Histoire de la Gauche Communiste - Réunion novembre 1964 (3)

En reprenant la chronique du mouvement révolutionnaire italien après le Congrès de Bologne, nous restons cependant dans le sujet turinois auquel nous avons consacré les dernières pages du compte rendu qui a paru dans le n°20 du 1-15 novembre 1963 de ce journal.

Nous avons longuement discuté du débat qui eut lieu dans la section socialiste de Turin (après avoir examiné ceux qui eurent lieu au Congrès des commissaires d'atelier et dans les organes syndicaux) et qui se déroula le 12.12.1919 en confrontant deux textes différents dans leurs conclusions et tirés de l'Avanti ! de Milan du 4-12 et de l'Ordine Nuovo du 20-12.

Nous avons entremêlé notre rappel de ces discussions à Turin avec notre critique des fausses positions du groupe de l'Ordine Nuovo en les tirant soit de publications de l'époque prises dans le Soviet, soit de considérations que l'on peut faire aujourd'hui quand, à une si grande distance temporelle, il est possible de voir comment s'est clos de façon peu heureuse le cycle de ce qui avait semblé pour beaucoup être à son début une trajectoire révolutionnaire nouvelle et originale donnée par la consigne du mouvement des Conseils que nous avons désigné du terme tout autre qu'apologétique d'entreprisisme . Les faits ont démontré, comme nous le concluions dans le n° 20 cité de 1963, qu'il s'agissait d'un nouvel opportunisme et d'une nouvelle manifestation difforme de la maladie de l'opportunisme, du réformisme et de la collaboration de classe.

A travers ce débat de décembre 1919 et également avec une âpre critique de ses formulations, nous avons reconstruit comment, dans le valeureux prolétariat de la grande cité industrielle, s'agitaient les forces révolutionnaires qui tendaient à la constitution du parti qui devait lutter pour la conquête révolutionnaire du pouvoir et pour la dictature du prolétariat et qui, en peu d'années, allait comprendre que cet objectif était un objectif non pas local et citadin mais anti-étatique sur le plan international, pour ensuite commencer, malheureusement en même temps que tout le mouvement mondial, la décadence effrayante qui conduisit à la dissolution dans le néant de l'Internationale Communiste.

Quelque autre information peut être tirée de recherches dans l'édition turinoise de l'Avanti ! La discussion de la section turinoise du PSI s'était déroulée le 11 décembre 1919. Le journal, dans son numéro du 12, fait un commentaire assez juste en soutenant que le conflit des conceptions et des méthodes ne se révélait pas comme un conflit entre deux ailes du prolétariat qui tendaient à se séparer mais comme un contraste entre les masses travailleuses et les fonctionnaires réformistes des syndicats et de la Chambre du Travail. L'assemblée ne s'était pas arrêtée aux préoccupations de la droite qui craignait pour ses pouvoirs mais elle avait été plus loin, et la motion approuvée, due à Tasca et à Togliatti, était la suivante :

" La Section Socialiste de Turin, après avoir pris connaissance de la motion de la C.E., considérant qu'il est urgent que toutes les formes d'activité socialiste et prolétarienne convergent pour préparer la conquête du pouvoir ; considérant que dans le domaine économique une telle conquête se prépare en organisant tous les producteurs en une forme adhérant au procès de production de façon à rendre possible l'organisation communiste du travail, donne mandat au Comité d'Étude pour qu’il s'inspire des principes en question, surtout en se préoccupant de préciser et de régler les rapports qui doivent s'établir entre les Conseils d'usine et les Organisations de résistance pour éviter les conflits de compétence et empêcher que l'organisation actuelle ne s'affaiblisse mais au contraire pour qu'elle acquière un plus grand prestige aux yeux de la masse. "

La section se limita donc à approuver la liste des noms du Comité d'Étude. Ce texte démontre que la position juste et généreuse des camarades ouvriers était mal traduite par le groupe des intellectuels dans la formulation des principes qui est totalement erronée. On oublie que la conquête du pouvoir est un fait politique et ressortit au domaine politique ; dans le domaine économique les mesures seront données par les interventions de la nouvelle puissance étatique que le prolétariat aura élue avec sa dictature et c'est pure illusion que de croire que la préparation puisse consister dans l'habituelle forme adhérant au procès de production, parce qu'il s'agit d'une pure adhérence à la machine de production capitaliste et d'une préparation qui ne va pas dans la direction de la lutte de classe mais dans celle de la collaboration de classe.

Le passage suivant est également significatif, il se trouve dans l'Avanti ! turinois du 15 et est tiré du discours de Terracini au Congrès de la Chambre du Travail, au nom de la section du parti : " Terracini déclare que l'ordre du jour (Tasca-Togliatti) approuvé par la section socialiste, alors qu'elle laisse libres les individus d'agir selon leur pensée, lie cependant l'action de la C.E. à l'œuvre de création des Conseils ... Le Conseil n'a pas de fonction syndicale. Le Conseil ne doit pas se comprendre comme un organe de l'organisation ... La question est aujourd'hui la concrétisation des Conseils qui englobent tous les producteurs ... On a dit que les Conseils veulent valoriser le système de Taylor. Ceci est vrai en un certain sens. Les Conseils ne font pas de mal en propageant la conception selon laquelle il faut produire plus et améliorer la production, étant donné qu'ils veulent préparer l'avènement de la société communiste. Etre révolutionnaire ne signifie pas être contre la production. La révolution doit advenir sur le lieu de la production. Cependant seuls peuvent l'accomplir les Conseils d'usine et non les Syndicats qui sont et vivent loin de l'usine. En conclusion il s'agit aujourd'hui de créer les organes pour la lutte économique et politique : de tels organes de pouvoir ont été désignés par Lénine au Congrès de Bologne et modestement par la section de Turin, ce sont les Conseils des ouvriers, des paysans et des employés. "

Il est significatif que, dans le compte rendu lui-même, Boero affirme justement qu'il faut être " pour la révolution tâche de tout le prolétariat ", cependant il cède à la mode dominante quand il affirme que le " mouvement des Conseils est voulu par l'histoire ".

L'erreur fondamentale, comme d'habitude, se trouve dans la confusion entre l'appareil de pouvoir évoqué par Lénine, et constitué par les Soviets de Russie, et le réseau des Conseils d'usine. Gramsci et tous les autres Turinois, ainsi malheureusement que de nombreux bons ouvriers de la fraction abstentionniste, commettaient une double bévue. Il n'était pas exact que dans la Russie de la révolution le réseau de pouvoir se fondât sur des comités d'usine, mais une plus grave erreur de principe consistait à penser que ce réseau (même étendu, comme le demandaient Boero et d'autres, du seul Turin à l'Italie entière) pût assumer ces vertus thaumaturgiques quand la bourgeoisie était encore au pouvoir, avec son appareil militaire tout autant qu'avec son parlement démocratique.

Le point délicat qui fut abordé par Terracini mérite un commentaire ultérieur. La question de savoir si dans la nouvelle économie communiste la production sera plus intense que dans l'économie actuelle peut être posée, et certainement sa solution marxiste va dans la direction d'une production rationnelle obtenue en diminuant énormément le tourment, la peine et le temps de travail. Mais c'est une autre chose que de se demander si les communistes révolutionnaires qui conduisent la lutte de classe pour la démolition de l'État bourgeois doivent, avant celle-ci, reconnaître que la production doit augmenter. Sur le plan de la doctrine, Marx a établi que tant que nous n'aurons pas rejoint des formes non mercantiles et non monétaires en économie, c'est-à-dire pendant de nombreuses décennies après la dictature du prolétariat, la production ne peut croître qu'avec la croissance de l'exploitation du travail. Avant la conquête du pouvoir la seule solution est que la lutte de classe révolutionnaire ait pour effet le sabotage de la production et du rêve que cette dernière n'augmente comme les bourgeois et toutes les petites charognes petites-bourgeoises le veulent. L'histoire nous a enseigné comment, en partant de ce point purement turinois qui consiste à s'immiscer dans la gestion de la Fiat pour qu'elle produise plus de voitures et que les ouvriers aient un peu plus d'argent méprisable, l’on devait arriver à la situation dégoûtante des années présentes, dans laquelle les représentants du prolétariat courtisent de façon impudique l'augmentation actuelle de la production et finissent par se rendre complices d'un plus grand chômage et même d'une baisse des salaires réels.

Une autre erreur de perspective commune à tous les dirigeants de Turin d'alors consiste dans leur affirmation prétendant que Lénine avait recommandé au parti socialiste réuni au Congrès de Bologne la constitution des Conseils d'usine, en passant encore sous silence la nécessité d'exclure du parti la droite réformiste et contre-révolutionnaire dominant non seulement dans le groupe parlementaire mais, de façon pire encore, dans cette Confédération du Travail qui, à travers ses représentants de Turin, s'alarmait même du mouvement inoffensif des Conseils ; alors que, comme nous l'avons déjà exposé, le maximaliste Serrati lui-même, dans l'Avanti ! milanais, grognait avec mauvaise humeur contre les velléités du groupe de Turin gauchisant (mais avec trop peu de cohérence avec les véritables traditions marxistes de la Gauche) .

La Gauche et les premiers contacts avec la III° Internationale

Arrivés à un tel point, dans la perspective d'une histoire des origines du véritable parti communiste en Italie – qui malheureusement ne devait vivre que très peu d'années avant de tomber sous les coups de l'opportunisme – il sera bon de montrer avec quelle cohérence toutes les questions, que nous avons effleurées ici à propos de Turin, furent posées par l'autre aile de la Gauche solidement déjà organisée dans la Fraction Communiste Abstentionniste.

Le Comité Central de cette fraction, à la date du 11 janvier 1920, envoya à la III° Internationale une lettre dont les aventures étranges ont fait que le texte fut sauvé grâce à sa reproduction dans Lo Stato Operaio de décembre 1934 qui était publié à Paris. Ce périodique faisait à sa façon l'histoire des origines du P.C. d'Italie et, quoiqu'étant déjà inspiré par une orientation violemment contraire à celle de la gauche de toujours, il était contraint de reconnaître que la plus grande contribution à la formation et à la construction du Parti en 1921 était due au travail national (et, comme nous le voyons ici, international) de la Fraction des abstentionnistes. Voici le texte intégral (une première lettre avait déjà été expédiée, selon le même périodique, au début du mois de novembre, mais elle n'a pas été retrouvée) que nous faisons suivre comme fac-similé.

Fraction Communiste du Parti Socialiste Italien
Comité Central
au C.E. de la III° Internationale Communiste.

Naples, le 11 janvier 1920

Très chers camarades,

Le 11 novembre nous vous avons envoyé une communication. Nous nous servons de la langue italienne en sachant que votre bureau est dirigé par la camarade Balabanoff qui la connaît très bien.

Notre mouvement a été constitué par ceux qui, au Congrès de Bologne, votèrent pour la tendance abstentionniste. Nous vous envoyons à nouveau notre programme et la motion qui l'accompagnait. Nous espérons que les collections de notre journal, Il Soviet, vous sont parvenues et nous vous envoyons maintenant des copies des I° et II° numéros de la nouvelle série dont les publications ont commencé au début de l'année.

Le but de la présente lettre est, pour bien clarifier notre position politique, de soumettre quelques observations à la lettre du camarade Lénine aux camarades allemands qui fut publiée dans la Rote Fahne du 20 décembre 1919 et que l'Avanti ! du 31 rapportait.

Nous appelons avant tout votre attention sur le fait que dans le P.S.I. il y a encore des social-démocrates opportunistes du type de Adler et Kautsky dont parle la lettre de Lénine dans la première partie. Le Parti n'est pas un Parti communiste ni non plus un Parti révolutionnaire, la majorité même " maximaliste électionniste " est plutôt sur le terrain des Indépendants allemands. Nous nous séparâmes d'elle au Congrès non seulement à cause de la tactique électorale mais aussi à cause de la proposition d'exclusion du Parti des réformistes dont le chef était Turati.

Donc la division entre nous et ces maximalistes qui votèrent à Bologne la motion de Serrati n'est pas analogue à celle qui sépare dans le Parti Communiste allemand les partisans de l'abstention et ceux de la participation électorale, mais elle ressemble plus à celle entre Communistes et Indépendants. Sur le plan programmatique notre point de vue n'a rien à faire ni avec l'anarchisme ni avec le syndicalisme ; nous sommes partisans du Parti politique fort et centralisé dont parle Lénine et nous sommes même les défenseurs les plus tenaces de cette conception dans le camp maximaliste. Nous ne soutenons pas le boycottage des syndicats économiques, mais nous sommes pour leur conquête de la part des communistes et nos directives sont celles que nous lisons dans un rapport du camarade Zinoviev au Congrès du Parti Communiste russe publié dans l'Avanti ! du 1° janvier. Nous sommes en revanche ouvertement adversaires de la participation des communistes aux élections pour les Parlements, pour les conseils municipaux et provinciaux, et pour les constituantes bourgeoises, parce que nous considérons qu'il n'est pas possible, dans de tels organismes, de faire œuvre révolutionnaire et parce que nous croyons que l'action et la préparation électorales font obstacle à la formation dans les masses travailleuses de la conscience communiste et à la préparation de la dictature. Participer à de tels organismes et éviter les déviations social-démocrates et collaborationnistes est en réalité impossible dans la période historique actuelle, comme les faits le démontreront également pour l'actuelle expérimentation parlementaire italienne. Nous avons été amenés à cette conclusion par l'expérience de la lutte conduite par la gauche de notre Parti de 1910-1911 à aujourd'hui contre toutes les tromperies du parlementarisme dans un pays qui depuis une longue période est gouverné par un régime démocratique bourgeois : campagne contre le ministérialisme, contre les blocs électoraux politiques et administratifs avec les partis démocratiques, contre la maçonnerie et l'anticléricalisme bourgeois, etc. Nous tirâmes de cette expérience la conclusion que le plus grave danger pour la révolution socialiste est la collaboration avec la démocratie bourgeoise sur le terrain du réformisme social, expérience qui se généralisa ensuite dans la guerre et dans les événements révolutionnaires de Russie, d'Allemagne, de Hongrie, etc.

