait pas à former une fraction internationale de gauche mais qui s'inspirait de raisons de principe valides. On avança en effet la formule fameuse selon laquelle les " cellules d'usine " devaient être à la base de l'organisation du parti. Cette question fut discutée à fond au Congrès de Lyon et à l'Exécutif Elargi de Moscou qui le suivit au printemps 1926 et qui fut aussi important qu'un congrès. Différents épisodes montrèrent que nous n'avions pas l'intention de fonder une fraction : en 1925-26, lors de la préparation du congrès illégal de Lyon, nous acceptâmes de dissoudre le " Comité d'Entente " qui s'était constitué en Italie. Et nous fîmes beaucoup plus par la suite, après la grave rupture à laquelle Lyon conduisit.

Après le congrès de Lyon au début de 1926 (à son propos on raconte aujourd'hui, sans produire aucun document, que le parti italien se rangea à quatre-vingt-dix pour cent derrière la centrale droite-centriste et que la gauche fut battue définitivement ; mais il s'agit d'un faux. Les forces des délégués étaient presque équivalentes, et quant à la fameuse base il était difficile de la consulter en Italie à cause de la situation bien connue de domination du fascisme : donc les réunions de sections ne pouvaient se faire que difficilement, et encore plus les congrès de fédération provinciales, toutes les activités devant être clandestines ; eh bien la trouvaille des dirigeants centristes du parti fut très élégante : on établit que tous les inscrits qui ne votaient ni pour la centrale ni pour l'opposition de gauche seraient comptés comme votant en faveur des thèses de la centrale. Étant donné que le début de la consultation eut lieu à la fin de 1925 les cartes d'inscription théoriquement prises en compte étaient celles de 1925 ; si les votants effectifs furent dix pour cent du chiffre de l'année précédente il fut facile de faire donner au centre les quatre-vingt-dix pour cent dont on se vante aujourd'hui. Les procès verbaux de Lyon n'existent probablement plus ; mais à Moscou ils existaient en 1926 quand on discuta notre réclamation à la commission de contrôle ; notre représentant à qui l'on demanda d'embrasser Palmiro rit de la chose en exécutant l'étreinte, et il déclara que les gauches savaient bien qu'ils avaient trouvé dans les centristes les professeurs de démocratie, chose dont ils se foutaient totalement. Le vieux bolchevik formidable Piatnitsky, chef des services illégaux, qui connaissait son monde, rit également, et l'on n'entendit plus parler de la réclamation bureaucratique ; selon le jargon toujours valide il fut archivé ; si l'on est maniaque d'histoire que l'on aille le résumer là-bas) ..., congrès qui se conclut par une déclaration de la gauche qu'il serait bon de publier pour démasquer les traîtres en marche, non pour les manipulations des votes mais pour leur prétention hypocrite et jésuite de mettre deux membres de gauche dans la nouvelle centrale, de Lyon on alla à Moscou pour l'Exécutif Elargi (sixième session) dont on vient de parler, celui de mars 1926.

Au cours des vives luttes de cette session qui marqua le triomphe du stalinisme la très grave question allemande fut mise en évidence. En Allemagne il y avait un centre, une prétendue gauche dont l'orientation n'était pas satisfaisante pour nous Italiens qui nous nous heurtâmes durement avec elle, mais qui résistait non moins âprement aux positions tactiques de Staline-Boukharine (ce fut alors que Zinoviev fut ostracisé) , et enfin une extrême gauche qui selon les avis superficiels habituels nous soutenait nous autres de la gauche italienne. Mais une telle extrême gauche se ressentait de ses origines K.-A.-P.diste, c'est-à-dire du Parti Communiste Ouvrier de 1920, de tendance syndicaliste et – pour qui savait regarder au fond des choses – plus proche des " entreprisistes " italiens que de nous. A la fin de 1926, le chef théorique de ce courant, le camarade professeur Korsch, de Berlin, invita les gauches italiens à prendre avec eux l'initiative de fonder une fraction internationale de gauche. D'Italie nous répondîmes par un refus, fondé sur le fait que, alors qu'il était clair qu'à Moscou l'on dérivait tout droit vers le nouvel opportunisme, les bases de principe de la gauche en Allemagne et en Italie étaient trop peu homogènes pour y fonder une riposte sûre à la dégénérescence ; les réprimandes à Moscou et à Staline, que nous n'avions jamais hésité à lancer, de la façon dont elles étaient formulées dans les thèses de Korsch, étaient trop fondées sur la critique du pouvoir pour le pouvoir et remplies de plaintes au nom de la démocratie de base pour pouvoir être conciliables avec la fidélité à la ligne marxiste sur les points indiscutables de la validité de la forme parti, de la forme Etat, et de la terreur, même antidémocratique, armes que les révolutionnaires ne doivent jamais courir le risque d'émousser parce qu'elles sont vitales.