L'intransigeance parlementaire était réalisable, toujours cependant à travers des heurts et des difficultés dans une période non révolutionnaire – quand la conquête du pouvoir de la part de la classe ouvrière ne s'annonçait pas comme possible - , et les difficultés de l'action parlementaire sont d'autant plus grandes que le régime et la composition du Parlement lui-même ont traditionnellement un caractère démocratique. C'est avec ces critères que nous jugerions les comparaisons avec la participation des bolcheviks aux élections de la Douma après 1905.

La tactique suivie par les camarades russes et qui consiste à participer aux élections pour la constituante – sauf qu'ils ont dissolu par la force cette même constituante – même si elle n'a pas constitué une condition défavorable pour la victoire, serait dangereuse dans des pays où la représentation parlementaire, au lieu d'être une formation récente, est une institution solidement constituée depuis longtemps et enracinée dans la conscience et dans les habitudes du prolétariat lui-même.

Quant aux Conseils ouvriers, ils n'existent en Italie que dans quelques villes mais ils consistent seulement dans des Conseils d'usine composés de commissaires d'atelier qui s'occupent de questions internes à l'entreprise. Au contraire nous avons fait la proposition de prendre l'initiative de la constitution des Soviets municipaux élus directement par les masses réunies par usines et par villages, parce que nous pensons que dans la préparation de la révolution, la lutte doit avoir un caractère particulièrement politique. Nous sommes cependant pour la participation aux élections de n'importe quelle délégation de la classe ouvrière à laquelle ne prennent part que des seuls travailleurs. Le travail nécessaire pour préparer les masses à l'abolition du système de représentation démocratique apparaît et est pour nous beaucoup plus vaste et substantiel qu'en Russie et, peut-être, qu'en Allemagne. La nécessité de donner l'intensification maximale à cette propagande de dévalorisation de l'institution parlementaire et d'élimination de son influence néfaste et contre-révolutionnaire, nous a conduits à la tactique abstentionniste. Nous opposons à l'activité électorale la conquête violente du pouvoir politique de la part du prolétariat ; donc notre abstentionnisme ne provient pas de la négation de la nécessité d'un gouvernement prolétarien centralisé. Nous sommes même contre la collaboration avec les anarchistes et les syndicalistes dans le mouvement révolutionnaire parce que ces derniers n'acceptent pas ces critères de propagande et d'action.

Les élections générales du 16 novembre, quoique qu'elles se fussent déroulées pour le PS sur la plate forme du maximalisme, ont encore une fois prouvé que l'action électorale exclut et fait oublier toute autre activité illégale. En Italie le problème n'est pas d'unir action légale et action illégale, comme Lénine le conseille aux camarades allemands, mais de commencer à diminuer l'activité légale pour commencer l'activité illégale qui fait totalement défaut. Le nouveau groupe parlementaire s'est complu à faire œuvre social-démocrate minimaliste en présentant des questions, en préparant des projets de lois, etc.

Nous concluons notre exposition en vous déclarant que, selon toute probabilité, si jusqu'ici nous sommes restés dans le PS, en respectant par discipline sa tactique, dans peu de temps et peut-être avant les élections communales qui auront lieu en juillet, notre fraction se séparera du Parti qui veut garder en son sein de nombreux anticommunistes, pour constituer le Parti Communiste italien, dont le premier acte sera d'envoyer son adhésion à l'Internationale Communiste.

Saluts révolutionnaires.

Les agitations ouvrières

Dans les comptes rendus précédents nous en avons parlé dans le n°19 de 1963 en relevant combien la trouble atmosphère électorale était déjà en train d'éteindre l'ardeur de révolte des masses et en rappelant que même dans quelque correspondance de la périphérie à l'Avanti ! on déplore que la bataille électorale fasse passer au second plan – par exemple – la merveilleuse grève des travailleurs de la laine de Prato. Successivement, dans le même numéro, nous avons décrit comment les exploits des bandes fascistes avaient commencé et rappelé les ripostes très vigoureuses des prolétaires armés, par exemples à Lodi, à Andria, etc., en arrivant ainsi jusqu'au début de décembre 1919, justement quand, à la Chambre, le roi lut le discours de la couronne et les députés socialistes quittèrent la salle en trouvant sur la place Montecitorio une manifestation de national-fascistes qui leur était hostile. Cependant dans les jours suivants les travailleurs ripostèrent dans presque toutes les villes avec des morts et des blessés des deux côtés. Notre étude ne prétend pas avoir pour objet les luttes prolétariennes dans tous leurs détails, nous en citons, également pour des raisons de brièveté, et peut-être dans l'attente d'une recherche indépendante spéciale, seulement quelques épisodes parmi les plus importants.

Depuis le 18 décembre jusqu'au 30 il y eut une grève victorieuse des électriciens à Gênes et durant tout le mois de décembre l'agitation continua avec des grèves locales et partielles, des postiers, des cheminots et des traminots secondaires. A la fin de 1919 une année avait passé depuis la fin de la guerre et cette année avait été peut-être l’une des plus combatives de la part du prolétariat et la plus dangereuse pour l'ordre bourgeois vacillant.

En janvier 1920 les agitations continuent, traminots dans certaines villes (Bologne et Verone) , télégraphistes privés et publics, postiers. L'agitation se poursuit parmi les ouvriers métallurgistes surtout en Ligurie et, en ce qui concerne les campagnes, on enregistre des affrontements dans la région de Piacenza et dans celle de Lecce. Le 13 janvier la grève nationale des postes, des télégrammes et des téléphones, est proclamée. Le 21 elle se conclut par l'acceptation de la part du gouvernement de discuter toutes les revendications et de n'appliquer aucune sanction aux grévistes du secteur public, les journées de travail du temps de grève étant, de plus, payées. Cependant les amendes et les procès ne manquèrent pas.

Le 20 janvier le puissant syndicat des cheminots proclama la grève générale pour obtenir la reconnaissance du droit d'association et de grève (nié par l'Italie non encore fasciste) , les huit heures et un nouvel effectif ; la grève dura neuf jours et fut un succès total. Le comité d'agitation composé de socialistes de gauche et d'anarchistes eut une attitude très résolue et diffusa des communiqués courageux qui interdisaient d'accepter des accords si les revendications de classe n'étaient pas complètement garanties. En effet la grève fut suspendue à un accord avec la reconnaissance des points ci-dessus. Les retenues de salaire pour des heures non effectuées furent remboursées par le fonds de la caisse économique des cheminots.

Dans cette grève il y eut quelques cas sporadiques d'interventions de briseurs de grève et il se produisit le fameux scandale de Turati qui, arrêté par la grève à Pise, impatient (et, comme il résulte des lettres à Kuliscioff, carrément venimeux contre les grévistes : diable ! un représentant élu que l'on empêche de rejoindre le parlement !) , versa les 10 lires fameuses de la souscription-prime donnée aux jaunes en prenant un train conduit par ceux-ci.

L'Avanti ! du 25 publia la lettre de justification de Turati qui faisait allusion à la " grosse pagaille " ! Mais la partie principielle de la lettre est intéressante, elle est cohérente avec la doctrine réformiste que Turati revendique avoir observée dans sa vie. " Resterait la grande question : est-ce que l'on doit reconnaître – et quand doit-on reconnaître ? - comme un devoir socialiste – proclamé par quel congrès socialiste ? - la légitimité inconditionnelle de n'importe quelle grève publique décrétée dans les services publics pour un intérêt exclusivement corporatif, en particulier dans des services publics dont dépend la vie même non seulement de l'État ... mais de toutes les nations de toute l'humanité civilisée ? " Le journal proteste très faiblement, mais la question n'eut pas de suite, encore bien moins lors de la réunion du groupe parlementaire où Turati se rendait.

L'Avanti ! donna quelques nouvelles très brèves d'une grève nettement politique qui se déroula à Côme du 10 au 24 janvier, pour protester contre le procès à charge du rédacteur de l'organe socialiste Il Proletario et la suppression virtuelle du journal lui-même.

Le 10 février la grève nationale des ouvriers de la chimie éclata, 170 000 travailleurs y participèrent; dans le même temps de nombreuses agitations locales se déroulaient : boulangers, ouvriers des pâtes alimentaires en Ligurie, ouvriers du textile à Turin, etc., du 16 au 20, en appui à l'agitation de la ligue des journaliers, il y a, à Vicenza, une grève générale. Le 18 février 1920 les grèves des métallurgistes en Ligurie (Ansaldo, etc.) débutent pour obtenir l'augmentation de l'indemnité de vie chère. Les industriels décident le lock-out ; les ouvriers répondent par un premier exemple d'occupation des usines et de formation de conseils. Après deux journées les industriels abandonnent le lock-out et acceptent les requêtes ouvrières. Les travailleurs de la Ilva de Bagnoli se mettent en mouvement également par solidarité. Comme les lecteurs s'en rappellent nous avons déjà dans un chapitre spécial parlé des luttes des métallurgistes de Naples. Il y a, tant à Gênes qu'à Naples, des affrontements avec les forces de l'ordre.

Les luttes paysannes continuent et le 19 à Minervino et Murge dans les Pouilles il y a une grève des journaliers suivie par un massacre de la part des forces de l'ordre : les bandes fascistes ne sont pas encore en pleine action mais l'État démocratique fit le nécessaire comme on le vérifiera dans la chronique des événements des mois qui ont suivi.

Dans le tableau de la situation italienne bouillonnante de la première année qui suivit la guerre de 1915-1918, nous avons décrit la crise du mouvement socialiste qui, pourtant, s'était comporté très différemment en Russie et dans les autres grands partis d'Europe. Nous avons rappelé comment au congrès de Bologne qui s'est tenu en octobre de cette année 1919, congrès qui semblait le début d'événements glorieux, les lignes divergentes d'au moins trois orientations différentes pour l'action du parti (alors on disait tendances, aujourd'hui on dit courants) se manifestèrent. De ce congrès, à travers les épisodes dont nous avons montré les causes, aucune division ne naquit dans le parti, le gros centre confus des maximalistes électionnistes l'emporta et il lui revint la direction du Parti dont ne firent pas partie les deux ailes : celle de droite des réformistes traditionalistes et celle de gauche des communistes qui se distinguèrent des maximalistes par l'adjectif abstentionnistes. Ils considéraient que la grande campagne – et la victoire certaine – dans les élections du mois de novembre à venir, les premières de l'après-guerre, auraient produit des effets néfastes pour le développement en un sens révolutionnaire de la situation italienne, dont on parlait beaucoup alors, mais qui présentait des difficultés terribles auxquelles l'ivresse électorale et parlementaire avait ajouté la plus âpre, celle qui aurait favorisé avec la plus grande probabilité le jeu des classes dominantes et brisé celui du prolétariat pourtant ardemment tendu vers la lutte.

Alors que les affrontements entre les deux classes étaient toujours plus violents et alors que dans le camp de la politique internationale l'événement de la révolution russe dominait, nous avons traité de deux mouvements qui, d'origines différentes et par des voies toutes différentes, se préparaient au grand problème historique de placer le mouvement ouvrier et le parti socialiste sur le chemin de la révolution mondiale. Ces deux mouvements se réfèrent aux titres de deux journaux, le Soviet qui paraissait à Naples et l'Ordine Nuovo qui paraissait à Turin. Le Soviet avait pour tissu de base l'organisation de la fraction abstentionniste qui, quoique minoritaire dans le parti et au congrès de Bologne, avait un terrain d'action et d'agitation national, et il développait cette ligne politique que, depuis quelques années, l'aile marxiste révolutionnaire du parti italien avait développé, trouvant qu'elle débouchait naturellement dans les directives de la révolution et de l'Internationale de Moscou. L'Ordine Nuovo, tout en disant et en pensant être dans cette grande convergence historique, élaborait et défendait une théorie et une ligne d'action plus neuves, plus originales et, pouvons-nous dire, plus affranchies de liens à la doctrine classique du socialisme marxiste, ayant au long de sa genèse longuement douté au sujet de la version exacte de cette doctrine et de la juste rencontre dans le courant de celle-ci des grands moments du tournant historique : l'opposition à la guerre impérialiste et l'accueil de la grande victoire bolchevique.

L'" école ", si nous voulons l'appeler ainsi, de l'Ordine Nuovo eut, ses amis et ses ennemis en convinrent et en conviennent, pour caractéristique : le localisme turinois. La formule d'organisation ouvrière qu'il présentait comme nouvelle, le Conseil d'usine, se serait imposée à Turin, par force de cette " expérience ", affrontée en vérité, avec une ardeur de quasi catéchumènes, de néophytes, et aurait gagné l'Italie, le monde. C'était au fond une variante de la théorie insidieuse du " modèle " qui alors nous menaça immédiatement et qui devait avoir de longs et d'amers développements que nous blâmâmes en vains. Comme nous avons commencé en Russie, ainsi nous ferons en Europe ; comme nous avons commencé à Turin, ainsi nous ferons en Italie ; recette venimeuse de l'émulation compétitive, tu naissais ainsi, pour faire tant de route et tant de ruine !

Pour donner, à tant de distance, un échantillon des positions de ces deux écoles qui, immédiatement, entrèrent dans une polémique courtoise mais résolue, nous avons rapporté et nous rapporterons des matériaux de qualité, à la lumière d'une critique dans laquelle, même si nous ne sommes pas nombreux, nous voyons une pareille et authentique qualité. Nous avons décrit les premières discussions turinoises, pleines d'un élan généreux qui avait pour origine les gloires du prolétariat de cette ville dans la lutte contre la guerre bourgeoise, et dans l'approbation de la bataille qui se déroulaient en Russie ; ces discussions masquaient alors, et par la suite, et même à nous les gauches, les traces des premières erreurs antimarxistes ; nous avons, avec de nombreux autres matériaux du Soviet, donné en dernier une lettre de la fraction abstentionniste à la Troisième Internationale qui partit de Naples par un pur accident postal mais qui était dirigée au-delà des frontières des patries et, permettons-nous de le dire, au-delà des frontières temporelles.

Nous devrons par la suite raconter comment les deux écoles se trouvèrent aux côtés l'une de l'autre et comment en naquit à Livourne le Parti Communiste d'Italie.

Mais maintenant nous les laisserons pour un moment, certains que nous sommes de ne jamais nous tromper sur leurs caractéristiques, et nous nous occuperons de la grosse bête, de l'énorme Parti maximaliste et électoraliste, dans sa malheureuse histoire de Bologne à Livourne, pleine d'embardées obscènes le long du calvaire – qui ne devait pas finir – des travailleurs italiens.

Le Conseil National de Janvier

De Bologne aux élections du 16 novembre 1919 on ne vécut que de listes électorales et de bulletins de vote, et seuls les votes étaient la matière qui comptait et qui se comptait. Après ce fut le lendemain de toutes les maudites campagnes de cette nature : nous avons vu ! nous avons vaincu ! Cette révision du butin occupa quelques mois : n'en est-il pas toujours ainsi ?

Mais une fois la cuite passée, toutes les souffrances et les dures blessures dans la chair de la classe du travail étaient encore plus douloureuses qu'avant ; la guerre continuait à porter ses fruits et il n'était pas la peine d'interroger l'honorable ministre pour comprendre pourquoi.

Le corps social continuait à se tordre comme avant et plus fièrement.

Dans le parti le malaise augmentait une fois retombée l'euphorie due au succès extraordinaire des 150 députés envoyés au Parlement : la leçon des faits commençait à montrer à tous que rien n'avait changé dans les rapports de force entre la classe des exploiteurs et celle des exploités. Le parti avançait plus que jamais de travers, entre la pratique conservatrice du groupe parlementaire et de la direction pareillement droitière et réformiste de la Confédération du Travail, l'impatience généreuse des masses des villes et des campagnes, et la rhétorique démagogique des soi-disant maximalistes, c'est-à-dire de ceux qui dans leurs bavardages promettaient le MAXIMUM et dans la pratique offraient le MINIMUM, et en fait même pas celui-ci étant donné que justement cette ligne hybride entre révolution de classe et popularisme démocratique préparait l'avènement de la politique de droite de la bourgeoisie, et mieux la victoire de cette dernière qui eut pour conséquence que les positions parlementaires, les places fortes syndicales et les conquêtes du même genre devaient à leur tour aller se faire foutre selon l'alternative léniniste de cette période de feu : ou dictature du prolétariat ou dictature de la bourgeoisie !

Au sein du parti et de ses organisations le mécontentement se diffusait et la faute en était attribuée – et c'était juste – à la direction maximaliste qui avait couvert les responsabilités de la trahison de chefs électoraux et syndicaux alors que ces derniers avaient toujours clairement affirmé : en Italie comme partout, et en Russie peut-être, révolution armée, non, dictature prolétarienne, non.

La direction devait convoquer à Florence le conseil national pour le 11 janvier 1920. Mais la première préoccupation du maximalisme n'était pas de lutter contre la politique audacieuse et sagace des droitiers mais bien plutôt de se garder de la gauche qui gagnait du terrain et des sympathies prolétariennes. Il fut fait un travail intelligent pour que la fraction communiste abstentionniste ne pût pas entrer dans le Conseil National et quant aux Turinois ils faisaient déjà peur parce que leur agitation dans les usines et dans le domaine syndical avait commencé à donner des soucis aux bonzes vigilants de la Confédération de la F.I.O.M.

Lors de la réunion de la fédération provinciale de Naples, qui avait toujours été en majorité à gauche et, à cette époque, abstentionniste (quoique la discipline ait été poussée jusqu'à faire élire, en plus du très réformiste Buozzi, le déserteur de guerre Misiano) , un partisan des élections fut élu au moyen d'un trucage dont les électionnistes sont passés maîtres.

Toutes les sections de Naples et de Castelmare protestèrent en vain, et quasi toutes les autres désavouèrent le représentant. Le premier point qui avait préoccupé la Direction était le suivant : à Bologne pour dorer la pilule de l'électionnisme on avait établi que les membres de la Direction ne pouvaient pas faire partie du groupe parlementaire pour maintenir le principe selon lequel le groupe n'est pas autonome mais doit suivre la discipline du Parti et de la Direction. Les membres de la Direction n'auraient pas dû être candidats. Mais y avait-il en cela une seule once de sérieux ? ! Tous le furent et huit furent élus députés. Il suffisait qu'ils démissionnassent en laissant leur place à un autre membres des listes socialistes, mais pas du tout ! le plan fut immédiatement de les remplacer à la Direction.

Le Soviet signala immédiatement cette manœuvre fort peu élégante dans ces lignes :

 

" A l'ordre du jour du Conseil National du Parti on a placé comme premier alinéa ''Désignation des camarades choisis pour occuper les postes de membres de la Direction laissés vacants par les camarades élus députés''.

" Observons que, le Conseil National ayant établi l'incompatibilité entre la fonction de député et celle de membre de la Direction du Parti, le Conseil national devrait maintenant décider avant tout si ces camarades qui occupent les deux charges doivent démissionner de l'une ou de l'autre.

" La Direction donne au contraire comme un fait établi qu'ils doivent au contraire rester députés et être remplacés par de nouveaux membres à la direction.

" Ceci ne nous semble pas très régulier ni conforme au sens des responsabilités qui doit être celui de ceux à qui le congrès a confié la tâche élevée de diriger le parti. "

Une fois le Conseil national achevé, Il Soviet publia, comme commentaire sévère, une correspondance en provenance de Florence du camarade Verdaro qui avait été admis non à participer au Conseil, mais à y être présent, et qui faisait d'âpres critiques à l'inanité et à l'inconsistance de la réunion.

Nous donnerons une idée rapide du contenu de cette réunion en utilisant ce qu'en dit l'Avanti ! des 12 et 13 janvier 1920. On commença par le rapport de la Direction du Parti fait par Bombacci qui dit vaguement que l'attitude des députés ne pouvait pas encore être jugée attendu que trop peu de temps s'était écoulé, et non moins vaguement il affirma à nouveau la tactique maximaliste en disant que la tactique parlementaire ne devait pas être la seule force du parti.

Certains orateurs avancèrent des critiques au comportement de la Direction lors des grèves des premiers jours de décembre où l'on ne voyait pas clairement si les masses avaient agi spontanément ou si le parti avait dirigé et abandonné le mouvement. Serrati intervint en protestant mais les déclarations que le texte dit exhaustives n'éclairent pas beaucoup puisqu'il dit que la Direction suggère aux organisations économiques et politiques de donner à la grève le caractère de protestation et d'attendre des dispositions ultérieures de la Direction. Comme d'habitude, ce fut la Confédération du Travail qui ensabla les grèves ...

Dans la séance de l'après-midi, Modigliani parle de façon très décisive et il dit que son discours, critiqué comme bouée de sauvetage du ministère Nitti, avait été approuvé par tous les députés maximalistes, unanimes avec le groupe. Avec juste raison l'orateur " démontre que l'action parlementaire ne peut être développée qu'à travers l'attitude assumée par la partie la plus tempérée du Groupe. " Modigliani dit que l'action future au Parlement sera révolutionnaire, plus que celle dont les maximalistes parlent tant, et au milieu de quelques protestations il propose de faire un nouveau congrès du Parti. Le grand réformiste se référait à ses thèses pour une Constituante démocratique et pour la République, sans effusion de sang cela s'entend.

Serrati parla contre le congrès mais il dit que cette réunion était comme un congrès, chose contre laquelle Il Soviet, sur la seule foi du compte rendu de l'Avanti !, protesta immédiatement. Après quelque légère désapprobation, Serrati définit comme socialiste l'action du groupe.

Serrati insinua que la différence entre réformistes et maximalistes n'est pas si profonde, mais il montre que la république peut être une manœuvre bourgeoise pour décharger la responsabilité de la guerre sur la monarchie ; il affirme que la république doit être socialiste mais non seulement il ne dit pas que la ligne est celle de la dictature du prolétariat mais il affirme qu'il faut auparavant une éducation politique et morale ... La pointe finale de Serrati est une attaque contre les erreurs décentralisatrices alors que pour préparer des organes révolutionnaires tout devrait être centralisé.

Cette botte était destinée, comme nous le savons déjà, aux Turinois et elle était juste à l'origine. Immédiatement après Serrati, au milieu de grands applaudissements, défend la Confédération du Travail en prétendant qu'elle a toujours été aux côtés du Parti. Il s'ensuit d'autres vives remarques et critiques spécialement de la part du député de gauche Tuntar de Trieste qui attaque courageusement le groupe parlementaire. Il conclut avec une allusion à Fiume pour lequel il revendique comme solution le statut de ville libre. Modigliani s'empresse de déclarer que sur ce point tout le groupe est d'accord. On sait que Fiume finit par être annexé à l'Italie.

La réunion continua le jour suivant par une vive réplique de Bombacci qui se défendit des nombreuses critiques. Il célébra un hymne à la révolution prolétarienne et à sa préparation et il affirma que la majorité du Parti était solidement campée sur des positions maximalistes. Lui aussi défendit l'action des grèves et excusa la Confédération du Travail. Modigliani renonce à la demande du congrès. Il s'ensuit un vote peu clair dans lequel il y eut 70 000 voix pour voter la confiance à la Direction et 10 000 prirent simplement acte du rapport ; c'était probablement les Turinois et quelques autres mais évidemment il n'y avait aucune clarté dans de telles positions, toute division entre réformistes et maximalistes restait cachée, et encore plus la divergence que le réformiste Bianchi avait dit apercevoir entre Bombacci et Serrati.

Questions internationales. Serrati s'y rapporta, il défendit la politique des Russes en s'opposant au pessimisme de Modigliani ; il parla de la Hongrie et proposa un vote contre la terreur blanche qui sévissait là-bas. Il parla contre tous les nationalismes latents en Europe et contre la thèse de Fiume aux habitants de Fiume . Ces remarques expliqueront plus tard l'opposition de Serrati aux thèses de Lénine sur la question nationale.

Modigliani parla de nouveau en approuvant encore une fois Serrati ; une de ses phrases est peut-être intéressante : " Il exclut la possibilité d'une résurrection bourgeoise en Russie, mais il ne croit pas que la république communiste puisse s'affirmer définitivement dans ce pays. " Modigliani nia surtout la possibilité de la révolution communiste en Europe et déclara qu'il n'admettait pas que la dictature prolétarienne pût s'instaurer en Italie en soutenant que dans ce pays il y avait des résidus bourgeois qui n'existaient pas en Russie. Dans cette espèce de congrès diabolique Serrati répond encore à Modigliani et répète qu'il peut y avoir conquête du pouvoir par le prolétariat en Italie également en tenant compte cependant des difficultés rappelées par Modigliani. Un ordre du jour très général est voté. Il s'ensuit une discussion de très peu d'intérêt sur les élections administratives et sur la conquête des villes dans laquelle la plus grande confusion des idées se manifeste. Ce qui intéresse une réunion semblable c'est le fait que les élections administratives approchent à grande vitesse ; on établit donc de discuter un autre jour étant donné que le thème des Conseils d'usine était resté à l'arrière-plan.