Nous n'adhérâmes donc pas non plus à l'idée de la formation d'une fraction internationale à la fin de 1926. Il est bien possible aujourd'hui de se demander si nous fîmes bien de ne pas la fonder nous-mêmes et même de ne pas fonder une nouvelle Internationale en rompant avec Moscou ; ces questions sont possibles comme tant d'autres, comme de se demander si en 1919 la fraction abstentionniste italienne aurait pu abandonner le parti socialiste. L'histoire ne peut pas être traitée comme une " chasse aux erreurs " - c'est justement la formule contraire à la nôtre et digne des acrobates stalino-khrouchtchéviens – mais on peut le faire dans un but expérimental. Dans un tel cas, la substance de notre recherche actuelle n'est pas de savoir ce que fit untel et ce que lui répondit untel, qui des deux l'emporta et qui des deux était le plus beau mousquetaire de la révolution, mais de savoir à quoi a conduit, en un long cycle, l'expérience d'une méthode qui mit au second plan les nécessités de la conjoncture du moment derrière le respect des principes et donc, comme le dit Engels, qui n'a jamais voulu pour un succès sans lendemain sacrifier l'intérêt futur et général du mouvement.

C'est avec ce critère que l'histoire de la gauche doit être étudiée. Si l'épreuve des faits historiques démontre que l'on fit toujours mal par trop de scrupules, alors la conclusion sera simple et elle sera l'opposée de celle pour laquelle nous utilisâmes les cartouches qui nous restaient : une bonne dynamique pour la révolution consiste à mettre en avant des hommes brillants qui à chaque moment se comportent le mieux qu'il faut pour avoir avec soi les masses, et la consigne du mouvement sera de suivre les grands noms et de cultiver les hommes politiques, ceux que nous, pauvres idiots, avons théorisés comme les putains de l'histoire ...

Les cellules d'usine

La formule d'organisation interne avec laquelle fut lancé le mot d'ordre de la " bolchévisation " de tous les partis communistes était, comme nous l'avons dit, celle des cellules d'usine, ou noyaux communistes d'usine, comme organisations de base du parti ; plus généralement des noyaux d'inscrits au parti communiste constitués dans tous les " lieux de travail " comme les entreprises agricoles, les entreprises commerciales, les bureaux, etc. outre les établissements industriels véritables, au sens propre du terme. Une formule semblable ne pouvait pas apparaître désagréable aux ordinovistes italiens lesquels étaient partis dans leur doctrine sociale spéciale du réseau des conseils d'entreprise, lequel, au contraire, était au début un véritable substitut du parti politique communiste et aurait dû enrégimenter tous les travailleurs de l'entreprise en question.

Une formule comme celle qui préconise d'organiser le parti par noyaux d'usine ne trouva pas non plus de résistance décisive chez les extrémistes de gauche d'Allemagne lesquels, dans leur ouvriérisme traditionnel et naïf, pouvaient croire qu'il s'agissait de faire reposer le nerf du parti sur la pure classe ouvrière et donc de diminuer l'influence dangereuse sur le parti des couches semi-prolétariennes et petites bourgeoises qu'il était juste de rattacher au danger de déviation opportuniste.

Mais la question devait être vue un peu plus profondément. Le danger n'est pas que dans le parti, ou dans un organe de base du parti, il y ait un membre quelconque qui ne soit pas un pur prolétaire, ou qui soit un petit bourgeois, ou, dans une hypothèse diabolique, un véritable bourgeois. Chacun de ces derniers, selon le marxisme sain, peut être un communiste et donc un membre du parti avec tous ses papiers en règle. Il y a opportunisme quand la politique du parti commence à être dirigée selon des finalités sociales non de la classe prolétarienne mais des couches hybrides et des classes petites bourgeoises, et une gamme infinie d'exemples historiques nous a malheureusement montré comment cette substitution d'objectifs historiques peut corrompre les purs ouvriers eux-mêmes inscrits à l'organisation, dans une mesure réduite et même dans une large mesure.

Et cela justement parce que l'on ne doit pas envisager une relation immédiate entre le rapport social dans lequel vit le camarade en tant qu'élément économique et son adéquation qualitative à la fonction révolutionnaire de classe, dans le sens intégral et historique, du parti. D'où notre critique à l'immédiatisme.

Nous mîmes en évidence dès le début de notre siècle le défaut classique du syndicalisme qui pensait pouvoir remédier à la dégénérescence non classiste des partis social-démocrates. Notre critique consistait justement à dire que limiter les activités du mouvement et sa structure organisative aux seules ligues économiques c'était mettre en contact entre eux les ouvriers d'une seule catégorie, et donc les ouvriers en tant que mécaniciens, en tant que techniciens, en tant que chimistes, en tant que qu'agriculteurs, etc., séparés entre eux par des frontières de profession ou même d'industrie, mais toujours des non prolétaires avec des prolétaires, et en tant que tels, sans frontières de métiers.

L'organisation d'entreprise dans le domaine purement économique peut être un pas en avant par rapport à l'organisation par " métier " puisque dans une usine il peut y avoir parmi les métallurgistes également des menuisiers, des vernisseurs, des maçons, etc. et il était utile qu'ils fussent organisés et convoqués en réunion tous ensemble. On définit depuis longtemps un tel passage comme celui du syndicat de profession (mot que les Russes eux-mêmes utilisaient et utilisent) au syndicat d'industrie.

Mais le conseil d'entreprise, et pour fixer les idées le conseil d'usine, même s'il englobe les ouvriers de quelque métier hétérogène, s'enferme toujours dans un cercle très limité, étant donné que son assemblée ne percevra que les problèmes inhérents à cette seule usine et qui, en général, ont un horizon très limité et n'atteignent même pas les frontières d'un syndicat d'une ville entière ou encore mieux des syndicats, provinciaux , régionaux, etc.

Cette analyse ancienne avait pour objet la forme de l'organisation du parti politique. Si on la fonde sur les lieux de travail, disions-nous, on aurait pour résultat de stériliser et de diminuer à la base de l'organisation le sens de classe.

Une fois la section du parti politique réduite à un groupe d'usine, les thèmes des rencontres entre camarades n'auraient jamais été des thèmes généraux de politique de classe à l'échelle nationale et internationale mais celui misérablement local de la vie de l'entreprise bourgeoise. Nous avions en Italie le misérable exemple concret de Turin où l'on voyait déjà à portée de main une Fiat communiste du fait qu'elle organisait tous ses employés, et c'est seulement avec de grands efforts des camarades qui agissaient dans le domaine prolétarien général (chambre du travail, section politique du parti) que l'on réussit à faire comprendre que le problème était le nouveau parti national et la nouvelle Internationale, dans un domaine bien plus vaste que celui de la " grande " Fiat et de la Mole Antonelliana . En fait la Fiat est encore aujourd'hui supercapitaliste et elle l'était aussi bien sous le fascisme qu'elle l'est dans la petite république démocratique italienne.

De notre côté, en effet, nous ne niâmes absolument pas qu'une fonction essentielle du parti – tant dans la théorie que dans la pratique – fût d'avoir ses groupes, ses cellules, ses noyaux dans les lieux de travail, dans les conseils d'usine, dans les syndicats et dans tout l'échafaudage de haut en bas des organismes " immédiats ". Nous pouvons bien dire que l'Italie fut l'un des rares pays où ce réseau, quoique dans des conditions de lutte difficiles, fut partout déployé et agit comme un instrument de lutte magnifique dans les mains du parti politique communiste.

Mais l'esprit et la force révolutionnaire se forment dans le parti et passent avec une vision unitaire dans ces " encadrements " qui émanent de lui, et le siège de base de la vie du parti n'est pas l'encadrement par entreprises qui n'est que l’une de ses articulations instrumentales. C'est seulement ainsi que l'on évite de lutter à Turin ou dans la Fiat en oubliant Milan, Rome, Gênes, Naples et toute l'Italie, en causant une défaite qui fut portée à la charge du communisme de gauche par l'opportunisme syndicaliste et parlementaire omniprésent et venimeux de notre temps.