Naturellement Bombacci revint sur le sujet et tomba dans la confusion la plus complète entre conseils d'usine et Soviets ouvriers politiques pour lesquels il dit avoir préparé un projet qu'il lut. A la suite de cette exposition lucide, selon l'Avanti !, une discussion encore plus confuse s'ensuivit. Modigliani dit naturellement que ce qui va bien en Russie ne va pas bien en Italie. Et il répète que l'on devrait décider la tenue du congrès. Nombreux sont ceux favorables au renvoi de la discussion. Bombacci insiste et présente lui-même un ordre du jour qui parle seulement de lancer une ample discussion et de convoquer dans deux mois le conseil national pour munir les conseils d'une constitution définitive. Rinaldi avec un autre ordre du jour demande à la direction la discussion du projet de Bombacci. Il recueille 11 000 voix contre 64 mille : autre vote privé de tout indice sur les courants du parti ainsi que sur les grandes questions théoriques et en ce moment strictement actuelles.

Le final réside en la fameuse question des membres de la directions députés. Bombacci avait déjà proclamé vouloir rester secrétaire en démissionnant de son poste de député, et un ordre du jour de Baccali confirme cette décision, mais un ordre du jour de Rinaldi et Romita est présenté qui invite les 8 à rester députés pour élire leurs remplaçants. Dans un troisième vote cette décision eut seulement 54 000 voix et il y eut seulement 18 000 voix pour la thèse de Baccali. C'est la fin.

Commentaire approprié du Soviet

Rapportons maintenant le bref texte de Verdaro paru dans le n°5 du 8.2.1920, en notant que déjà, dans le n°3 du 18.1, le Soviet avait exprimé des jugements sévères, en déclarant ne pas avoir pour le moment de meilleurs éléments que les données du pâle compte rendu de l'Avanti ! auquel nous nous sommes référés sous forme de résumé :

" J'ai pu par hasard assister, seul parmi les communistes, à la réunion clandestine du Conseil National de Florence. Je ne dis pas que j'ai eu la chance d’y assister car vraiment il ne pouvait pas y avoir réunion plus mesquine tant pour le ton de la discussion que pour les résultats pratiques qui devraient en sortir. Et pourtant qui peut méconnaître l'importance, au contraire, qu'elle aurait dû assumer au lendemain du triomphe électoral éclatant ?

" Il lui incombait de fixer pratiquement les points cardinaux de cette action pratique que l'on avait affirmée théoriquement au Congrès National de Bologne, dans la nébuleuse de ce maximalisme électionniste, désormais en complète décomposition.

" Mais cette indication pratique a été totalement manquée ; on n'a eu qu'une petite critique du passé et une traînée de rancœurs laissant ainsi le beau jeu à Modigliani et aux camarades de droite qui étaient beaucoup plus à leur place que ne l'étaient les multiples courants en désaccord et en conflit entre eux et entre lesquels la majorité pléthorique du Congrès de Bologne est en train de se dissoudre en prévision des élections.

" Ils avaient alors au moins un point commun d'action : l'espérance en les élections ! Le début de la discussion pour les Soviets a été encore plus inqualifiable, pour ne pas utiliser un autre mot. On s'est, dès les premières répliques, tellement enfoncé que l'on a dû, avec la plus grande hâte, tronquer la discussion et la renvoyer ... à une étude ultérieure !

" Conseils d'usine, Commissions internes, conseils ouvriers, Soviets, étaient, pour nos camarades d'élite assemblés pour discuter les plus grands intérêts du parti, des mots qui ne revêtaient aucune différence particulière entre eux ... Et cela, après deux années de soviétisme en Russie, après les expérimentations d'Allemagne et d'Autriche, après que le Congrès de Bologne en a affirmé formellement le principe.

" Et nous voyons Bombacci nous présenter, avec un étalage luxueux de détails, toute la structure de ces organismes, pendant que le parti, dans sa quasi totalité, ne sait pas encore vraiment de quoi il s'agit – et l'Avanti ! n'a rien fait pour en vulgariser la portée – et avant même de discuter, ce qui devrait se faire, je crois, en préalable, quels devront être les rapports de ce nouvel organisme en train d'être créé avec les mouvements politiques et économiques déjà existants : le Parti et la Confédération. Ce même Bombacci qui nous parlait des conseils d'usine avec les critères de la Russie où la transmission de la gestion économique est déjà advenue !

Toutes les discussions de Florence n'ont servi qu'à confirmer notre thèse de l'impréparation théorique et culturelle absolue de nos dirigeants maximalistes qui ont vu croître entre leurs mains un mouvement important mais qui dépassait largement leur capacité. L'ignorance, qui a toujours été la caractéristique de notre mouvement, ignorance théorico-culturelle répété-je, saute aujourd'hui toujours plus aux yeux, et c'est ainsi que se perpétue cette période de stagnation qui a suivi les élections politiques, cette nullité absolue au cours du moment historique que nous traversons qui peut être l'avant-coureur d'une régression si le parti ne sait pas, avec les moyens les plus énergiques, se sauver de cette acéphalite léthargique qui advient par manque de directives et ne veut pas remplacer la passivité fataliste musulmane avec laquelle il subit les événements historiques qui l'entourent et l'enveloppent par une action d'initiative qui pourra imposer sa " propre histoire ".

Réactions du groupe turinois au Conseil National

Si le commentaire de Verdaro, paru dans le Soviet, du Conseil national de janvier 1920 était âpre et mordant, on pourrait dire la même chose de celui paru dans l'Ordine Nuovo sous la signature de Terracini.

Ce témoin du Conseil National de Florence, qui y participa même, fait lui aussi, tout en étant un maximaliste électionniste, une critique impitoyable du maximalisme démagogique et vide et se moque du fait que l'on se réjouisse du triomphe électoral monstrueux. Il parle de preuve éclatante de l'incapacité à comprendre les formes nouvelles, et à son tour il justifie le fait que Modigliani ait lancé la proposition d'un nouveau congrès. Nous trouvons dans ce texte une remarque intéressante : " Serait-ce encore à cette incapacité maximaliste que le congrès des centristes de Milan a puisé l'ordre de prendre – finalement ! - une position aussi décidément antimaximaliste et antirévolutionnaire ? "

La chronique que nous avons donnée plus haut se poursuit avec les mêmes remarques évidentes sur les subtilités absurdes, sur la première attaque de Modigliani, sur son second attentat, et sur la discussion ridicule du projet constitutionnel pour les conseils ouvriers de Bombacci, projet auquel celui qui écrit impute une absence de socialisme scientifique et une forme utopique. Il critique pareillement le discours extérieurement révolutionnaire de Bombacci et il relève que Serrati en promettant d'être plus pratique a répété la même nullité. Nous trouvons également la juste remarque que Serrati, en affectant de partir du pôle opposé à celui de Modigliani, finit par parvenir aux mêmes et identiques conclusions. Terracini affirme que Serrati retombe en plein socialisme de l'ancien type pour lequel il ne fallait ni déchirer le programme de Gênes, ni scinder le parti en de nouvelles tendances, ni abandonner la II° Internationale. Tous deux, le réformiste et le maximaliste, découvrent la même formule rance : demander 100 pour arriver à 10. Le 100 serait la république de Modigliani. Selon Terracini, Modigliani continue à défendre son idéologie de bourgeois illuminé mais la chose n'est pas pardonnable au Serrati du Congrès de Bologne. L'écrit de Terracini est un clair indice du repli des maximalistes électoraux de Bologne et du détachement d'eux des éléments les plus sérieux qui avaient avec plus une grande décision embrasser la position communiste.

Serrati réagit à ces critiques par une lettre sèche à Gramsci publiée dans le numéro de l'Ordine Nuovo qui suivit. Si le langage de Terracini a été peu diplomatique celui de Serrati ne l'est pas plus et il parle d'un amas de sottises et de critique stupide. Il nie avoir employé la formule de 100 pour 10 et, comme il en a l'habitude, il s'arrête sur des points de détail. Il soutient qu'à Turin il était d'accord avec Gramsci et Terracini à propos de la question des conseils d'usine sur quelques points, ce qui peut être considéré comme exact : " Les Comités ou Conseils d'usine doivent être des organes de reconstruction économique – à tenir loin de toute infiltration corporatiste et réformiste – et les Conseils des ouvriers et paysans (Soviets) des instruments de la lutte politique ". Après cette façon juste de poser la question générale, dans laquelle malheureusement on ne parle pas du Parti politique, Serrati tombe dans son personnalisme habituel ; il déclare qu'il ne connaît pas le projet de Bombacci, qu'il l'a lu seulement quand celui-ci l'a envoyé au journal, et qu'il le juge justement comme le juge Terracini.

Il relève que Terracini a voté l'ordre du jour sur la politique extérieure et qu'il a accepté de faire partie de la nouvelle Direction issue de la réunion de Florence, et trouve que tout ceci est extraordinairement amusant. Mais évidemment, le vieux Serrati lui-même était très amusant dans son comportement. Gramsci communique la lettre à Terracini qui fait un autre commentaire long et mordant. Terracini déplore que Serrati ne se soit pas prononcé sur les Conseils à Florence et critique un certain obstructionnisme de l'Avanti ! vis-à-vis des discussions turinoises.

Il dit avoir voté l'ordre du jour de Sorgoni mais dit avoir critiqué sans douceur déjà à Florence la Direction du Parti. Il admet avoir voté l'ordre du jour international de Serrati mais il se justifie en disant que le vote était unanime. Il répète donc de vives critiques à Serrati qui ne trouve pas digne de mentionner le phénomène de la naissance des Conseils et il adopte cette formule éloquente selon laquelle " la Révolution russe ne commença pas le jour où le trône des tsars fut précipité dans la poussière mais le jour où fut constitué le premier Conseil d'Usine dans un établissement de Sestroretezk ".

Ce passage éloquent peut être considéré comme un bon symptôme d'immédiatisme qui est, à son tour, une forme d'utopisme.

Terracini se justifie d'avoir accepté d'entrer dans la Direction dans le but de lutter contre tout ce que celle-ci n'avait pas encore accompli. Le reste de la réponse n'a pas d'importance.

Tâtonnements du groupe parlementaire pléthorique

Évidemment le problème principal de la politique du parti était seulement celui de l'attitude à avoir dans le parlement bourgeois. Le groupe était hétérogène et dominé en majorité par cette tendance de droite qui était en minorité dans le parti. Après la décision du Conseil National de Florence d'exclure de la direction, plutôt que du groupe, les huit élus à la double charge, dans le groupe lui-même il n'y avait plus aucun représentant de la direction.

Selon les traditions de la Gauche, la Direction aurait dû résoudre les problèmes de l'action au parlement et transmettre au groupe des directives précises. Au contraire, on toléra que le groupe discutât pour son propre compte dans le chaos terrifiant des idées et des comportements qui s'établissait dans le rapport entre les prudents réformistes et les maximalistes auxquels manquaient toute vision claire et toute saine directive socialiste dans la situation difficile de l'époque.

Ce fut donc le groupe qui invita la direction à assister à une réunion commune appelée à se réunir à Rome le 27 février, mais qui dura jusqu'au 29 et qui fut ouverte par Lazzari (beaucoup de temps avait passé depuis que le congressiste Lazzari avait prononcé sur un ton de mépris infini les mots : " Selon le député Turati ... ", ne voulant même pas l'appeler camarade Turati) . Cette fois Lazzari au nom des députés admet que " C'est une bonne chose que d'arriver à une entente avec la Direction ", et il expose pour commencer un long programme déjà présenté par Turati au groupe, et puis un autre beaucoup plus bref de Bombacci rapporté intégralement dans l'Avanti ! du 7 mars.

Le programme de Turati a une longue et assez prolixe introduction dans laquelle on affirme que le groupe ne doit pas suivre la politique du gouvernement et des partis bourgeois en se limitant à des joutes oratoires vides, mais qu'il doit au contraire présenter et défendre lui-même un véritable programme qui, au fond, est un véritable programme de gouvernement " conçu pour mettre à l'épreuve la capacité d'évolution de l'État bourgeois. " Dans sa bonté Turati laisse au parti et à la direction le soin d'agiter dans le pays ce programme forgé par les députés. Dans son introduction Turati, après avoir dit que l'on menacera le gouvernement de transformations plus radicales " que le prolétariat pourra imposer de façon révolutionnaire et mettre en œuvre dans un avenir prochain ", fait une critique sarcastique de la politique bourgeoise des remèdes empiriques à la décomposition économique, accusant le gouvernement de mettre en œuvre une économie de type médiéval au lieu de critères d'un libéralisme bourgeois authentique que Turati cite comme remarquable. Dans le même temps il critique la prétention du prolétariat de lutter pour l'élévation de ses salaires en soutenant que cette opposition économique de classe se détruit elle-même, conduit à la hausse des prix et au désastre de l'énergie nationale, en invitant les masses productrices à travailler pour se soutenir elles-mêmes ainsi que la nation, plutôt qu'à travailler pour des castes limitées de profiteurs, d'entremetteurs et de gaspilleurs.