Notre thèse ferme fut donc que la base organisative du parti devait posséder un réseau qui ne fût pas un réseau d'entreprise mais un réseau territorial, par cités, par quartiers, par villages, etc. de façon que tous les communistes d'une certaine zone plus ou moins étendue formassent l'unité de base du parti, organisation politique où chacun en tant que camarade vécût en oubliant son lieu de travail, son métier et, en continuant ainsi, sa ville ou sa campagne, et sa patrie nationale, pour rejoindre cette unité d'espace – et de temps – que seule l'organisation de la classe prolétarienne en parti politique révolutionnaire, consacrée par le Manifeste, peut donner.

En effet, une fois le parti réduit à la vie de ses cellules, le but que l'on atteignit, et malheureusement que l'on désirait atteindre, fut de transférer la vie du parti à l'appareil des fonctionnaires et des gradés, auquel, encore aujourd'hui, aspirent les super-crapules néo-opportunistes qui le trouvent appétissant car comportant des " postes " payés.

Nous dénonçâmes à temps la prétendue bolchévisation, non comme une recette pour faire partout une révolution bolchevique – et dans le même temps nous eûmes l'intuition de la renonciation officielle infâme que nous avons vu affirmée cyniquement après tant d'années – mais une véritable immobilisation de la vie des partis pour rendre possible la manœuvre historique consistant en leur éloignement de l'objectif de la révolution mondiale et en les utilisant pour l’objectif moins important de la défense de l'État russe. Mais nous, à la différence des anarchoïdes et des immédiatistes, nous aurions considéré cette défense comme sacro-sainte puisque le seul moyen de la conduire sur la voie qui empêchât l'État russe de redevenir, comme c'est arrivé, un Etat capitaliste, était l'alignement de tous les partis communistes contre leurs gouvernements et leurs Etats, alignement incompatible avec toute forme de bloc entre classes sociales, entre partis politiques, que nous vîmes en 1942 aller jusqu'à la honte qui était prévue de l'alliance avec des Etats nationaux, et mieux, nous le vîmes en 1939 quand le pacte infâme fut passé avec l'Allemagne de Hitler.

Le fait de faire passer l'ensemble des partis communistes de la servitude envers Hitler à celle envers l'Amérique, sans lui porter un coup de poignard, comme on l'avait fait pour l'Allemagne – ce coup de poignard à l'Amérique était un idéal stalinien, ni marxiste ni même léniniste mais moins horrible que la coexistence honteuse actuelle – fut la conséquence de l'organisation par cellules, régime de la passivité prolétarienne et d'un système moderne de bonzes beaucoup plus vils que ceux que nous attaquâmes à l'arme blanche dans les années glorieuses, que les grands bonzes historiques syndicaux et parlementaires de fameuse mémoire.

Le pont sur le temps

L'histoire telle que nous entendons la développer, c'est-à-dire non pas pour un médailler imbécile de décorations selon le mérite mais pour la leçon de la dynamique des luttes prolétariennes riches, au sommet comme à la base, de tragédies, a pour but de lire à des décennies de distance quel est le rapport entre les débats ardents d'il y a quarante ans et la malheureuse situation actuelle.

Les documents à trouver ne sont pas de signature et de portée personnelles mais ils ont une valeur dans la mesure où ils argumentent avec les prévisions du futur immédiat et lointain, qu'aujourd'hui il est possible de constater dans les faits advenus.

C'est seulement si l'on réussit à jeter sur le temps ce pont efficace que l'on fait œuvre révolutionnaire. Si cela n'était pas possible tout s'effondrerait, mais il sera facile de prouver, même si c'est seulement à l'échelle modeste de la gauche communiste italienne, qu'un cycle de cette possibilité s'est clos.

Les macro-charognes et les mini-charognes se réjouissent trop tôt s'ils espèrent prouver que seule leur méthode est applicable, méthode qui consiste à décider chaque jour comment hisser la voile selon le sens du vent, et ils réduisent la grande politique à cette misère, ils subordonnent à cette méthode toute cohérence avec eux-mêmes et tout intérêt du parti, lequel se réduit à une structure de plastique à laquelle on donne toutes les formes et tous les usages jusqu'à cet usage suprême de la technologie bourgeoise dominante : en faire de l'argent.

Traduction par (Dis) Continuité

Source Il programma comunista, n. 11, 12 et 21 / 1961.
Author Amadeo Bordiga
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