Après ce passage, qui ne brille même pas par sa forme et qui pourrait être signé par un communiste officiel modèle 1964, suit une liste d'alinéas qui, à leur tour, pourraient servir de modèle à un programme contemporain pour les " réformes de structure ".

Liquidation de la paix de Versailles et de celle de Saint Germain, retour à la normalité de la vie internationale commune (aujourd'hui coexistence pacifique ...) , libre échange des matières premières (marché commun ...) , remise des dettes de guerre, démobilisation et désarmement internationaux. Reconstitution de la finance et économie nationale en confisquant les richesses accumulées grâce à la guerre et en taxant patrimoines et successions. Mise en marche de la socialisation de la production de guerre et des usines ... gestion prolétarienne de l'entreprise ... (programme qui parle moins que les programmes très modernes de la protection de la micro-propriété et de la micro-entreprise) .

Il suit une mise au point de ces mesures économiques dont nous citerons quelques-unes parmi les plus suggestives : bonifications hygiéniques, hydrauliques et agricoles ; abolition de la grande propriété foncière pour en faire de vastes domaines nationaux (pas des propriétés parcellaires !) ; baux collectifs et coopératifs de travail sévèrement contrôlés sous peine d'expropriation des propriétaires et des locataires, pour faire croître la production agricole et la faire correspondre aux besoins de la consommation (recette discutable mais qui fait totalement défaut aujourd'hui) . Conseils d'usine pour le contrôle et la gestion de la production (main clairement tendue à la gauche ordinoviste ...) Nationalisation des mines – Résolution du problème des logements en empêchant que l'augmentation du coût des maisons neuves ne crée de plus grandes rentes et en facilitant la construction populaire (rien de neuf, et aujourd'hui rien de vieux) – Assurance obligatoire globale, fonds de prévoyance, etc. (réalisée par la suite par les fascistes) – Culture et victoire sur l'analphabétisme (prémisse à l'abrutissement généralisé actuel) .

Le texte s'achève en invitant la direction du parti (quelle condescendance !) à la réunion des députés convoquée à Montecitorio pour le 3-4-5 mars.

Le bref programme de Bombacci ne dit proprement rien mais affirme que le groupe doit démontrer avec " le programme socialiste parlementaire " que les problèmes et les résolutions socialistes peuvent être exposés également dans le parlement. Un programme plus articulé est enfin lu par Gennari, représentant la direction.

Ce texte non plus n'est pas particulièrement heureux. Il commence en s'excusant et dit que la direction ne veut pas se substituer à l'activité du groupe " dans l'action technique et dans les détails du travail parlementaire. " Le texte de Gennari dit que le travail du parti, " outre le fait qu'il doit être coordonné à l'effort extérieur des masses pour le rejet du parlementarisme bourgeois ", doit être consacré à la propagande des principes communistes du haut de la tribune du parlement. Selon Gennari, le travail de concrétisation positive dans le domaine parlementaire doit tendre seulement à montrer l'incapacité de la bourgeoisie, l'inanité des tentatives démocratiques et réformistes et, en même temps, " notre capacité de reconstruction, à peine conquis le pouvoir par le prolétariat ". Ici également l’on donne la liste habituelle des points concrets parmi lesquels nous glanons ces perles :

Socialisation de la propriété foncière et industrielle en commençant par celle qui est la plus mûre sans dévier dans des tentatives d'expérimentations politiques petites bourgeoises (même ces pâles formules peuvent être meilleures que les revendications vulgaires des communistes de 1964) . - Mesures communistes (?) sérieuses pour la défense des assurances sociales, pour l'abolition du privilège d'instruction, etc. - Mesures radicales et contingentes mais ébranlant fortement le droit de propriété, aptes à adoucir les souffrances du prolétariat particulièrement en ce qui concerne le problème de la vie chère, le manque de logements, etc.

Au sujet des questions internationales, il y a un passage général dans lequel on veut déchirer les voiles des illusions démocratiques et pacifistes et il y a une remarque sur l'œuvre révolutionnaire qui découle des événements russes. On demande encore au groupe " d'aiguiser encore plus l'opposition entre les classes, d’en accroître la capacité révolutionnaire, de provoquer et d’accélérer une crise plus profonde en préparant la révolution prolétarienne et la réalisation du communisme. "

Nous ferons un commentaire rapide en disant que si nous ne réussîmes pas alors, en 1920, à comprendre comment il était possible de travailler pour ces objectifs platoniquement décrits par l'action et la pratique parlementaires, aujourd'hui nous disons que presque un demi siècle d'expériences a résolu le problème dans le sens où " la technique de l'action parlementaire " ne peut que se réduire à la technique de la castration et du sabotage de la force révolutionnaire du prolétariat.

La position des parlementaires droitiers

Dans un premier compte rendu de l'Avanti ! du 29/2 et du 2-3/3 on voit encore mieux comment dans la réunion mentionnée ci-dessus les représentants de l'aile droite, qui depuis longtemps auraient dû être repoussés hors du Parti, s'expriment de façon particulièrement audacieuse. Turati déclare immédiatement que le comité directeur du groupe a un point de vue opposé à celui de la Direction du parti qui, selon lui, est " critique, négatif et catastrophique ". Turati croit que les masses sont opposées à un tel programme et réclament une solution pour leurs problèmes immédiats (il serait intéressant de noter que telle était aussi l'opinion du groupe turinois : concret est équivalent à immédiat, et notre Gauche marxiste a toujours condamné les concrétistes et les immédiatistes) . Selon Turati la révolution doit se faire d'abord dans les consciences : mais la conscience n'a jamais été quelque chose de concret ou d'immédiat. Retournons à Turati, il admet que la guerre a ouvert la possibilité de conquêtes plus importantes pour le prolétariat, et il formule le programme de réformes dont nous avons déjà parlé, programme destiné à préparer la plate forme de revendications futures, en affirmant la possibilité d'un accord entre son point de vue et celui de la direction.

En nous excusant d'interrompre le récit, qui nous ramène à la lointaine année 1920, avec des considérations critiques malheureusement actuelles, nous relèverons que Turati était justement le noble père de l'agitation actuelle pour les " réformes de structure. "

Modigliani était alors plus à gauche que Turati et, mettons, que le Parti Communiste Italien contemporain. Selon lui le programme de 1920 de Turati était collaborationniste, alors que le programme de la direction était utopiste ; cependant même lui dit que l'action des députés ne peut être qu'antithétique au programme maximaliste et il trouve une contradiction, dans le programme d'action parlementaire de la direction, entre l'introduction et les mesures contingentes en lesquelles on le formule. Comme toujours on peut considérer comme historiquement justes ces constatations de Modigliani. En faisant une remarque sur l'absurdité qu'il y a à préparer les organes de la transformation socialiste, les Soviets (même sur cette question il ne se trompait pas beaucoup) , il soutient que l'on peut rapprocher le prolétariat du socialisme avec certaines expériences de socialisations ou de nationalisations (il serait d'accord avec les socialistes et les communistes russophiles d'aujourd'hui) . L'avocat habile se reprend tout de suite pour nier que ceci soit le travail d'un gouvernement et conduise à la collaboration de classe qu'il reproche à Turati, et il dit que l'essai pouvait être fait par les masses. Il prie la direction d'atténuer un peu les idéologies communistes pour ne pas rompre le contact avec la réalité.

Lazzari défend le programme parlementaire présenté par la direction, et il parle d'une fonction négative dans le parlement qui serait positive pour les masses. Il utilise la formule selon laquelle on va au parlement non pas pour faire mais bien pour défaire. Treves répète l'attaque contre la politique de la direction en soutenant que, au fur et à mesure que la réalisation révolutionnaire s'éloigne, l’on retombe dans l'intransigeance modeste d'avant-guerre. Il polémique avec Modigliani, son camarade de tendance, sur un point qui devrait être essentiel : la possession du pouvoir ne serait pas un présupposé à la réalisation du programme, mais, au contraire, c'est le programme qui, en se développant, doit porter à la prise du pouvoir (évidemment Modigliani était déjà trop à gauche pour le mode de penser des " communistes " de 1964) . Les maximalistes se défendent très mal de toutes ces attaques acerbes, d'abord avec le grand confusionniste qu'est Baratono, puis avec une intervention du subtil Graziadei. Celui-ci dit que le programme de Turati créerait la scission dans le parti et donc la collaboration au pouvoir bourgeois (n'était-ce pas mieux, ô esprit intelligent de Tonino ) Graziadei défend la voie du Congrès de Bologne. Même Gennari et Bombacci pensent que Bologne " est encore actuel ".

Turati réplique pour repousser l'accusation de collaboration, et avec ses paradoxes habituels il dit que nous sommes déjà au pouvoir parce que l'on n'est pas au pouvoir seulement quand on est au gouvernement, et même on n'est d'autant moins au pouvoir que l'on est au gouvernement. Il montre à nouveau aisément les contradictions de la direction qu'il définit comme anarchiste d'un côté et contingentiste de l'autre. Il était parfaitement exact de définir le maximalisme de l'époque par ces deux aberrations. Lors de cette réunion qui, selon la juste conception marxiste du parti, aurait dû servir à donner aux députés les ordres du parti lui-même, on continue au contraire à polémiquer dans la confusion entre les tendances comme s'il s'agissait d'un congrès. Les idées ne se clarifient pas beaucoup quand interviennent Serrati et Della Seta, lequel prétend que les maximalistes sont plus unis que les réformistes en relevant les positions originelles et différentes entre elles de Turati, Treves et Modigliani.

L'intervention de D'Aragona, chef de la Confédération du Travail, est intéressante, à ce moment il manifestait des sympathies pour Moscou. Il affirme même que l'on ne pourrait pas conserver le pouvoir socialiste sans la dictature du prolétariat, mais il avertit que la bourgeoisie ne restera pas sans rien faire et adoptera des contre-mesures. L'expert en organisation sait que les masses en ont assez d'être exploitées et il dit : " Il faut faire immédiatement quelque chose pour satisfaire ces exigences et ces nécessités de la masse " ; cependant, il n'accepte pas le programme de la direction, dans la proposition duquel un élément de gauche du groupe, Maffi, trouve cependant des défauts. Il naît une discussion sur la compétence du vote et il y a 2 ordres du jour, un de Vella avec lequel le comité directeur du groupe parlementaire approuve le programme de la direction, et un de Treves avec lequel on approuve le programme de Turati. 7 représentants du comité directeur votent pour Vella et 2 pour Treves, lui-même et Turati. Les membres de la direction, au lieu de contester le droit de vote aux dirigeants du groupe et de leur imposer le programme de la direction, ne votèrent pas et avalèrent cette énorme couleuvre.

Les quelques vagues critiques que l'Avanti ! fera dans les jours suivants aux thèses les plus à droite ôteront peu à la signification de ce débat informe. Le journal ne voulait pas reconnaître qu'il n'y avait qu'une seule issue à une telle situation stupide : la scission du parti.

Nous avons fait peut-être une exposition trop longue de ce qui s'est dit à cette réunion parce que celle-ci – dans le désordre des arguments opposés et dans les distinctions habiles que les droitiers semblent faire entre eux par la bouche de Turati, Modigliani, Treves, D'Aragona - montre une seule chose : l'inconsistance et l'égarement dans le domaine des principes et des directives caractérisant la majorité maximaliste qui dirigeait le parti et n'avait pas le courage de se prononcer sur le seul problème brûlant : unité ou division ?

Les grandes luttes prolétariennes

Cette chronique devient toujours plus dense et l’on ne peut prétendre à l'exhaustivité. Nous avons donné les événements presque jusqu'à fin février.

Le 23 et 28 février dans la région de Treviso et dans la zone du Piave une série de grèves, d'agitations, d'occupations des hôtels de ville de la part des chômeurs se produisent ; il s'agit d'une région qui était encore pratiquement sous occupation militaire et les lenteurs bureaucratiques retardaient la " reconstruction " plus encore que dans les régions où la chose publique était dirigée par les pauvres civils.

Dans la région de Ferrare le 23 février une gigantesque grève des travailleurs de la terre commença, elle durera jusqu'au 6/3. Objectifs : les huit heures, les fermages, l'emploi.

Le même jour, conflit avec la police à Brescia durant une réunion socialiste.

Le 26/2 se tinrent des réunions de protestation convoquées par la direction du parti contre l'attaque roumaine de la Hongrie. Notez l'étrange formule : " Dans le but de pousser le gouvernement italien à empêcher, aux côtés des gouvernements de l'Entente, que s'accomplisse impunément le crime contre la Hongrie prolétarienne. "

27/2. La direction expulse les cheminots briseurs de grève lors de la grande grève nationale ; mais elle n'expulse pas ... Turati pour les 10 lires. A Torre Pellice et Pont Cavanese les travailleurs, comme c'était déjà arrivé à Sesti Ponente, occupent deux usines textiles.

29/2. A Milan, lors d'un meeting de soutien à la Hongrie et à la Ligue Prolétarienne des Mutilés, les carabiniers tirent sur la foule en causant deux morts et de nombreux blessés ; la grève générale de 24 heures est proclamée, les anarchistes réussissent à la faire prolonger jusqu'à 48 heures.

3/3. Une autre grève puissante, celle des travailleurs agricoles, commence dans la région de Novare , de Vercelli et de Pavie pour l'emploi, le minimum de 240 jours annuels de travail garanti, etc. Tout au long de cette action qui durera jusqu'au 21 avril il se produisit des affrontements répétés, des massacres et des grèves de solidarité d'autres catégories de travailleurs.

12/3. Grève et affrontements armés en Catania. Le jour précédent il y avait eu un mort à Sienne.

18/3. Une grève générale éclate à Parme, elle dure quelques jours, elle a pour objectif l'augmentation de l'indemnité de vie chère.

22/3. Dans la région de Brescia 30 000 journaliers se mettent en grève également ; on lutte jusqu'au 31/3 et des heurts se produisent avec des morts et des blessés.

Les gardes royaux tuent deux travailleurs en grève dans les campagnes novaraises. A Turin les ouvriers occupent une usine Fiat qui est réquisitionnée par les forces de police. Il y a des blessés et des morts dans des affrontements avec des carabiniers à Brescia et aussi à Naples.

Le 26 mars à Novare et à Naples une grève générale et totale éclate. Le même jour à Turin se produit la curieuse grève interne causée par des divergences dans l'application de l'heure légale qui ne plaisait même pas aux patrons. Le 28/3, en rapport avec une telle question, et pour éviter que les ouvriers ne se mettent en grève sans évacuer l'usine, tous les établissements métallurgiques exécutent le lock-out.

Le 31/3 la grève générale des travailleurs de l'industrie d'État commence. Ceux-ci (évidemment rien moins que ravis d'avoir été déjà nationalisés) luttèrent de façon compacte jusqu'au 4 mai. Le même jour on enregistra le meurtre d'un paysan et des blessures sur de nombreux autres du fait des carabiniers à Mortara.

1/4. Tous les ouvriers papetiers d'Italie, environ 30 000, entrent en grève, et ils y resteront jusqu'au 27.

4/4. Dans la région de Parme les paysans occupent certaines terres, ils se heurtent aux propriétaires fonciers, et il y a trois blessés.

6/4. Important massacre dans une réunion à la Chambre du travail de Decima di Persiceto (Bologne) : les carabiniers tuent six prolétaires et en blessent une trentaine. La grève générale éclate alors dans la région de Bologne.

Entre-temps la situation à Turin est toujours plus tendue et l'on est pratiquement dans une situation d'état de siège. Des bruits courent que, dans un tel but, on a mobilisé environ 50 000 soldats. Il est bien connu que de nombreuses fraternisations eurent lieu entre des prolétaires socialistes et ces forces militaires.

A Modène également, le 7 avril, on proclame la grève générale parce que dans un affrontement avec les carabiniers deux travailleurs restent à terre et de nombreux autres sont blessés.

A l'autre extrême de l'Italie, à Nardò (Lecce) , il se produit un affrontement entre journaliers armés de bombes à main et de revolvers et la troupe, après que les paysans avaient bloqué les carabiniers dans leurs casernes et, selon la presse bourgeoise, avaient " saccagé la ville. "  Dans l'affrontement un agent tombe d'abord et un autre est blessé. Lors de la réaction violente des forces de l'ordre, les prolétaires comptent 4 morts et de nombreux blessés.

9/4. Devant cette effusion de sang continuelle la direction publie sur l'Avanti ! un communiqué dont le texte apparaît vraiment étrange, quand bien même la tension des esprits en ces moments ardents et le manque de directives dans les organes suprêmes du prolétariat peuvent l'expliquer, le voici : " La Direction du P.S.I. devant les violences et les tueries continuelles qui se répètent en chaque point de l'Italie, et qui, encore hier, furent commis à Decima et à Modène, reconnaît là les symptômes qui révèlent, outre les instincts criminels des défenseurs de l'ordre bourgeois, une situation qui devient toujours plus grave et qui conduit inévitablement à une issue révolutionnaire ; pour cette raison, elle tient pour urgent une préparation sérieuse de la part du prolétariat et une action tendant à imposer le respect des libertés publiques, à affaiblir la réaction bourgeoise, à abattre le régime capitaliste. Tout en assurant de sa solidarité les prolétaires des différents centres qui proclamèrent la grève générale de protestation, elle ne croit pas utile d'étendre pour le moment une telle forme de protestation à toute l'Italie ; elle invite cependant tous les camarades à une préparation rapide pour le mouvement qu'elle pense devoir ordonner dans le cas (?!) où la bourgeoisie et le gouvernement entendraient s'acharner contre le prolétariat des villes en grève et en affaiblir la protestation solennelle. "

Le 12/4 la grève historique de Turin commence, elle sera traitée à part. Les métallurgistes auraient dû rentrer dans les usines ouvertes à nouveau par les patrons, mais ils refusèrent à l'unanimité d'en franchir les grilles ; le 14 la grève deviendra générale et durera jusqu'au 22, au milieu des appels désespérés à une grève nationale. A partir du 19, les provinces de Novare, de Pavie et d'Alessandrie se mettent elles aussi en grève par solidarité et, comme nous l'avons dit, dans ces provinces les journaliers agricoles étaient également en grève. Le 20 et 21 à Gênes la grève des travailleurs du port éclate également.

La chronique de la grande grève de Turin devra être développée en relation avec le très important Conseil National que tient le Parti à Milan les 20, 21 et 22 avril 1920 et dont le commentaire est tout aussi important pour illustrer la tragédie de la lutte sanglante de la classe ouvrière et des déficiences énormes de son parti politique.

Traduction et considérations finales par François Bochet

Source Il programma comunista, nn.18, 19 et 20 / 1964.
Author Amadeo Bordiga
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Avec ce texte la série " Storia della sinistra comunista ", " Histoire de la gauche communiste ", écrite par Bordiga, se termine. On peut placer le début de cette série avec le premier rapport sur la " Storia della sinistra comunista " lors de la réunion de Rome de mars 1961. En fait Sandro Saggioro et Arturo Peregalli signalent dans leur livre Amadeo Bordiga 1889 – 1970, Bibliografia (Colibri, 1995) que Bordiga parla également de ce thème à la réunion de Florence tenue le 3 et 4 novembre 1963, et dont le titre était Développement certain de notre travail organique et tenace sur la tradition exclusive de la gauche communiste historique pour la théorie, le programme et l'action du seul parti de classe, mais il n'y eut pas de compte rendu écrit de cette réunion, ou tout du moins il ne fut pas publié, il en fut de même pour la réunion de Florence, réunion sans titre, tenue le 31 octobre et le 1° novembre 1964. Il en fut également de même lors de la réunion de Florence, tenue les 17 et 18 avril 1965, et dont le titre était Les violents séismes dans les économies et dans la politique mondiale s’ils n'indiquent pas encore la troisième guerre impérialiste illuminent notre vision et notre structure originale.

Certains rapports sur l'histoire de la gauche communiste furent intégrés, dans des versions plus ou moins modifiées et pas toujours par Bordiga, dans l'introduction au premier volume de l'Histoire de la Gauche Communiste publié par le PCInt. en 1964 (nous avons donné une traduction française de cette introduction dans le n° 8 de (Dis) continuité) . Il s'agit des rapports des réunions de Milan en 1961, de Gênes de la même année, de Florence, de Milan et de Gênes en 1962. Des traductions en langue française du volume 1 et du volume 1 bis de l’Histoire de la Gauche Communiste sont maintenant disponibles - une traduction du volume 2 est annoncée – à l’adresse électronique fr@sinistra.org

On trouve encore sous ce titre, " Rapport sur l'histoire de la gauche communiste ", une partie du compte rendu de la réunion de Florence, tenue le 31 octobre et le 1° novembre 1965, et dont le titre était La puissance prophétique de la théorie révolutionnaire marxiste lie les vicissitudes saccadées du cours économique bourgeois à la révolte couronnant le cycle ardent 1848-1871-1919. En fait, dans ce dernier cas, curieusement il ne s'agit que de la publication du discours de Trotsky au IV° congrès de l'Internationale Communiste, discours sur la politique économique de l'U.R.S.S. et les perspectives de la révolution mondiale, et auquel Bordiga attachait une grande importance (cf. notamment ses remarques et commentaires dans Structure économique et sociale de la Russie d'aujourd'hui) , avec des notes siennes ; le discours et ses notes parurent dans les n° 6, 7, 8, 9 10 de 1966 de la revue il programma comunista. Le discours de Trotsky comportait huit parties ou chapitres, voici la présentation et les commentaires de Bordiga. Tout d’abord sa présentation du premier chapitre  :

Comme dans tout notre travail, l’exposition sur l’histoire de la Gauche n’a pas suivi une ligne chronologique que l’on trouvera par la suite dans la rédaction des volumes en publication, et l’on a cru opportun de s’arrêter sur un document important des années d’or de l’Internationale Communiste, sur le contenu et l’orientation duquel notre courant a toujours été et est encore d’accord.

Il s’agit d’un document que nous avons longuement cherché et que nous possédons finalement, et dont nous avons retrouvé la traduction déjà faite depuis de nombreuses années ; c’est le discours puissant que Trotsky tint au IV° Congrès de l’Internationale Communiste en décembre 1922. Il s’agissait du thème : " La condition économique de la Russie des Soviets du point de vue des tâches de la révolution socialiste ", et le discours est suivi des thèses sur ce sujet dues à Trotsky lui-même et parues dans le n° 24. Il sera certes important de publier le tout mais à la réunion de Florence on procéda en lisant, en faisant les commentaires opportuns, des passages saillants du discours et en mettant en évidence leur importance exceptionnelle.

Cette importance réside surtout dans le fait que l’Internationale affrontait de front les questions de la politique de la section russe et celle du tournant grave effectué avec la Nouvelle Politique Économique sous la ferme direction doctrinale et pratique de Lénine qui, quoique frappé au moment du congrès par les premières phases d’une maladie mortelle, était encore vivant, présent, écoutait le discours et manifestait clairement la totale cohérence entre sa pensée et celle du très vigoureux orateur. L’Internationale devait également lutter contre toutes les interprétations erronées de cette formule de propagande qui étaient nées en partie même dans nos rangs et, naturellement, dans ceux de nos ennemis féroces, bourgeois et opportunistes social-démocrates.

C’était tout le parti russe, le grand et compact parti bolchevik, qui soumettait à la force internationale du prolétariat révolutionnaire des orientations en théorie et en tactique qui l’avaient guidé dans cette situation grave et difficile, et avec elle il les imposait en démontrant que la ligne marxiste du communisme et de la révolution mondiale n’avait pas été le moins du monde abandonnée.

Le discours de Trotsky expose en une synthèse admirable les événements grandioses de l’histoire passée qu’il établit avec une clarté cristalline, sans dire de choses nouvelles, mais en développant les thèses invariantes de Marx et de Lénine sur la nature de la révolution ainsi que le rapport dialectique véritable entre son aspect économique et son aspect politique, il place dans une lumière éblouissante l’analogie doctrinale totale et les circonstances historiques spécifiques qui relient la bataille russe à la future révolution européenne et mondiale.

Le premier chapitre du discours s’intitule " Le décors de la guerre civile " et, fondamentalement, il est de caractère historique, puisqu’il raconte les événements grandioses de 1917 à 1922. Il ne s’agit certes pas d’une chronique banale, mais de traits grandioses greffés sur la définition de la thèse centrale du marxisme et du bolchevisme : la clé des révolutions historiques réside dans la question du pouvoir politique ; et il s’agit de l’une des plus brillantes démonstrations que l’événement général de la dictature prolétarienne avait trouvé de plein droit sa place dans un pays arriéré et qui attendait encore la chute du pouvoir féodal. Nous reportons le texte entier de ce premier chapitre.

Bordiga au milieu de ce chapitre écrit :

A ce point naît le problème de prévoir comment se dérouleront les phases de la lutte dans les autres pays européens beaucoup plus développés. L’optimisme révolutionnaire du généreux orateur est remarquable quand il établit que l’identité dans le sens théorique s’unira à des différences de nature stratégique favorables cependant à la cause de la révolution. N’importe quel philistin dirait qu’une telle déduction ne vaut rien plus rien aujourd’hui que la révolution européenne a échoué, mais nous ne perdrons même pas de temps à répondre que ce qui a été établi dans ce texte grandiose est plus que jamais pour vous vivant et vital.

Et le pronostic de Trotsky sur la défaite des bourgeoisies européennes reste intégralement nôtre après plus de 40 ans. La conclusion de Trotsky qui a valeur universelle pour tous les pays est que, dans la période historique de la lutte pour le pouvoir, il faut recourir aux moyens les plus extrêmes et n’avoir aucun égard pour l’ennemi et surtout pour les moyens ennemis. Malgré toutes les trahisons cette vérité vaut pour toujours et pour le monde entier.

Puis plus loin :

Une fois la question doctrinale générale posée, Trotsky en vient à mettre en relief la contre-épreuve qui réside dans les rapports de force spéciaux qui se manifestèrent en Russie et il établit de manière incomparablement brillante en quel sens le prolétariat dominant a conduit dans la révolution la paysannerie, ainsi que la différence fondamentale pour la résolution de ce problème historique entre notre méthode et celle des traîtres et des opportunistes. La démonstration conclura en réaffirmant que l’ennemi principal est la démocratie, allié historique nécessaire de la contre-révolution, et que dans la guerre civile la décision révolutionnaire la plus extrême est la règle vitale.

Bordiga introduit ensuite le deuxième chapitre du rapport de Trotsky sur les conditions de la construction socialiste  :

Ce deuxième et bref chapitre avant d’être historique traite de question de principe. Dans le chapitre précédent nous avons vu en quoi consiste la différence entre le déroulement de la révolution en Russie qui était entrée pleinement féodale dans la guerre impérialiste mondiale, et le déroulement moins âpre de la révolution que nous attendions dans les autres pays d’Europe.

La première conclusion de l’expérience russe, en adhésion complète à notre doctrine marxiste, était que le problème central est la prise du pouvoir, réalisée avec des moyens militaires et sans aucun égard pour personne, quel que soit l’obstacle qui fait face. Sur le plan des principes, il s’agit maintenant du passage qui suit la prise du pouvoir, procès qui s’avéra en Russie long et complexe.

Dans l’opinion commune, une fois le pouvoir pris, il apparaît évident que l’on doit se mettre à prendre des mesures pour réaliser la nouvelle économie socialiste. Selon ces considérations banales le monde devait regarder si l’opération réussissait chez les Russes pour décider s’il fallait ou non emprunter leur voie. C’était une pauvre position volontariste et il s’agissait de lui opposer le déterminisme marxiste, mais non pas comme expédient défaitiste utilisé alors par tous les traîtres qui criaient : On ne devait pas faire cette révolution ! Tous nos ennemis, de ceux de droite à ceux du faux extrémisme du type anarchoïde, n’ont jamais vu clair dans cette question et mélangent gravement en gribouillant tâches politiques et tâches économiques. Notre texte apporte ici rapidement une illumination puissante.

Pour faire une transition entre le deuxième chapitre et le troisième consacré au communisme de guerre, Bordiga écrit :

On reconnaît ici le théorème marxiste si souvent oublié qui dit que l’économie ne peut être transformée que graduellement et que la pure raison économique conseillera tout au plus : Allez-y avec des pieds de plomb ! Et ceci d’autant plus dans la Russie mal développée et appauvrie par la guerre entre Etats et par la guerre civile. Mais justement en Russie, et justement parce que dans les autres pays la classe ouvrière n’avait pas vaincu, il fut nécessaire de donner la primauté à la raison politique, de précipiter les mesures économiques pour les objectifs vitaux, et de tout faire pour accélérer l’insurrection du prolétariat mondial.

Une économie de forteresse assiégée.

Sous ce nom l’on désigna dans ces années 1917-1921 cette phase héroïque de lutte sanglante, de mesures économiques consciemment risquées par rapport aux exigences logiques, et d’appels désespérés au prolétariat mondial pour qu’il prît les armes et jetât tout son poids dans la guerre civile.

Le texte illustre pour commencer le problème fondamental d’assurer l’alimentation de l’armée révolutionnaire et des villes prolétariennes. Les denrées apportées dans les villes par n’importe quel moyen étaient distribuées, comme au front, au moyen d’un rationnement direct et indépendamment du travail fourni : seulement en comptant les bouches. En principe, ceci est le communisme glorieux ; mais dans la pratique c’est un régime de ville assiégée utilisé par n’importe quelle forme historique de pouvoir.

Par la suite le texte explique de manière suggestive pourquoi dans l’industrie les raisons de lutte politique contraignirent à exproprier de façon beaucoup plus fiévreuse que ce qu’aurait requis une voie rationnelle vers l’économie collective.

A la fin du chapitre, Trotsky pose courageusement la question de savoir si l’on croyait pouvoir passer directement de communisme de guerre grossier au socialisme intégral. Alors qu’il appuie son optimisme révolutionnaire généreux sur les enseignements historiques de Marx sur la Russie et sur la conviction qu’en 1919 le prolétariat européen pouvait prendre le pouvoir, il conclut en invectivant l’œuvre néfaste des opportunistes social-démocrates et centristes qui durent s’incliner en ces années splendides devant la puissance de la révolution en marche.

Bordiga présente ensuite le quatrième chapitre consacré à la N.E.P. :

Ce chapitre du discours est le plus important parce qu’il traite la question brûlante du moment, c’est-à-dire la signification du passage de la phase décrite comme communisme de guerre à la phase suivante qui avait pour nom le sigle NEP, c’est-à-dire littéralement " Nouvelle Économique Politique " où Politique est un substantif et Économique un adjectif et qui fut donc traduit dans les langues occidentales par " Nouvelle Politique Économique ". Comme tous les sigles destinés aujourd’hui à entraîner les naïfs dans l’illusion de faire une économie de temps et de travail du cerveau, celui-ci il y a plus de quarante ans commença à déterminer les déviations et les dévastations les plus graves.

La mise au point classique de Trotsky adhère dans l’ensemble et en chaque détail à celle de Lénine dans son discours non moins classique sur " l’Impôt en nature " de 1921, discours dans lequel le non moins grand marxiste, pour rappeler que les marxistes n’inventent rien mais suivent une ligne invariante et se rattachent au nerf de la doctrine de toujours, citait les mêmes énonciations classiques données dans l’un de ses discours de 1918, et donc de très peu postérieur à la conquête du pouvoir politique. L’aspect que nous avons qualifié de brûlant dans l’argumentation était le suivant : dans nos rangs, à cause de l’attention habituelle portée à l’argumentation violente de l’adversaire de classe, l’on était en un certain sens sous l’effet des clameurs de la propagande bourgeoise qui, dans le monde entier, déblatérait contre les bolcheviks disant que ceux-ci ayant tenté de réaliser immédiatement l’économie communiste, s’étaient rendu compte que celle-ci ne pouvait pas fonctionner et avaient viré de bord en adoptant une nouvelle stratégie économique, c’est-à-dire en faisant une retraite éclatante qui masquait la faillite et l’abandon de tous leurs principes. C’était la même opposition dont Marx se moque depuis son écrit de jeunesse des Manuscrits politiques et économiques, en lançant ses sarcasmes contre les clameurs des bourgeois vieux de plus d’un siècle qui s’exclamaient : mais donc ceci est l’impossible communisme !

Aujourd’hui, en 1966, nous sommes au même point dans la polémique politique mondiale : il est totalement vrai, et nous le soutenons depuis des décennies, que les Russes ont désormais viré de bord et renié les principes, en dirigeant leur stratégie vers une pratique politique radicalement capitaliste et privée, mais celui qui va en racontant que c’est la preuve que le socialisme est, toujours et partout, absurde, impossible et irréel est un grand couillon.

La réponse de Trotsky à nos ennemis et aux traîtres des rangs du mouvement ouvrier, donnée depuis lors dans la ferveur de la lutte et parlant pour un parti qui n’avait pas, à cette époque, cédé un seul pouce dans la doctrine et dans l’action, reste, non moins que les plus grandes réponses de Lénine, un texte décisif et une leçon pour l’avenir et notre revanche immanquable.

Voici maintenant ses commentaires aux quatre premiers chapitres du discours.

Notre récapitulation générale

La présentation et le commentaire du discours historique de Trotsky au congrès de 1922 sont d'une telle importance que nous croyons bon de résumer brièvement la partie déjà donnée.

Le premier chapitre est de nature historique et il se réfère à la conquête du pouvoir de la part du Parti Communiste bolchevik et à la guerre civile victorieuse qui suivit, qui dura quasi 4 ans, et qui se finit par la victoire sur toutes les bandes et les forces de la contre-révolution féodale et bourgeoise, alimentées par le capitalisme international.

Le chapitre II a une valeur d'ordre théorique et il démontre quelles sont les conditions de la construction socialiste dans un pays qui est arriéré au point de ne pas avoir encore connu la révolution bourgeoise libérale et dont l'économie même a été de plus dévastée par les effets de la I° guerre mondiale impérialiste et de la terrible guerre civile qui suivit. Ici on voit posée la distinction dialectique entre conditions objectives ou économiques et conditions subjectives, c'est-à-dire politiques, on fait également le bilan typique suivant : l'auteur est pessimiste quant aux conditions économiques mais très optimiste quant aux conditions politiques, excellentes à l'intérieur des frontières de la Russie, alors qu'il ne l'est cependant pas du tout pour l'extérieur après les défaites du communisme européen en Allemagne, en Bavière, en Hongrie, etc.

Le chapitre III sur le communisme de guerre est également historique et présente l'interférence particulière entre procès économique et procès politique dans la Russie de 1917 à 1921 sur la base du tableau établi précédemment.

Le chapitre IV, également de nature historique, explique la signification de la Nouvelle Politique Economique adoptée en 1921 et déjà illustrée par Lénine dans son discours classique sur l'impôt en nature.

Tentons maintenant avec humilité d'exposer le résultat de la solution doctrinale marxiste qui correspond à ces hypothèses du problème, selon Marx, selon Lénine, selon Trotsky et selon l'histoire, juge définitif et sans appel.

1°) Le fait politique du passage du pouvoir de la bourgeoisie au prolétariat et celui économique du passage d'une économie privée à une économie communautaire ne peuvent advenir en un jour ni même de toute façon en une courte période. Cette coïncidence est certainement une absurdité historique ; seuls y croient les anarchistes qui, tout en ne le voulant pas, s'allient aux bourgeois sur le plan idéologique ; ces derniers sont heureux de penser que le pouvoir du capital ne tombera jamais, c'est-à-dire, à la grande douleur des anarchistes, que l'État politique est une forme éternelle, chose, au contraire, qu’en accord avec les anarchistes nous nions formellement.

2°) Le passage de l'économie privée et même précapitaliste à l'économie socialiste est une longue période dont le point de départ et la condition de base sont la victoire politique du prolétariat. La dictature est la forme d’État qui régit cette longue période. Les phases économiques de la période changent selon l’État du développement de l'économie. Le cas le plus favorable et le plus bref serait celui d'un capitalisme totalement développé qui aurait réalisé la plus grande concentration des forces productives et déjà commencé le passage des plus centralisées de celles-ci dans les mains de l’État encore bourgeois. Les cas au contraire de cours plus lents sont ceux où la forme capitaliste pleinement réalisée est encore largement mélangée avec les formes précapitalistes (en Russie, comme on le sait, les formes les plus archaïques et même le communisme agricole primitif étaient aussi présents) . Dans des situations de ce genre, le processus de la concentration des moyens de production - qui dans le système bourgeois ne sera jamais complet, parce que l'agriculture ne pourra jamais être portée au niveau de la production manufacturière et industrielle - non seulement sera très complexe mais permet d'écrire une autre thèse négative.

3°) Dans le socialisme économique pleinement réalisé le marché et l'équivalent monétaire général auront été abolis. Cette thèse est exacte mais dialectiquement la thèse suivante est également exacte. Le processus de concentration en retard devra être dépassé, particulièrement dans une économie qui est limitée à un seul pays et qui ne reçoit pas, comme Lénine et Trotsky l'enseignent, l'impulsion grandiose de la conquête politique internationale, avec une première phase physiologique située dans une atmosphère mercantile. Il n'y a donc aucune contradiction avec la doctrine dans le fait historique, décrit ici de main de maître, que, après la brève phase du communisme de guerre, le pouvoir communiste ait dû, en se substituant à une fonction négligée par les pouvoirs pré-prolétariens, ouvrir le marché, c'est-à-dire réaliser ce marché national intérieur qui se forma par exemple en Angleterre et en France aux siècles précédant la Révolution russe.

Le recours au marché n'advint pas seulement pour donner une nouvelle base aux rapports entre campagne et ville, mais aussi pour faire vivre les secteurs de l'économie les plus avancés du point de vue capitaliste comme la grande industrie et l'exemple classique du réseau ferroviaire déjà pleinement centralisé et géré de façon centrale. Les phénomènes de marché, introduits en sachant qu'un jour ils s'éteindront pour donner lieu à des formes nouvelles de planification et de contrôle des faits physiques qui constituent la production, devront être en cette première période transitoire les seuls contrôles possibles de vérification de la planification tentée par le pouvoir central, et elle-même sera nécessairement exprimée en quantité de l'équivalent monétaire.

4°) Cette période de transition d'un mercantilisme réglé par le pouvoir dictatorial prolétarien conduira historiquement au plein socialisme, à condition que la puissance politique du Parti de classe, soutenue par l'appui réciproque des révolutions étrangères, sache ne pas perdre de vue le principe selon lequel le marché et la monnaie doivent mourir, de même que mourra l'État quand la dictature aura éradiqué tous ses ennemis physiques et héréditaires dans la psychologie humaine.

Arrivé à ce point, une fois remise en place la restauration de l'idéologie révolutionnaire, Trotsky, dans le chapitre qui commence, se pose un autre problème de nature polémique, c'est-à-dire de bataille révolutionnaire passionnante. Etant donnée la coexistence à l'intérieur de la Russie d’un camp d'économie prolétarienne et étatique et d'un camp d'économie mercantile et privée, dans ce heurt nécessaire est-il juste de prévoir que le camp prolétarien soit battu et que le camp de l'économie privée ne l'emporte en faisant renaître le capitalisme ? La réponse de ce texte est aussi lumineuse que courageuse et révolutionnaire, elle est NON, le socialisme vaincra ! Chez Lénine et chez Trotsky, comme le développement du discours nous permettra de le démontrer aux camarades, il y avait la certitude historique que l'irruption des forces prolétariennes internationales aurait déterminé avant tout également la défaite et l'enterrement du camp de l'économie privée et mercantile qui, en Russie, non seulement avait survécu mais, selon le démon déterministe de l'histoire, avait dû être ressuscité par le glorieux parti vainqueur de la révolution lui-même.

Voici ensuite les commentaires de Bordiga au chapitre cinq intitulé " Les forces et les moyens des deux camps " :

Le lecteur aura certainement apprécié dans les numéros 6, 7 et 8 de cette année l'extrême clarté théorique, le courage politique immense qui caractérisent l'exposition classique que Léon Trotsky fait au nom d'un grand parti qui était, en cette phase historique, unanimement d’accord.

L'orateur, une fois démontrée la nécessité de parcourir consciemment un zigzag dans la stratégie de la construction économique de la part de l’État et du parti, affronte ensuite l'interrogation des adversaires et des renégats sur le problème de savoir si cette manœuvre inévitable pouvait conduire à une revanche du capitalisme défait.

Il s'agissait d'un problème terrible parce que – on le voit aujourd'hui alors que cette revanche a malheureusement eu lieu, les structures économiques russes sont retombées dans des formes capitalistes et le grand Trotsky lui-même a été assassiné à cause de sa cohérence à la cause révolutionnaire – l’on pourrait dire que la sentence de l'histoire a été contraire à la thèse de ce discours magnifique.

Mais nous qui nous disons les continuateurs ingénus du marxisme révolutionnaire, de l'œuvre et de la pensée de Lénine et de Trotsky, nous faisons nôtre de plein droit ce texte lumineux ; nous indiquerons seulement deux points des garanties historiques que le texte nous rappelle.

La première garantie est celle de la confiance constante dans la révolution européenne qui sera arbitre du conflit livré en Russie entre les gigantesques forces économiques du capital privé et mercantile d'un côté et celles du socialisme de l'autre. Le tournant négatif ne fut pas la NEP que la gauche italienne et communiste approuva et comprit pleinement. Le tournant vint avec Staline qui renia et démobilisa la révolution européenne et dénatura tout le rapport marxiste entre action politique et action économique pour persécuter et disperser, par la suite, la gauche russe et étrangère ainsi que Léon lui-même.

A propos de la concession au capitalisme étranger de l'exploitation des ressources minières de l'Oural – lesquelles, autrement, n'auraient pas pu, dans les premières années, être exploitables par la Russie et lui éviter la gêne économique - sa réponse est en accord complet avec celle de Lénine flamboyante de dialectique : 99 années ? Nous signons de Moscou, bien certains qu'en 2002 en Angleterre et partout dans le monde tous les capitalistes auront été expropriés par la révolution mondiale !

Le deuxième point est délicat mais puissant. Une fois que l'on a pris possession des centres de la grande production, il n'est pas pour cela possible immédiatement, une fois sortis de l'anarchie capitaliste, de diriger sans heurts également toute la distribution socialiste des produits en abolissant ce contrôle qui naît du jeu de l'offre et de la demande, c'est-à-dire de la libre concurrence mercantile à partir de la grande révolution industrielle bourgeoise.

Dans le dramatique zigzag de Trotsky le pouvoir sans réserve de l'État et de la dictature doit se soumettre à un contrôle temporaire de forces qu'il dominera seulement dans un futur ultérieur. Où doivent être cherchées et admises ces forces de contrôle qui viennent de l'extérieur et que nous reconnaissons comme plus fortes que nous ? Dans un domaine historique futur qui, s'agissant d'un pays terriblement arriéré et précapitaliste comme la Russie, est concédé à la dynamique bourgeoise du marché national, né dans d'autres pays européens des siècles précédents. Le monstre diabolique du marché vérifiera nos plans centraux et corrigera nos erreurs de vainqueurs politiques sans pitié pour tout ennemi rebelle.

L'audace du marxiste Trotsky dans la recherche de ce correctif est infinie, et il est grandement significatif qu'il ne le cherche pas dans une démocratie prolétarienne syndicale ou d'usine comme le feront les opportunistes futurs.

Malheureusement on ne pourra pas en dire autant du même Trotsky quelques années plus tard quand il sera face aux abus de pouvoir sinistres du bourreau Staline, nom sous lequel nous ne voyons pas un moteur rétrograde de l'histoire mais nous voyons au contraire la synthèse de toutes les dégénérescences anticommunistes dans l'économie, dans la politique, et dans l'histoire qui après allait se répandre de façon terrifiante.

Et enfin ses commentaires au chapitre six intitulé " Le critère de la productivité du travail " :

La thèse du chapitre VI est un d’un intérêt doctrinal extrême, et l'on peut tenter d'en reconstruire les thèses essentielles qui guidaient l'esprit du grand révolutionnaire dans son discours en saisissant la notion de l'occasion historique qui mettait en branle ce cerveau géant. A la conférence diplomatique de Gênes les représentants des deux mondes, qui à cette époque de feu en venaient aux armes, s'étaient rencontrés et s'étaient heurtés. On sait que la Russie ne participait pas à la Société des Nations fondée par Wilson qui avait son siège à Genève ; Lénine l'avait classée parmi les organismes de défense contre-révolutionnaire du monde capitaliste en train de s'effondrer. On n'avait pas non plus établi de rapports diplomatiques entre l'État soviétique et les Etats bourgeois : on parlait du distinguo habituel entre reconnaissance de iure et reconnaissance de facto. C'est justement l'Italie fasciste qui avait fait les pas les plus audacieux et les plus anticonformistes vers Moscou. Nous, communistes italiens, strictement liés à Moscou, pensions avec Lénine, notre grand maître, que la conclusion révolutionnaire ne pouvait être la rupture de tout rapport et la guerre permanente entre l'État prolétarien russe et tout Etat bourgeois. La rencontre internationale de Gênes naquit d'exigences commerciales et économiques plutôt que diplomatiques et politiques. La situation était dramatique et les représentants bourgeois, énonçant environ 35 ans à l’avance les conceptions stupides de Khrouchtchev, s'avançaient sur le terrain des confrontations et de l'émulation comme en une course insensée pour la richesse et le bien-être. Nous, en lutte avec le fascisme et agressés par lui, nous savions que de fait, comme Lénine l'avait indiqué, on reconnaissait la coexistence de l'État de Rome et de celui de Moscou et, fermes dans le principe de l'antagonisme universel de classe, nous ne le traduisions pas en une consigne pour le déclenchement d'une guerre entre les puissances étatiques de différentes " idéologies " ni non plus pour un concours imbécile pour savoir qui dirigeait l'économie la meilleure. A Gênes les représentants de la bourgeoisie en descendant sur le terrain de la discussion économique prirent plaisir à diffamer la Russie pour l'arriération de ses conditions économiques et pour la crise qu'y traversait toute activité productive. La conclusion de ces philistins auxquels, comme Trotsky le rappelle de façon magistrale, les traîtres de la social-démocratie européenne faisaient un digne écho, était que la Russie n'avait pas le droit de parler et de condamner le régime des Etats capitalistes parce que la productivité de son économie était extrêmement inférieure à celles de ces derniers et même pire que celle de la Russie des dernières années de vie du tsarisme.

Léon Trotsky répond avec objectivité et avec un courage digne de la dialectique marxiste et révolutionnaire la plus puissante. Avant tout il reconnaît le fait. Il parle à la fin de l'année 1922 (IV° Congrès de Moscou) , et déclare que le recul dû aux crises de la guerre mondiale, de la révolution et des guerres civiles, avait sans aucun doute réduit la production à environ 1/3 en ce qui concerne l'industrie alors que la récolte agricole elle-même, dans un domaine social où il n'y avait pas eu de changements sociaux radicaux, au lieu d'augmenter, était descendue aux 3/4 de ce qu'elle était avant la guerre. Une fois cette réalité admise, le défenseur de la révolution russe et mondiale va audacieusement plus loin et accepte le terme de confrontation tant aimé des philistins. La thèse qu'il énonce doit être comprise avec attention pour que l'on ne retombe pas dans les bêtises propagandistes du stalinisme qui voulait fonder la victoire socialiste sur une production qui aurait dépassé celle du monde capitaliste. Un Trotsky raisonne bien autrement, lui qui a déjà déclaré d'entrée que ce choix et cette décision dépendront du bilan de la révolution prolétarienne européenne et mondiale et non d'un examen des succès productifs nationaux russes comparés à ceux de l'Occident. Il accepte cependant une autre thèse : c'est la plus grande productivité de l'activité humaine qui justifie les grandes révolutions et le " droit " d'une nouvelle forme de production à remplacer une forme plus ancienne. La réponse est classique et se fonde sur le passage du régime féodal au régime capitaliste industriel, c'est-à-dire sur la justification historique de cette révolution de classe dont la bourgeoisie est historiquement sortie. Le texte parle de productivité non pas du travail individuel, mais du travail social, et il reconnaît sans hésitation que le droit historique du capitalisme à conquérir la planète dépend de l'augmentation indéniable des rythmes productifs qu'il a introduit par rapport aux anciennes formes dans toute la production manufacturière, même si ce fait ne l'a pas empêché d'engendrer de la misère et de la faim, particulièrement dans les économies alimentaires. Comme tout marxiste Trotsky se fonde sur l'histoire française dont il tire des exemples et il accepte le défi du diplomate Collerat en la comparant à la révolution russe. Vous, lui dit Trotsky, vous ne connaissez pas la véritable histoire de votre magnifique patrie. Toute révolution a une justification dans les nouveaux élans de la productivité humaine, mais elle a un bilan négatif consistant dans les dépenses sociales et historiques qu'elle comporte pour les destructions épouvantables de l'appareil économique et pour les guerres civiles qu'elle produit, ainsi que pour les guerres nationales qu'elle détermine, dont les guerres révolutionnaires avec lesquelles le grand Napoléon diffusa l'ordre nouveau en Europe dont un exemple.

Ce sont des points doctrinaux et historiques de première grandeur et ils mériteront d'être traités ultérieurement par le mouvement marxiste. Pour l'instant nous demandons seulement à nos lecteurs de lire, méditer et commenter avec le zèle nécessaire ce passage formidable et classique du marxisme révolutionnaire qu'est le chapitre VI sur le " Critère de la productivité du travail ", en illustrant la juste distinction entre ce critère et cet autre qu'est le rythme de l'augmentation annuelle de la production, rythme qui est maximum après la magnifique opération de la révolution, et qui par la suite décroît dans le temps, alors que l'on se dirige vers l'exigence irrésistible de la nouvelle et ultérieure révolution de classe.

On trouve une traduction française de ce rapport de Trotsky dans N. Boukharine, E. Preobrajensky, L. Trotsky, Le débat soviétique sur la loi de la valeur, éd. François Maspéro, 1972, pages 52-87.

Dans le n°11 d'il programma comunista, on trouve un article de Trotsky écrit en 1922 et paru dans le Bolchevik, n°20, le bulletin du congrès de l'Internationale Communiste, il y commente son propre rapport. Le n°12 du même journal contient des " Thèses sur la situation économique en URSS du point de vue des tâches de la révolution socialiste " de Trotsky également qui résument le dit rapport. Une traduction de ces vingt-quatre thèses se trouve dans le n°7-8, avril-septembre 1972, de la revue Critiques de l'économie politique, éd. François Maspéro.

Donc à la fin de son activité théorique, de sa vie militante et de sa vie, au moins de sa vie individuelle, ou d'une certaine vie individuelle (qu'est-ce qu'un individu ? l'individu est-il une réalité ? qu'est-ce que la mort ? qu'est-ce que la vie ?) , Bordiga exalte une dernière fois de façon insupportable et, il faut bien le dire, lamentable les bolcheviks et en particulier Trotsky (l'" immense " Trotsky !) , l'un des ennemis acharnés de la gauche italienne dans l’armada bolchevique (et ce dès 1920) , sombrant dans l’activité funeste qu'il avait fort bien dénoncée chez d'autres : l'abjuration du schisme, cicatrisant la rupture, toute relative, d'avec le bolchevisme, la cassure était résorbée, la continuité, un moment ébréchée, était rétablie. Bordiga pouvait redevenir l’ultra-bolchéviste auquel d’aucuns, de plus ou moins bonne foi, avaient voulu le réduire.